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jeudi 10 octobre 2002 La prostitution, un métier comme quel autre ? Il faut dire non à la libéralisation totale de la prostitution
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Le Conseil du statut de la femme (CSF) vient de lancer un document percutant sur la prostitution et le trafic sexuel. Ce dossier est arrivé à point car la Fédération des femmes du Québec (FFQ), dont l’assemblée annuelle s’est tenue début juin, envisageait d’adopter une série de recommandations issues de son comité de réflexion sur la prostitution et le travail du sexe. L’adoption formelle de ces recommandations, formulées avec précaution mais allant tout de même dans le sens de la libéralisation de la prostitution, n’a pas eu lieu, faute de temps. Elle a été reportée à une date ultérieure, et c’est tant mieux. Cela permettra aux individus et aux groupes interpellés de prendre connaissance du rapport du CSF et d’intégrer la dimension du proxénétisme et du trafic international dans leur réflexion avant de prendre position sur un sujet aussi complexe.
Deux courants de pensées Bien que depuis des siècles les politiques publiques portant sur la prostitution fassent l’objet de débats sociaux enflammés, il y a une distinction à faire entre le débat ancien et le débat moderne. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que ce débat oppose deux courants de pensée féministes également centrés sur une perspective des droits humains. On ne peut plus, comme autrefois, accuser le nouveau courant abolitionniste d’être sous l’influence du courant religieux conservateur et moraliste. Les voix féministes qui refusent de normaliser la prostitution, la considérant non comme un métier mais comme une violence et une exploitation sexuelles inacceptables de nos jours, se font entendre avec de plus en plus de force à travers le monde. Il est donc faux de prétendre, comme le font certains, que si on s’oppose à la légalisation de la prostitution, c’est qu’on regarde la question "à travers la lorgnette de valeurs morales" ou qu’on suit la pente glissante de la répression. C’est là une façon démagogique de dénigrer le courant qui s’oppose à la légalisation afin d’éviter de faire le débat sur les questions de fond. Il faudrait à mon avis recentrer tout le débat actuel entourant la prostitution sur les enjeux sociaux et les conséquences à long terme des solutions proposées. Il est indéniable qu’avec la mondialisation des marchés et des communications, les politiques en matière de prostitution adoptées ici auront inévitablement des conséquences dans d’autres pays, et inversement. C’est pourquoi on ne peut faire l’économie d’une analyse globale de la question avant de prendre position. Des visions politiques divergentes Pour faire face à l’explosion de la prostitution et du trafic sexuel observée à l’échelle mondiale, diverses visions politiques s’affrontent à ce sujet. Les solutions proposées ne font nulle part l’unanimité. Vaut-il mieux libéraliser totalement le marché du sexe pour sortir la prostitution de la clandestinité et permettre aux personnes prostituées d’améliorer leurs conditions de "travail" ou au contraire adopter des règles plus strictes visant à freiner son expansion afin de protéger les droits humains des personnes prostituées et des recrues potentielles ? La première option, appuyée par un mouvement international qui se présente lui-même comme un "mouvement de défense des droits des prostituées" et qui est représenté officiellement dans les instances de la FFQ, prône la décriminalisation totale de tous les actes et de tous les acteurs liés à la prostitution. Ce courant est appuyé par les Pays-Bas et un nombre croissant d’intellectuels et de groupes progressistes s’opposant à la répression. Mais d’autres voix s’élèvent qui défendent également les droits humains des personnes prostituées et sont appuyées par elles, s’opposant fermement à la libéralisation préconisée. Cette solution, disent-elles, ne ferait que légitimer le système prostitutionnel, qui prend de plus en plus l’aspect d’une nouvelle forme d’esclavage, et laisserait le champ libre à l’exploitation massive de millions de femmes et d’enfants dans le monde. Ce mouvement international est largement appuyé par des groupes de femmes de la base, alarmés par l’ampleur de ce phénomène. Le deuxième courant préconise un ensemble de mesures visant à lutter plus efficacement contre l’expansion de la prostitution et du trafic sexuel sans pour autant criminaliser les personnes victimes de cette exploitation. Il prône donc la décriminalisation des personnes prostituées elles-mêmes mais la criminalisation accrue des proxénètes et des trafiquants ainsi que la pénalisation des clients, sans lesquels il n’y aurait pas de demande pour la prostitution. La criminalisation des tierces personnes Plus que la question des proxénètes, la pénalisation des clients soulève partout une controverse. Il est bien évident qu’on ne peut mettre sur un pied d’égalité le client occasionnel et le proxénète qui exploite une ou plusieurs femmes à long terme. Une loi pénalisant les clients a d’abord une valeur symbolique. Ses partisans soulignent qu’elle donne un message clair selon lequel la marchandisation des rapports sexuels n’est pas acceptable dans notre société. Elle doit être accompagnée d’une campagne d’éducation visant à changer les mentalités à long terme afin qu’on cesse de banaliser et de considérer comme anodin le fait d’acheter une autre personne dans le but de réaliser ses propres fantasmes sexuels, sans égard pour les sentiments ou le plaisir de l’autre. C’est cette déshumanisation des rapports sexuels qui caractérise la prostitution et qui la rend extrêmement dommageable, physiquement et psychologiquement, pour les personnes engagées de gré ou de force dans cette activité. Bien entendu, aucune loi ne peut à elle seule éliminer une activité jugée socialement indésirable. Des programmes sociaux visant à aider les personnes qui le souhaitent à quitter la prostitution et à trouver des alternatives économiques viables sont également nécessaires pour lutter efficacement contre cette forme d’exploitation. Refuser la libéralisation de la prostitution La vision politique des gens qui réclament la décriminalisation totale correspond en fait à une libéralisation et une déréglementation du marché du sexe. Sous l’apparence d’un combat progressiste fondé sur un discours axé sur les libertés individuelles et la tolérance, cette option s’inscrit dans une vision politique mercantile plus générale. Il s’agit d’une vision néolibérale prônant le credo de la privatisation, la libéralisation et la déréglementation qu’on voudrait appliquer à tous les domaines, laissant au libre marché le soin de prétendument régler tous les problèmes sociaux. Cette vision politique, de plus en plus contestée par les mouvements sociaux critiques de la mondialisation, ne fait que nier le rôle de l’État comme régulateur nécessaire des appétits voraces d’un marché aveugle et sourd au respect des droits humains fondamentaux. Il me paraît inconséquent d’appuyer la libéralisation de la prostitution alors qu’on cherche par ailleurs à s’opposer à la mondialisation tous azimuts des marchés qui fait fi des enjeux sociaux et environnementaux. À mon avis, ce serait une grave erreur stratégique si jamais la Fédération des femmes du Québec en venait à appuyer le courant de pensée préconisant la libéralisation totale de la prostitution sous prétexte de respecter les choix individuels des femmes prostituées. Cela isolerait les féministes du courant inverse et aurait pour effet de laisser au seul courant conservateur le soin de s’opposer à la banalisation et à la légitimation de la prostitution. J’ose espérer que le mouvement féministe du Québec, qui a lancé la marche mondiale des femmes contre la pauvreté et la violence faite aux femmes, saura reconnaître une des manifestations les plus visibles de la pauvreté et de la violence qu’est la prostitution aujourd’hui. Des solutions alternatives, axées sur le respect de l’intégrité physique et mentale de toutes les personnes concernées, prostituées et non prostituées, doivent être trouvées si on veut continuer de défendre les principes de liberté et d’égalité de toutes les personnes. Il nous faut résister collectivement à la tendance voulant nous faire croire qu’il s’agit d’un "métier comme un autre". Pardon, un métier comme quel autre ? L’auteure a d’abord publié ce texte dans Le Devoir, édition du mercredi 3 juillet 2002 (page A-7), à Montréal |