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mercredi 8 septembre 2004 Décriminaliser la prostitution a profité aux proxénètes, pas aux personnes prostituées
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Ce texte présente des extraits d’une préface que je signe dans un livre de Richard Poulin intitulé La mondialisation des industries du sexe, qui sera publié à la fin d’octobre 2004 aux éditions Interligne. J’ai supprimé les références qu’on retrouvera intégralement dans l’ouvrage. Élaine Audet signe la postface de ce livre percutant et bouleversant qui expose des faits rarement rapportés dans les médias de masse.
Il y a une vingtaine d’années, lorsque je me suis intéressée à la pornographie à titre de journaliste féministe, le libéralisme économique n’avait pas encore fait d’elle l’un des principaux fleurons des marchés mondiaux. Il était difficile de prévoir, qu’à l’aube du XXIe siècle, la mondialisation capitaliste et le développement des technologies de communication hisseraient les industries du sexe au sommet des marchés économiques mondiaux. La pornographie n’a cessé d’étendre ses marchés et d’accroître ses profits, notamment en diversifiant ses produits et ses moyens de production, et en recrutant de nouvelles clientèles chez les femmes et chez les jeunes. Ce qui devait être liberté est devenu obligation. Nous n’avons plus le choix de consommer de la pornographie : elle s’impose à nous dans tous les médias et jusque dans nos messageries personnelles. Internet lui a ouvert une voie royale : au moins 50% des 400 millions d’internautes recensés dans le monde visitent des sites pornographiques, selon Richard Poulin, auteur de La mondialisation des industries du sexe, qui sera publié à la fin d’octobre aux Éditions Interligne (1). La déréglementation totale de la pornographie dans les pays industrialisés a contribué à hypersexualiser les sociétés, à érotiser et à banaliser la violence, les rapports de domination et le sexisme. La pornographie est entrée dans la vie intime et transforme subrepticement les rapports entre les femmes et les hommes. Son omniprésence joue sans doute un rôle important dans la sexualisation précoce des filles qui sont devenues plus vulnérables à tous les abus. Il ne fait aucun doute que la libéralisation de cette industrie a haussé le seuil de tolérance à l’égard de l’exploitation d’enfants de plus en plus jeunes comme « produits » et comme consommateurs. En 1995, la pornographie infantile ou pseudo-infantile (kiddie ou chicken porn) représentait déjà 48,4% de tous les téléchargements des sites Internet commerciaux pour adultes et, en 2003, le nombre de sites pédophiles connus avait augmenté de 70%. Pouvions-nous imaginer que la représentation pornographique s’imposerait dans les sociétés occidentales comme le modèle sexuel dominant et que militer pour la libéralisation de la prostitution, corollaire de la pornographie, serait vu comme une position « progressiste » ? Aujourd’hui, les domaines qui ne font pas appel au sexe pour séduire leur clientèle font figure d’exception. Nombre de médias cherchent à tirer profit de certains fantasmes masculins alimentés par la pornographie. Le plus populaire de ces fantasmes est qu’un corps féminin désirable est nécessairement un corps jeune, et de plus en plus jeune, « pornographié » et « prostituable ». Imprégnés de cette propagande, certains se sont même convaincus que l’accès à ce corps est un droit fondamental et ils trouvent des encouragements chez des militantes qui voient dans la prostitution un « service social » nouveau genre. Dictature du commerce plus que liberté sexuelle Une vision romantique de la prostitution a fait place à une conception pragmatique qui emprunte au libéralisme économique. Selon ce courant, la vente de son corps et de son sexe équivaut à n’importe quel travail. Les proxénètes seraient des gens d’affaires ordinaires et les clients prostitueurs sont devenus de simples consommateurs d’un produit comme un autre. À l’image du néo-libéralisme, le courant en faveur de la libéralisation de la prostitution valorise la liberté individuelle au détriment de l’intégrité personnelle et des intérêts collectifs. Il propose et même revendique la prostitution comme une réponse acceptable à la situation économique précaire que connaissent nombre de femmes et d’enfants, sans nécessairement en analyser les causes, c’est-à-dire les inégalités de genre et de classe perpétuées dans toutes les sociétés du monde. En s’appuyant sur de nombreuses recherches, le sociologue Richard Poulin explique comment la mondialisation capitaliste a provoqué un essor spectaculaire des industries du sexe et a contribué, par conséquent, à banaliser et même à organiser la marchandisation des êtres humains. La libéralisation des lois sur la prostitution dans certains pays a permis aux proxénètes du crime organisé d’acquérir, en quittant la clandestinité, le statut d’entrepreneurs et de partenaires commerciaux respectés. Les marchés criminels se sont intégrés naturellement aux marchés légaux où ils peuvent blanchir de l’argent en toute impunité. Ils jouent désormais un rôle capital dans l’économie mondiale. On estime que les profits de la seule traite des femmes à des fins de prostitution rapportent aujourd’hui aux trafiquants plus que le commerce des armes à feu et de la drogue. Richard Poulin explique de façon simple et néanmoins documentée comment les marchés du sexe fonctionnent, c’est-à-dire comme n’importe quel marché : ils sont soumis à la loi de l’offre et de la demande. Les industries transforment des matières premières pour en faire des produits qu’elles distribuent ensuite sur les marchés commerciaux, lieux où transigent fabricants, vendeurs et consommateurs. Dans l’industrie du sexe, les matières premières sont essentiellement des femmes et des enfants que leur position d’infériorité sociale rend vulnérables à toute forme d’exploitation. Les trafiquants du sexe profitent largement de la « féminisation » de la pauvreté que la mondialisation capitaliste accentue. À l’heure actuelle, les femmes et leurs dépendants, c’est-à-dire les enfants, constituent 70% des 1,3 milliard de personnes vivant dans la pauvreté dite absolue. Chiffres à l’appui, La mondialisation des industries du sexe démontre le lien causal entre la libéralisation de la prostitution dans certains pays et l’augmentation sensible de la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution dans le monde. Il fait un sort à la distinction factice entre prostitution « volontaire » et « trafic forcé » que certaines établissent pour soutenir leur revendication de la prostitution comme métier « librement choisi », se disant par ailleurs opposées à la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution. Partout où la prostitution a été libéralisée, affirme Richard Poulin, le nombre de femmes prostituées étrangères a augmenté de façon spectaculaire : « Qui dit personnes prostituées étrangères, dit traite des êtres humains aux fins de prostitution et de production pornographique, ce qui implique évidemment l’organisation de ladite traite ». Au cours de la dernière décennie, le nombre de femmes et d’enfants prostitués d’origine étrangère n’a cessé d’augmenter, et des pays ont vu leur nombre multiplié par dix. Richard Poulin souligne que la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution a fait, en 30 ans, et seulement dans les pays de l’Asie du Sud-Est, trois fois plus de victimes - soit 33,5 millions - que l’esclavage dans toute l’histoire de l’Afrique (11,5 millions). Un discours imposé par une minorité Il s’agit d’une immense tragédie indigne de l’humanité, une tragédie qu’occulte le discours en faveur de la décriminalisation totale de la prostitution. Ce discours porte une opinion minoritaire, mais éclipse les points de vue divergents : c’est celui que retiennent les médias et les gouvernements des pays industrialisés, parce qu’il parle un langage qui leur plaît en empruntant à l’argumentation économique néo-libérale la justification de la prostitution comme un moyen de subsistance banal. Si des femmes et des enfants n’ont pas d’autres moyens de survivre, ne faudrait-il pas en premier lieu exiger des États la levée des obstacles qui les empêchent de vivre décemment, plutôt de réclamer qu’ils normalisent leurs conditions de dépendance et de servitude ? Ce qui fait problème, selon le courant de libéralisation du système proxénète, ce n’est pas la prostitution ni le proxénétisme vu comme un « mal nécessaire », ce sont plutôt les modalités de recrutement et les conditions de « travail » des personnes prostituées. De ce point de vue, la prostitution ne serait pas non plus une forme de violence, comme plusieurs féministes le soutiennent. La violence que vivent les personnes prostituées découlerait plutôt de la stigmatisation qui frappe ce « métier » et les personnes qui l’exercent. Réhabilitons-les, donnons-nous les moyens de protéger les droits des prostituées en accordant une légitimité à leur « métier », et tout entrera dans l’« ordre » (patriarcal) ! Ne faut-il pas s’interroger sur le fait, qu’au cours de cette histoire vieille de 3000 ans, seules les personnes prostituées ont été stigmatisées ou « victimisées » ? Les milieux proxénètes sont devenus des milieux d’affaires, rarement ennuyés, avec lesquels plusieurs dirigeants politiques et financiers collaborent volontiers. De leur côté, les clients prostitueurs ne semblent guère souffrir de stigmatisation. Une sorte d’omertà les protège si bien qu’il n’existe que des données fragmentaires quant à leur âge, leur statut social, leur passé et leurs motivations - ce que souligne Élaine Audet dans la postface de La mondialisation des industries du sexe - alors qu’on dispose d’une information abondante sur les femmes et les enfants qu’ils prostituent. À lire certaines propagandistes du sexe tarifé, les féministes qui voient dans la prostitution, non un simple choix de carrière personnel, mais un problème de société qui a des conséquences pour l’ensemble des femmes, participeraient à la stigmatisation et à la victimisation des femmes prostituées. Il en est même qui ne reculent devant aucune tentative de culpabilisation et de manipulation pour servir leur cause. Le seul fait de « ne pas réclamer » la reconnaissance légale de la prostitution comme « travail » serait, à leurs yeux, une atteinte aux droits des femmes prostituées et une forme de répression pire que la répression policière. En détournant ainsi la responsabilité de la stigmatisation et de la violence à l’égard des personnes prostituées vers les féministes opposées à la libéralisation des lois sur la prostitution, ces militantes réformistes emploient un procédé analogue à la stratégie de l’inversion que pratiquent des masculinistes quand ils rendent les féministes responsables de la violence masculine à l’égard des femmes. Comme ces derniers, elles cherchent à occulter les véritables sources de la violence : la violence intrinsèque de l’acte de prostituer, ainsi que la violence comme facteur décisif de l’entrée dans la prostitution. Elles épargnent également - revenus obligent - proxénètes et prostitueurs. Dans certaines études, 90% des personnes prostituées de rue témoignent avoir subi une forme d’agression sexuelle et plus de 75% avoir été violées par un ou plusieurs clients. Les militantes qui voient dans la décriminalisation totale de la prostitution la solution aux problèmes des personnes prostituées estiment que les féministes qui ne partagent pas leur point de vue font preuve d’indifférence ou d’insensibilité. Mais si ces dernières dénoncent la prostitution comme une forme d’aliénation dont il faut aider les femmes et les enfants à se libérer, on leur reproche de prendre en pitié et d’infantiliser les personnes prostituées. Ce que ces personnes veulent, ce n’est pas quitter la prostitution, c’est d’être reconnues comme « travailleuses », disent les partisanes de la décriminalisation du système proxénète. Est-ce l’opinion de la majorité des femmes prostituées ou l’opinion de la minorité qui prend la parole en leur nom ? Dans la postface de La mondialisation des industrie du sexe, Élaine Audet cite une recherche du Conseil du statut de la femme du Québec selon laquelle 92% des femmes prostituées quitteraient la prostitution si elles le pouvaient. Légitimer un système de domination et d’aliénation Il existe des femmes qui veulent faire de l’argent rapidement. Après tout, les femmes n’échappent pas plus que les hommes à l’influence de la société de consommation et du monde capitaliste. Certaines « réussissent » dans la prostitution sans la tutelle d’un proxénète ni les effets qui accompagnent fréquemment l’état de prostitution (violence, dépendance des drogues et de l’alcool, dépression, etc.). Mais le nombre de ces femmes prostituées « autonomes », même dans les pays industrialisés, reste marginal, note Richard Poulin. Selon les recherches, « de 85 à 90% des personnes prostituées dans les pays capitalistes développés sont sous la coupe de proxénètes qui les prostituent ». Si l’opinion publique semble convaincue du contraire, c’est que la désinformation joue un rôle primordial dans les stratégies des promotrices de la prostitution comme « travail ». Pour l’auteur de La mondialisation des industries du sexe, « les rapports sociaux de domination masculins et marchands structurent la prostitution pour le bénéfice d’un système proxénète ramifié et mondialisé ». Reconnaître la prostitution comme un métier ou une profession serait donc accorder une légitimité à ces rapports de domination et à la violence. Aux yeux de certaines chercheuses et militantes pro-prostitution, l’analyse de la condition des femmes en termes de rapports de pouvoir et de domination serait légitime dans tous les domaines mais, dans le cas de la prostitution, elle deviendrait une « idéologie » désincarnée ou de la démagogie, un autre argument que des masculinistes emploient contre des féministes radicales sur d’autres questions. Il faut se demander si une société doit décriminaliser un système de domination du simple fait qu’une minorité le demande, en abandonnant à leur sort toutes celles qui se sentent prisonnières de ce système. La population a le droit et le devoir de se prononcer sur ce « projet de société » qu’on veut lui imposer, et elle a le droit d’être d’abord informée de l’ensemble des faits. Combien savent que l’âge moyen de l’entrée dans la prostitution est de 13 ans et qu’il diminue sans cesse ? Qui peut prétendre qu’à cet âge on fait des choix en toute connaissance de cause ? La majorité des personnes prostituées aujourd’hui adultes sont donc entrées dans la prostitution à la pré-adolescence ou à l’adolescence, même dans certains cas dès l’enfance, et cela, dans des pays industrialisés comme le Canada, les États-Unis ou la France. La prostitution est de plus en plus une affaire de filles « mineures » exploitées par des hommes adultes. Ne pas en tenir compte, lorsqu’on réclame la décriminalisation totale du système prostitutionnel, c’est demander de légitimer pour l’avenir (ou « après le fait » pour ce qui est des prostituées mineures aujourd’hui adultes) les abus envers les jeunes, que des lois sont censées par ailleurs protéger. Dans ces circonstances, la décriminalisation du proxénétisme et des clients prostitueurs au Canada pourrait encourager, comme cela se fait ailleurs, l’exploitation des jeunes à des fins de prostitution, ainsi que les activités du crime organisé qui alimente déjà des réseaux pédophiles. Il en est qui invoquent un argument « historique » à l’appui de la libéralisation de la prostitution et du proxénétisme. Puisque la prostitution existe, aurait toujours existé et existera toujours (comme le meurtre et le viol, la violence conjugale et bien d’autres maux contre lesquels les sociétés civilisées luttent tout de même), il serait utopique de chercher à l’abolir. Il vaudrait mieux la réglementer ou la légaliser. La prostitution a l’âge du patriarcat, elle est même l’une de ses armes classiques pour maintenir le contrôle sur des femmes et des enfants. Je ne trouve pas motif à pavoiser dans le fait que la prostitution ait traversé des siècles de « civilisation ». J’en conclus plutôt que l’humanité n’a pas encore réussi, après des millénaires d’évolution, à éliminer les inégalités sociales et les rapports de domination qui sont à l’origine de la prostitution. Le discours fataliste qui légitime cette forme de violence traduit la démission devant la difficulté croissante à faire respecter les droits humains dans toutes les sociétés du monde. On peut comprendre, sans les justifier, que des gouvernements soient tentés de légaliser ce qu’ils trouvent difficile et coûteux de contrôler. Mais, que des militantes favorables à la prostitution traitent avec légèreté et désinvolture ou feignent tout simplement d’ignorer la situation de 90% des personnes prostituées dans le monde me révolte. J’ose demander si la banalisation, la dénégation, la manipulation de l’opinion et l’individualisme n’expriment pas davantage l’insensibilité que le fait de réclamer l’abolition pure et simple d’un système d’oppression et la mise en place de mesures pour aider les femmes et les enfants à s’en libérer. Décriminaliser la prostitution a amélioré le sort des proxénètes et des prostitueurs, pas celui des prostituées Si la légalisation de la prostitution avait amélioré le sort des personnes prostituées dans les pays qui ont choisi cette voie, on comprendrait peut-être davantage l’insistance de certaines militantes à revendiquer un statut légal pour le sexe tarifé. C’est tout le contraire qui s’est produit. Non seulement la libéralisation de la prostitution n’a pas résolu les problèmes des femmes prostituées, nous apprend Richard Poulin, mais elle les a aggravés et en a engendré de nouveaux. L’un des effets immédiats de la libéralisation de la prostitution s’est traduit, en Turquie, en Australie, en Allemagne, en Grèce et ailleurs, par l’essor phénoménal des industries du sexe. Mais ce ne sont pas les personnes prostituées qui en ont tiré profit, ce sont les proxénètes, les trafiquants et les percepteurs d’impôts. La décriminalisation ou la déréglementation totale de la prostitution n’a pas, non plus, dans ces pays, atteint l’objectif prétendu d’éliminer la violence à l’égard des personnes prostituées. Elle a plutôt banalisé, voire normalisé cette violence, de plus en plus perçue comme une condition d’exercice du « métier ». Comme il fallait s’y attendre, la traite des femmes et des enfants étrangers à des fins de prostitution y a augmenté de façon importante. Le tourisme sexuel a également prospéré dans les pays qui se montrent « libéraux » pour l’industrie prostitutionnelle, notamment en Thaïlande, une région considérée comme un « paradis » de la prostitution juvénile. « C’est également à partir de ces pays, souligne Richard Poulin, que plusieurs ONG militent au niveau international pour faire reconnaître la prostitution comme un "travail sexuel" ». Les sites Internet d’associations de défense de personnes prostituées affichent des hyperliens qui orientent les internautes vers les « attraits prostitutionnels » des régions où ces associations sont actives. L’UNICEF estime que plus de deux millions d’enfants dans le monde sont victimes de l’industrie prostitutionnelle dont le tourisme est en grande partie responsable. La communauté internationale complice du système proxénète À la lecture de cet ouvrage, une conclusion peu encourageante s’impose : la communauté internationale se fait complice du système prostitutionnel qui exploite plus de 40 millions de personnes, dont 90% sont des femmes. Il me semble un peu naïf de penser que les États, les partis politiques et, même, certaines organisations humanitaires favorables à la reconnaissance de la prostitution comme un « métier » légitime le sont d’abord dans l’intérêt des femmes et des enfants prostitués. Ils servent avant tout leurs propres intérêts politiques et économiques. Certains États et des ONG sont liés au crime organisé ou aux entreprises transnationales qui contrôlent les marchés du sexe. La mondialisation néolibérale se développant au détriment des pays et des populations les plus pauvres, des organismes comme le FMI, la Banque mondiale et l’OIT encouragent leurs gouvernements, par des prêts et des subventions, à développer les industries du sexe qui fournissent des « débouchés économiques » aux femmes et aux enfants, les plus pauvres parmi les pauvres. La communauté internationale ne s’opposerait-elle pas à ce qu’on organise et encourage l’esclavage d’hommes appartenant, par exemple, à une minorité ethnique, afin que le gouvernement d’un pays puisse équilibrer la balance de ses paiements et rembourser ses dettes ? Pourtant, il semble admis, et même courant, que les femmes et les enfants soient traités comme des « ressources naturelles » exploitables dans l’intérêt national. Qui parle et au nom de qui ? La minorité parlante favorable à la décriminalisation du système proxénète ne tient pas tellement à évaluer les conséquences de la libéralisation de la prostitution et du proxénétisme, sur les plans national et international, pour l’ensemble des femmes et pour les sociétés. Elle perçoit la position des féministes opposées à cette libéralisation comme une tentative d’usurper la parole des personnes prostituées. Pourtant, ce n’est pas la position de ces féministes qui reçoit l’attention des médias et des gouvernements… Des militantes pro-prostitution s’indignent même du fait que des personnes qui ne sont pas « du métier » puissent émettre une opinion sur le sujet. On aurait le droit de s’exprimer sur l’occupation militaire en Irak, sur le port du voile en France, sur les directives du Vatican et sur les politiques de l’ONU, mais pas sur la prostitution… Il appartiendrait aux seules personnes prostituées d’en parler, car elles seules sauraient ce qu’est la prostitution, c’est-à-dire une affaire personnelle. Mais quelles femmes prostituées faut-il écouter ? Les « survivantes » qui osent briser la loi du silence, après avoir quitté le milieu prostitutionnel, ou les quelques porte-parole qui insistent pour présenter, au nom de la majorité silencieuse, la prostitution comme une profession rentable, comme l’expression d’une sexualité libérée et « récréative » (pour qui ? demande l’auteur de ce livre), un art et, même, ai-je lu dans un forum féministe, une voie vers la spiritualité ? Quelle sorte de sexualité autre qu’une sexualité mécanique et désincarnée, qui pourrait bien être l’affaire de robots dans un avenir rapproché, les avocates de la « prostitution libre » envisagent-elles ? Conçoivent-elles des rapports entre les sexes autrement qu’en termes de rapports marchands ? S’interrogent-elles sur les effets à long et à moyen terme qu’aura sur ces rapports la libéralisation de la prostitution ? Comment contribue-t-on à aider davantage les femmes et les enfants prisonniers du système proxénète ? En imposant la prostitution comme une voie de libération, comme on l’a fait pour sa jumelle, la pornographie ? En proposant des mesures palliatives qui amélioreront les conditions d’exercice du « métier », inciteront les personnes prostituées à s’en accommoder, masqueront les problèmes réels et dispenseront tout le monde de s’attaquer aux causes de la prostitution ? Ou bien en mettant en place des mesures qui dénotent une volonté politique réelle de combattre le proxénétisme, la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution et le crime organisé, ainsi que d’éliminer, à long terme, les inégalités sociales, économiques et de genre qui constituent un terreau fertile pour le développement de l’industrie prostitutionnelle ? Il n’est pas nécessaire de donner une légitimité au système proxénète pour mettre fin au harcèlement policier et à la violence à l’égard des personnes prostituées, ni pour donner accès à ces dernières à des services sociaux et médicaux appropriés, auxquels elles ont droit comme le reste la population, notamment au Canada où l’accès au système de santé public est gratuit et universel. Il existe au Québec un consensus - et c’est le seul - sur la nécessité de ces services, de la fin du harcèlement policier et de la décriminalisation des personnes prostituées, mais non sur la décriminalisation des prostitueurs et des proxénètes. Bien sûr, cela nécessite l’abandon de préjugés. Le problème, c’est que tout le monde ne s’entend pas sur la nature de ces préjugés. Le refus de reconnaître la prostitution comme une profession représente un préjugé ou une « mentalité à changer » aux yeux de certaines, alors qu’un autre point de vue considère comme une imposture de laisser croire que la majorité des femmes prostituées ont choisi librement leur situation et en sont satisfaites. Le néo-patriarcat intimide-t-il les féministes ? La mondialisation des industries du sexe fait prendre conscience de l’émergence d’un nouveau patriarcat soutenu par la mondialisation capitaliste et dont le mouvement international en faveur de la libéralisation de la prostitution est l’une des plus fortes ripostes à des années de luttes féministes pour l’égalité. Mondialisation sauvage et patriarcat exercent les mêmes pouvoirs, partagent les mêmes objectifs et favorisent les mêmes intérêts individuels d’un petit nombre aux dépens des collectivités. Le mouvement féministe, qui réclame des réponses aux besoins spécifiques des femmes et des enfants, représente un obstacle pour l’un et pour l’autre. Il n’est donc pas surprenant que la « mondialisation néo-patriarcale », véritable rouleau compresseur lancé contre les droits humains, favorise et légitime la marchandisation des femmes et des enfants. Ce qui étonne, c’est qu’elle se soit trouvé des alliées en milieu traditionnellement hostile, c’est-à-dire même au sein même du mouvement féministe. Bien qu’une tendance « unanimiste » préfère le taire, il faut toutefois affirmer que le mouvement féministe international et québécois est profondément divisé sur la question de la prostitution. Les porte-parole des industries du sexe ne peuvent en aucun cas se réclamer de son appui. Trop peu de féministes se prononcent publiquement sur les enjeux que comporte la légitimation de la prostitution et de son cortège de profiteurs (proxénètes, prostitueurs, crime organisé, trafiquants de drogues, trafiquants d’êtres humains, etc.) pour l’avenir des jeunes, des femmes et de l’humanité. Ce silence relatif, dont s’autorisent les propagandistes de la prostitution pour supposer des consensus en leur faveur, n’est pas étranger au discours culpabilisant celles qui refusent toute légitimité à la prostitution. Certaines femmes n’osent pas exprimer leur désaccord, même dans des forums féministes, parce qu’elles craignent d’être taxées de réactionnaires coincées ou de sans-coeur, comme s’il y avait quelque chose de progressiste ou d’éminemment humain à militer en faveur de la reconnaissance légale d’un système d’oppression ! Quand la démonstration est faite que l’entrée dans la prostitution se produit à un âge de plus en plus précoce ; que 90% des personnes exploitées par l’industrie prostitutionnelle sont des femmes et qu’une forte majorité d’entre elles n’est pas libre d’en sortir ; que la situation des personnes prostituées a empiré dans tous les pays qui ont libéralisé leurs lois sur la prostitution ; que la décriminalisation des prostitueurs et du proxénétisme a entraîné - et entraîne invariablement - la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution à l’échelle planétaire ; quand, enfin, il est admis et démontré que le crime organisé contrôle la prostitution et les autres industries du sexe, comment expliquer le silence des personnes qui se soucient des droits des femmes et des enfants ? Comment des féministes et des groupes féministes peuvent-ils justifier leur appui à la décriminalisation des prostitueurs et des proxénètes ? Cette position me semble tout, sauf une position féministe. Je trouve en outre incohérent qu’on milite à la fois pour la libéralisation du système proxénète et contre la mondialisation néolibérale, alors que les deux menacent également d’anéantir à moyen terme les acquis féministes de plusieurs décennies. Par ailleurs, si on veut progresser dans la compréhension du système proxénète, de ses intérêts particuliers et de sa longévité, il faudra que la recherche change de perspective et s’intéresse davantage aux prostitueurs. Au lieu de se demander pourquoi des personnes « se » prostituent en si grand nombre, désormais, il conviendrait peut-être de demander pourquoi tant d’hommes « les » prostituent, pourquoi certains paient pour « ça ». La mondialisation des industries du sexe est l’un des rares ouvrages en langue française à mettre en évidence les liens qu’entretiennent deux grandes obsessions du monde moderne : le sexe-consommation et le profit-roi. Les faits exposés dans ce livre plaident en faveur des personnes prostituées et de la fin de l’oppression qu’elles subissent. Ce livre saura se frayer un chemin jusqu’aux personnes et aux groupes soucieux de dépasser les mythes et les clichés véhiculés par le discours médiatique et universitaire dominant qui contribue - comme l’arbre cache la forêt - à masquer la nature véritable des industries du sexe et leurs effets multiples sur les collectivités. Réaction à l’entrevue du groupe Stella au Devoir. Lire l’article . Mis en ligne sur Sisyphe, le 8 septembre 2004. |