| Arts & Lettres | Poésie | Démocratie, laïcité, droits | Politique | Féminisme, rapports hommes-femmes | Femmes du monde | Polytechnique 6 décembre 1989 | Prostitution & pornographie | Syndrome d'aliénation parentale (SAP) | Voile islamique | Violences | Sociétés | Santé & Sciences | Textes anglais  

                   Sisyphe.org    Accueil                                   Plan du site                       






mardi 21 juin 2005

Épître à la Reine

par Christine de Pizan






Écrits d'Élaine Audet



Chercher dans ce site


AUTRES ARTICLES
DANS LA MEME RUBRIQUE


Andrée Ferretti : Écrire pour qu’arrive le grand soir
Matzneff dénoncé, un autre regard sur la pédocriminalité
Eremo Chroniques du désert, 1939-1945. Roman — Louky Bersianik
Le Devoir d’équité
"Toilettes pour femmes" de Marilyn French
Le pouvoir du silence : "Va et nous venge" de France Théoret
"L’épagneule casquée", un conte lesbien
Mea culpa, je ne savais pas
Décès de la poète féministe Marie Savard (1936 - 2012)
Place au conte : Célestine et le géranium magique
"D’ailleurs", de Verena Stefan : apprivoiser l’exil
Anaïs Airelle : poésie, colère et révolte
Marilyn French : nommer l’oppression des femmes
Gabrielle Roy : les amitiés féminines et l’écriture
Une histoire des créatrices, par Liliane Blanc
Tous les livres de Sisyphe
Vision poétique et politique de Marie-Claire Blais
Antoinette Fouque persiste et signe
Le mentorat en politique, une innovation signée Femmes - Lancement à l’Hôtel de Ville de Montréal
Femmes et livres
Marie-Claire Blais, l’art au secours de la vie
Virginia Woolf, marginale et solidaire
Antoinette Fouque, entre féminisme et libération des femmes
Lire la rubrique Poésie
La France, les femmes et le pouvoir, par Éliane Viennot
Ainsi soit l’étoile
Orpiment, la plénitude de vivre
M’as-tu lu ? Télé-Québec
Le dialogue des sexes : Sisyphe heureuse ?
Christine de Pizan, prestigieuse écrivaine du Moyen Âge
The Last Resort : sous le soleil de l’émancipation
Patricia Highsmith, énigmatique et insaisissable
Une chair triste à pleurer
Des écrits inspirants par des femmes de parole
Quand l’orgueil manque aux filles
« Vent en rafales » ou le récit d’un enfermement
Les femmes et l’institution littéraire
Marguerite Yourcenar et l’amour viril
Andrée Ferretti et la judéité vue de l’intérieur
Du sable dans l’engrenage du pouvoir
Colette et Sido, des femmes libres







Épître à la Reine Isabeau de Bavières, 1405.

Majestueuse, puissante et révérée souveraine, ma dame Isabeau, reine de France par la grâce de Dieu.

Très noble, puissante et révérée reine,

Que Votre Haute Majesté veuille ne point mépriser ni dédaigner la voix éplorée de sa misérable servante, Christine, mais qu’elle condescende à entendre ces paroles dictées par un sentiment sincère qui ne cherche qu’à faire le bien. Vous pourriez certes croire qu’une personne aussi humble, indigne et ignorante que moi-même ne devrait pas se mêler d’affaires aussi graves. Toutefois, il est assez normal que la personne qui souffre de quelque mal en cherche instinctivement le remède : c’est le cas, en effet, des malades qui recherchent par tous les moyens la guérison, ou bien des affamés qui courent après la nourriture, et ainsi tout mal appelle à son remède. C’est pourquoi je vous prie, très noble dame, de ne point vous étonner si c’est vers vous que l’on se tourne, vous qui pouvez être - tous le pensent et le disent - le remède et la cure souveraine pour obtenir la guérison de notre royaume aujourd’hui si meurtri, si gravement blessé, et en passe du pire. Car si c’est à vous que l’on s’adresse, ce n’est point pour voler au secours de quelque pays étranger, mais à celui de votre propre terre et du légitime héritage de vos nobles enfants.

Certes, ô noble et révérée souveraine, vous êtes d’une assez grande sagesse pour vous informer des affaires et comprendre ce qui doit être fait. Il n’en demeure pas moins que vous vivez dans les hautes sphères royales, et qu’entourée d’honneurs, vous devez passer par autrui pour connaître le cours ordinaire des choses qui agitent, en actes comme en paroles, vos sujets. Aussi, noble reine, ne vous offensez pas de m’entendre me faire l’écho de la malheureuse plainte des Français en deuil qui du fond de leur tristesse et de leur désespoir vous supplient ; il font monter vers vous, leur noble et révérée souveraine, leur humble voix éplorée et prient, pour l’amour de Dieu, que votre noble cœur soit touché de pitié par leur détresse et leur misère. Puissiez-vous donc être l’ambassadrice qui obtiendra et rétablira dans les plus brefs délais la paix entre ces deux grands princes du sang, cousins que la nature voue à l’amitié mais qu’une fortune perverse pousse actuellement au conflit. C’est une chose bien humaine et d’ailleurs ordinaire : - il arrive même que père et fils se querellent -, mais persévérer dans cette discorde serait diabolique. Et si cela devait advenir, il en résulterait deux grands et terribles malheurs et pertes. Tout d’abord, cela entraînerait rapidement et inéluctablement l’anéantissement du royaume, car ainsi que le dit Notre Seigneur dans l’Évangile : « Le royaume qui est divisé contre lui-même sera dévasté ». Il en naîtrait, d’autre part, entre les enfants et héritiers de la noble maison de France une haine vivace qui empirerait avec le temps - eux qui furent jusqu’à ce jour soudés comme un seul corps pour servir de pilier et de rempart à ce royaume, que de si longue date, et précisément pour cette raison, on dit fort et puissant.

Ô noble et révérée souveraine ! Veuillez noter et garder présent en mémoire ces trois immenses gains et avantages que vous vaudrait le rétablissement de la paix civile. C’est votre âme qui récolterait le premier fruit, puisque c’est à vous que reviendrait l’éclatant mérite d’avoir pu empêcher une effusion de sang si effroyable et si honteuse au sein du peuple très chrétien de France et de ce royaume établi par Dieu, en même temps que tous les autres désastres qui ne manqueront pas de se produire si on permet à une telle abomination de perdurer. Le deuxième avantage serait d’avoir apporté la paix civile et d’avoir rétabli dans leurs biens votre noble progéniture et leurs loyaux sujets. Le troisième avantage n’est pas à mépriser, puisque votre nom serait loué à tout jamais, et que vous seriez citée en exemple dans les chroniques et la noble histoire de France, et recevriez la double couronne de l’honneur avec l’amour, la dévotion et la profonde gratitude de vos fidèles sujets.

Et - ô révérée souveraine ! - même en admettant que, selon le droit, Votre Altesse pût s’estimer tant soit peu lésée par l’une ou l’autre des parties en cause - et qu’alors votre cœur altier fût peu enclin à se charger de négocier la paix. Alors, très noble reine, n’est-ce point souvent -même pour les plus puissants - faire preuve de grande sagesse que d’oublier un peu son bon droit pour éviter un préjudice plus grave ou pour faire une œuvre plus utile et plus profitable ? Ô puissante souveraine ! L’histoire n’est-elle pas pleine d’exemples à suivre, de devancières qui surent comment se conduire face à l’adversité ? Je rappellerai ainsi cette très noble princesse de Rome dont le fils avait été chassé à tort et banni sans motif par les autorités de la ville ; pour se venger d’un tel affront, celui-ci avait rassemblé une armée suffisamment puissante pour tout détruire. On vit alors cette noble femme venir au-devant de son fils, malgré l’affront subi, et utiliser tout son pouvoir pour apaiser sa colère et le réconcilier avec les Romains.

Hélas, noble reine ! Où donc chercher pitié, charité, clémence et bonté si ces belles vertus ne se rencontraient plus chez une grande princesse ? Puisqu’elles font partie de la nature féminine, il serait plus normal de les trouver chez une grande dame, dans la mesure où celle-ci reçoit de Dieu davantage de dons. Et, toujours au sujet du devoir qui incombe aux hautes princesses et aux nobles dames d’être les intermédiaires dans les négociations de paix, les nobles dames louées par les Saintes Écritures illustreront bien mon propos. C’est ainsi que la sage et courageuse reine Esther sut, grâce à son discernement et sa bonté, apaiser la colère du roi Assuérus et lui fit révoquer la sentence de mort qu’il avait prononcée contre le peuple juif. Et Bethsabée ne parvint-elle pas, elle aussi, à souvent apaiser la colère de David ? Il y eut encore cette courageuse reine qui conseilla à son mari, incapable de vaincre ses ennemis par la force des armes, de prendre exemple sur les bons médecins qui, voyant que les potions amères ne guérissent pas leurs malades, leur en prescrivent de douces. C’est ainsi que cette sage reine parvint à le réconcilier avec ses ennemis.

On pourrait multiplier à l’envi les exemples de reines renommées pour leur sagesse ou au contraire pour leur méchanceté, leur cruauté et leur dépravation, comme la perfide reine Jézabel et toutes ces créatures dénaturées que leur perversité condamne aujourd’hui et pour toujours à être méprisées, maudites et damnées. Mais je n’en parlerai pas pour ne pas alourdir le texte. Toutefois je citerai encore pour appuyer mes dires sur les reines vertueuses un exemple plus proche de nous. Quand les nobles de la cour se disputaient la régence du royaume de France, ne vit-on pas la très sage et très vertueuses reine Blanche de Castille, mère de Saint Louis, prendre dans ses bras son fils mineur pour le montrer à chacun en disant : « Ne voyez-vous donc pas votre roi ? Ne faites rien dont il puisse vous tenir rigueur quand il aura, par la grâce de Dieu, atteint l’âge de régner. » C’est ainsi que sa sagesse rétablit la paix parmi eux.

Ô noble reine ! Loin de moi l’intention de vous offusquer par mes paroles, mais je dois encore vous dire qu’une reine sage et vertueuse doit pouvoir porter pour tous ses sujets et tout son peuple les titres de mère nourricière et avocate, à l’instar de la Reine des cieux, la mère de Notre Seigneur, dont on dit qu’elle est mère de la Chrétienté tout entière. Ah ! mon Dieu ! Quelle mère, à moins d’avoir un cœur de pierre, serait assez dure pour accepter de voir ses enfants s’entretuer et se massacrer les uns les autres, en s’égorgeant et en se déchirant ! Sans oublier les ennemis qui se précipiteraient de partout pour les persécuter cruellement et s’emparer de leurs héritages ! Car voilà, ô puissante souveraine, ce qui arriverait, n’en doutez pas, si ces querelles intestines devaient continuer - Que Dieu nous en préserve !

En effet, il est hors de doute que les ennemis du royaume, trop heureux de la circonstance, s’abattraient de toutes parts et en force pour dévaster le pays. Ah ! mon Dieu ! Quel malheur que de voir détruire un si noble royaume et périr tant de beaux chevaliers ! Hélas ! Verra-t-on notre malheureux peuple payer pour des crimes dont il est innocent ? Verra-t-on les pauvres nourrissons et les petits enfants mourant de faim pleurer auprès de leurs mères endeuillées dans leur veuvage et, ayant perdu tous leurs biens, incapables de soulager leurs souffrance ? Mais comme on le voit dans plusieurs passages des Saintes Écritures, la clameur de l’innocence qui perce les cieux pour monter jusqu’au Dieu de Miséricorde fait retomber la vengeance divine sur les coupables.

De plus, quelle honte pour ce royaume si les pauvres, privés de toute ressource, devaient s’en aller mendier leur pain en pays étranger en racontant comment ceux qui devaient les protéger auraient provoqué leur perte ! Mon Dieu ! Comment laver un tel opprobre et réparer un tort jusqu’alors inconnu dans ce noble royaume ! Car nous voyons déjà, noble souveraine, les prémisses fatales de cette catastrophe. Elle s’abat déjà sur nous ! Nombreuses en sont aujourd’hui les victimes ruinées et spoliées de tout bien ! Le nombre des malheureux va augmentant de jour en jour, à tel point que c’est pitié pour toute personne chrétienne.

Et encore, s’il se trouvait un prince ou une princesse au cœur si endurci par le péché que ni Dieu ni des malheurs aussi terribles ne l’affecteraient en rien, elle ou il devrait, à moins d’être entièrement folle ou fou, se rappeler au moins que la roue de Fortune a vite fait de tourner et qu’elle peut en un instant bouleverser le cours de la vie. Et Dieu sait si les revers de Fortune sont redoutables ! La reine Olympias, mère d’Alexandre le Grand, aurait-elle pu imaginer au temps de sa splendeur, lorsque le monde entier se prosternait à ses pieds pour lui obéir, que Fortune eût pu, un jour, la faire tomber dans l’état misérable et honteux qui fut le sien à la fin de sa vie ? Ne pourrait-on pas en dire autant de bien d’autres ? Mais qu’arrive-t-il, au fait, lorsque Fortune réserve un tel accueil à quelque puissant seigneur ou dame ? Si cette personne n’a pas sagement vécu, si elle n’a pas suivi les préceptes d’amour, de pitié et de charité qui valent la grâce de Dieu et la bienveillance du monde, alors les moindres détails de sa vie et de ses actions sont rendus publics, pour sa plus grande honte. Ainsi la chasse-t-on comme le ferait d’un chien : tous crient haro sur elle, cherchant à l’éloigner en proclamant haut et fort qu’elle l’a bien mérité.

Très noble et très révérée souveraine, on pourrait vous répéter à l’infini les raisons pour lesquelles vous devez nous prendre en pitié et ramener la paix civile, et rien de tout cela n’échappe à votre perspicacité. Je terminerai donc ici ma supplique en espérant qu’elle trouve grâce aux yeux de Votre Haute Majesté, et qu’émue par cette missive, elle agira en faveur des Français, ses malheureux et loyaux sujets. Et comme c’est une plus grande preuve de charité que de donner au pauvre un morceau de pain en temps de famine de disette que de lui donner tout un pain en temps de richesse et d’abondance, veuillez, en ces temps de malheur, accorder à votre peuple la modeste aumône de vos paroles et la grâce de votre intervention souveraine. C’est ainsi, si vous y consentez, que vous calmerez leur faim de paix, que vous remédierez à leurs souffrances, et que vous serez dans leurs prières. Que Dieu, dans son infinie bonté, vous prête vie et force pour mener à bien cette mission, et bien d’autres tâches encore. Qu’il vous ouvre encore, le jour venu, les portes du paradis éternel !

Écrit le 5 octobre en l’an de grâce 1405.

Votre humble et obéissante servante,

Christine

 Traduction : Thérèse Moreau et Eric Hicks

Publié également dans CLIO, N° 5-1997 - Guerres civiles

Mis en ligne sur Sisyphe, le 20 juin 2005



Format Noir & Blanc pour mieux imprimer ce texteImprimer ce texte   Nous suivre sur Twitter   Nous suivre sur Facebook
   Commenter cet article plus bas.

Christine de Pizan



    Pour afficher en permanence les plus récents titres et le logo de Sisyphe.org sur votre site, visitez la brève À propos de Sisyphe.

© SISYPHE 2002-2005
http://sisyphe.org | Archives | Plan du site | Copyright Sisyphe 2002-2016 | |Retour à la page d'accueil |Admin