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samedi 4 février 2006 Évolution des droits des Québécoises et parcours d’une militante
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Récit du parcours personnel de l’auteure et de celui des conquêtes juridiques des femmes québécoises. Ce texte a été publié sous le titre Ainsi va ma vie, dans la revue Arcade (no 60, printemps 2004) qui en a autorisé la diffusion sur Sisyphe.
Je suis née en 1944, quatre ans après l’attribution du droit de vote des femmes au Québec (1) et un an avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ma famille m’a raconté comment ma sœur, née en 1941, avait dû apprendre à lacer ses bottines avec des lacets sans bout de plastique pour répondre à l’effort de guerre lancé par le gouvernement canadien (2). Pour ma part, il ne semble pas que j’aie souffert de cette fin de guerre. Alors que je vivais une enfance insignifiante due principalement à la place centrale que j’occupe dans la famille, troisième enfant d’une famille de cinq, un garçon et une fille plus vieux et une fille et un garçon plus jeunes, les Québécoises, à l’image de toutes les Occidentales, étaient invitées à retourner à leurs chaudrons et à leurs enfants après avoir soutenu l’industrie de guerre pendant que leurs maris, leurs pères, leurs frères étaient partis à la guerre. C’est à cette époque que s’est développé et a prospéré le concept de la « reine du foyer » si bien décrit par Betty Friedan dans un livre publié pour la première fois aux États-Unis en 1963, et qui a soulevé bien des passions partout dans le monde occidental. Les hommes rentrant de la guerre ont repris leur place sur le marché du travail et ont convaincu leurs épouses et leurs sœurs qu’elles étaient toutes à l’image « d’une femme jeune et frivole, presque puérile, évaporée et très féminine, passive, heureuse et satisfaite dans un monde dont les horizons ne dépassent pas la chambre, la cuisine, les préoccupations sexuelles et les enfants » (3). J’ai entrepris mes études primaires dans un Québec obscur et profondément catholique dont les habitants et habitantes vouaient un culte frôlant parfois le paganisme à Marie, la mère de Jésus. J’ai un souvenir très précis d’une statue de la Vierge Marie qu’on a promenée dans mon village durant l’Année Sainte de 1950 (4). Les gens venaient de partout pour la voir, la toucher, la vénérer, l’adorer. Et, nous les petites filles, nous étions très impressionnées. Du coup, mes sœurs et moi sommes devenues des « Enfants de Marie », arborant fièrement un grand ruban bleu sur une robe blanche virginale. Les Québécois n’ont pas échappé à la mariologie (5), doctrine invoquant la virginité de Marie, malgré la naissance de Jésus. Ce dogme a fait beaucoup de mal à nos mères et à nos grands-mères en les incitant à ressembler le plus possible à Marie. Les concepteurs de cette doctrine, tous des hommes célibataires, se sont assurés ainsi qu’aucune femme ne pourrait jamais atteindre ce niveau de sainteté, une femme ne pouvant être à la fois vierge et mère (6). Après sept années d’école primaire réussies péniblement, mon père s’est soudainement rappelé que j’existais et qu’il fallait me caser tout de suite ailleurs que dans mon village puisque l’école s’y terminait avec la neuvième année, soit à 14 ans. Étant fille de médecin, il aurait été plutôt malvenu de penser qu’on m’enverrait sur le marché du travail à cet âge, ce qui a été tout de même le lot de la plupart de mes amies. Peu d’entre elles ont effectivement pu poursuivre leurs études au delà de la neuvième année. C’était les années 1950 ! J’ai pris dès lors le chemin d’un pensionnat à Ottawa pour apprendre l’anglais parce qu’il n’y en avait pas pour les filles dans ma région du côté québécois. Mes cinq années de pensionnat ont été déterminantes pour ma vie future. Entrée en septembre 1956, apeurée, timide, renfrognée, insipide, inodore, incolore, j’en suis sortie en juin 1961 avec un diplôme de douzième année scientifique, bilingue, débordante de santé, ayant découvert mon caractère de battante, décidée à mordre dans la vie à belles dents, indépendantiste (7). Après un été de confrontation avec mon père qui m’avait déjà inscrite à l’hôpital pour suivre une technique en radiologie qui, selon lui, devait me permettre d’intégrer deux ans plus tard le marché du travail et me marier, j’ai pu m’inscrire dans un externat de filles du côté québécois pour compléter un baccalauréat ès arts. De petites brèches dans le sexisme de la loi Et pendant que je m’échinais à l’étude du latin et de la philosophie (les filles n’étaient pas jugées assez intelligentes à l’époque pour étudier le grec comme leurs confrères fréquentant les collèges classiques), une première femme était élue à l’Assemblée nationale, Claire Kirkland-Casgrain (8). Avocate issue d’une famille anglophone aisée de l’ouest de Montréal, elle accepte le mandat, que lui confie le premier ministre Jean Lesage, d’accéder au cabinet libéral comme ministre des Transports et des Communications. Mais on ne poussera tout de même pas la confiance au point de lui accorder un portefeuille. C’est donc en ministre sans portefeuille que cette dernière a présenté à l’Assemblée nationale la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée en 1964 (9), loi mieux connue sous le nom de Bill 16. À cette époque, faut-il rappeler que la femme mariée au Québec était toujours subordonnée à son mari, quel que soit son régime matrimonial. Au moment de l’adoption du premier code civil québécois à la fin du XIXième siècle, la femme mariée était d’ailleurs considérée comme une incapable au même titre que les mineurs, les « fous furieux », les personnes « atteintes d’imbécillité » ou les « ivrognes d’habitude ». Elle ne pouvait exercer aucun de ses droits civils sans l’autorisation de son mari, comme intenter une action en justice, emprunter de l’argent, accepter la tutelle d’un enfant mineur, autoriser un soin pour son propre enfant, choisir la résidence familiale ... Il y a bien eu une brèche dans cet édifice de subordination, en 1931, lorsque le parlement québécois, encouragé par les propriétaires d’usines et de manufactures qui cherchaient de la main-d’œuvre bon marché, a créé la catégorie des biens réservés de la femme mariée, même en communauté de biens (10). Ainsi, la femme mariée en communauté de biens sera « la seule à pouvoir toucher l’argent qu’elle gagne et administrer ou disposer des biens qu’elle achète avec cet argent » (11). Outre le fait que la plupart des Québécoises ne travaillent pas à l’extérieur de leur foyer, celles qui ont intégré le marché du travail le font en général pour des salaires de misère qui ne serviront qu’à nourrir leur progéniture. Une bien petite brèche ! Le Bill 16, quoique révolutionnaire, n’accordait malheureusement la capacité juridique qu’aux femmes mariées sous le régime de séparation de biens. Les femmes de ma génération, mariées ou sur le point de l’être sous ce régime, ont pu profiter de cette loi. Malheureusement, celles des générations antérieures comme ma mère ou mes grands-mères, mariées pour la plupart sous le régime de la communauté de biens, n’en ont jamais bénéficié. Quoi qu’il en soit, la femme mariée sous le régime de la séparation de biens n’a plus besoin de l’autorisation de son mari pour exercer ses droits civils. Mais l’abolition de la subordination de la femme mariée ne signifie pas pour autant l’égalité des conjoints au sein du couple et de la famille. Même après l’adoption du Bill 16, le mari continue d’exercer sa puissance paternelle sur les enfants mineurs du couple et, dans une certaine mesure, il exerce toujours sa puissance maritale sur son épouse puisque le code civil maintient l’obligation pour elle d’habiter avec son mari là où ce dernier fixe la résidence familiale. C’est dans ce contexte politique et juridique d’ouverture aux femmes que j’ai entrepris mes études de droit en septembre 1965. Majeure depuis quelques mois, il était tout de même impensable que je quitte ma famille pour aller étudier ailleurs qu’à Ottawa. Ainsi, j’ai continué à vivre sous la surveillance constante de mon père qui considérait dorénavant qu’il était primordial pour une fille de faire des études universitaires. C’est à partir de ce moment-là qu’il s’est mis à surveiller mes fréquentations, mes allées et venues, mes heures d’études. Pour moi, cela ne changeait absolument rien, j’aimais étudier. De toute façon, une femme devait être passablement sérieuse et solide à cette époque pour tenir le coup dans une faculté de droit. Dans ma classe, il y avait environ cinq ou six filles et plus de quatre-vingt-dix garçons. J’ai subi du harcèlement psychologique, moral et même sexuel pendant mes trois années d’études. Ces comportements étaient souvent alimentés par les professeurs eux-mêmes, comme ce professeur de droit criminel qui avait l’habitude de demander aux filles de sortir de la classe au moment où il s’apprêtait à enseigner la section sur les crimes à caractère sexuel, sous le prétexte qu’il ne voulait pas écorcher nos chastes oreilles. La façon de m’en sortir sans trop de séquelles a été de choisir un confrère et d’en faire mon chum steady, comme on disait à l’époque. J’ai obtenu ma licence en droit en avril 1968, au mitan des travaux de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada, présidée par Florence Bird, une journaliste de Toronto (12). Et je me suis mariée une semaine après la collation des grades. Comme on se voulait un couple moderne, nous nous sommes mariés sous le régime de la séparation de biens, et à l’église puisque l’institution du mariage civil au Québec n’a été instaurée qu’en novembre de la même année. J’avais beau être licenciée en droit, j’ai tout de même respecté le proverbe « qui prend mari, prend pays », qui se traduisait d’ailleurs encore dans le code civil dans un article non modifié par le Bill 16 : « La femme est obligée d’habiter avec le mari, qu’elle doit suivre pour demeurer partout où il fixe la résidence de la famille, le mari est tenu de l’y recevoir » (13). Nous nous sommes installés à Québec pour compléter nos études du Barreau et débuter notre carrière. Entre-temps, le parlement québécois se rend aux arguments des groupes de femmes en adoptant comme régime matrimonial légal celui de la société d’acquêts (14). Désormais les époux et les épouses mariés sous ce régime ont la pleine administration de tous leurs biens propres ou acquêts pendant la durée de leur mariage, ils peuvent en disposer à leur gré. À la dissolution du régime, les biens meubles ou immeubles encore présents, et acquis par l’un ou l’autre des époux pendant le mariage, seront partagés entre eux alors que chacun conservera les biens propres possédés avant le mariage ou reçus par donation ou succession. Le mouvement de l’égalité juridique des époux était désormais lancé. Fidèle à mon engouement pour la chose juridique et profitant de la possibilité offerte par la nouvelle loi, j’ai convaincu mon mari de modifier notre régime matrimonial, de passer de la séparation de biens à la société d’acquêts. Sous ce régime, nous avons acheté notre première maison en 1971. Officiellement, il est le seul propriétaire de la maison parce qu’il est le seul signataire du contrat d’achat et de l’hypothèque. C’était encore ainsi dans ce début des années 1970. J’étais devenue juriste, je faisais carrière à l’université, j’aimais mon mari, propriétaire de notre résidence familiale, je voulais des enfants. De juin 1971 à août 1977, j’ai eu quatre enfants : deux filles et deux garçons. Un seul, le dernier, est né sous la protection syndicale. Pour l’aînée que j’adoptais, mon patron le doyen m’a accordé deux semaines. Pour la deuxième, je me suis organisée pour accoucher durant les vacances d’été, j’ai eu droit à trois semaines après l’accouchement. Le moment le plus difficile a sans doute été l’accouchement de mon premier fils. Incapable de planifier ma grossesse, je me suis retrouvée avec une perspective d’accouchement en janvier. J’ai enseigné tout le trimestre d’automne et j’ai corrigé les examens, y compris les examens de reprise qui se déroulaient en début de trimestre d’hiver à l’époque. Et j’ai accouché à la fin de janvier complètement lessivée. Mes patrons m’ont laissée tranquille environ trois semaines. Puis, les pressions se sont faites de plus en plus fortes pour que je retourne à l’amphithéâtre où j’ai dû rattraper le temps perdu parce que le chargé de cours qui m’avait remplacée avait « figé » devant les étudiants. Cet hiver en fut un difficile : trois enfants à la maison, dont un nourrisson, un mari professionnel occupé dans un nouvel emploi et une centaine d’étudiants dans un cours de première année. Et pendant que j’étais occupée à faire des bébés, les Québécoises obtenaient en 1971 le droit d’être jurées et le Centre des femmes de Montréal était créé en janvier 1972 (15). Le gouvernement québécois créait le Conseil du statut de la femme (CSF) en 1973, et, sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies, on célébrait avec toutes les femmes du monde, l’Année internationale de la femme en 1975, année choisie également par l’Assemblée nationale pour adopter la Charte des droits et libertés de la personne, qui interdit formellement pour la première fois, toute discrimination fondée sur le sexe (16). Enfin, un peu plus tard, soit en 1977, la notion de puissance paternelle exercée unilatéralement par le père sur ses enfants mineurs est écartée du code civil et remplacée par l’autorité parentale exercée de concert par les deux parents (17). En 1978, alors que le gouvernement du Parti Québécois, nouvellement élu, annonce la création de cliniques de planification des naissances où il sera possible de pratiquer des avortements, mon conjoint, le père de mes enfants, commence à montrer des signes de fatigue et d’épuisement. On a beau être un couple moderne, il n’empêche qu’il se sent exploité à la maison à cause du partage des tâches familiales et ménagères. Après quelques mois de tergiversations et de discussions, il craque. Il quitte le foyer, incapable dorénavant de considérer que ses quatre enfants n’ont pas de mère à plein temps. Paradoxalement, il part laissant derrière lui ses enfants sans mère. Mes petits ont alors entre 9 mois et 7 ans. La rupture est catastrophique, désastreuse, les lendemains cauchemardesques, mes rêves de conciliation travail-famille tombent dans l’oubli. Alors que le CSF dépose son rapport Pour les Québécoises : égalité et indépendance (18), acculée au pied du mur, je relève les manches, deviens féministe, plutôt féministe égalitariste. « Fais un homme de toi, ma fille » (19). Voilà un dicton qui illustre bien cette période de ma vie. Double et même triple tâche puisqu’en plus de mon travail de professeure à l’université et mes responsabilités monoparentales à la maison, je termine des études supérieures ; deux maîtrises, l’une en éducation et l’autre en droit. Mais rapidement, je me rends compte que le féminisme égalitariste n’est pas l’idéal dans un contexte de monoparentalité. Je dépéris littéralement, mon corps m’envoie des signes d’épuisement. Le médecin me prescrit un long congé de maladie durant lequel je dois prendre des décisions quant à mon avenir et à celui de mes enfants. Ou j’arrête de travailler pour m’occuper d’eux à plein temps, ou je cède la garde à leur père qui, soit dit en passant, ne l’a jamais demandée, ou… je me remarie. Je choisis cette dernière hypothèse. Ce sont les années 1980, les enfants sont encore dans l’enfance. Grand bien m’en fit puisque c’est durant les sept années de ce mariage que ma carrière a pris vraiment son essor. La fin du patriarcat en droit de la famille Ce deuxième mariage s’est d’ailleurs déroulé sous l’égide de l’égalité totale entre époux, puisque c’est au début des années 1980 que le gouvernement péquiste adopte le Bill 89 (20), dont le but principal est d’établir l’égalité formelle des conjoints durant le mariage. Il aura fallu attendre jusqu’à cette date ultime pour que disparaisse toute trace de la puissance maritale par l’abrogation, entre autres, de l’obligation pour l’épouse d’habiter avec son mari là où ce dernier établit la résidence familiale. Désormais les époux ont en mariage les mêmes droits et les mêmes obligations (21), ils se doivent mutuellement respect, fidélité, secours et assistance (22), choisissent de concert la résidence familiale (23) et assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille (24). En plus de dispositions concernant la protection de la résidence familiale, ce même projet de loi a également instauré la prestation compensatoire visant à rétablir l’équilibre financier des époux au moment de la dissolution du mariage. La prestation compensatoire est une redevance due par l’un des époux, généralement le mari à l’époque, à l’autre, l’épouse, visant à compenser l’apport de cette dernière en biens et services à l’enrichissement du patrimoine du mari. Ainsi, les Québécoises pouvaient enfin espérer que soit reconnu leur apport à l’enrichissement du patrimoine de leurs maris, par leur travail quotidien aux soins du ménage et à l’éducation des enfants. C’était la définition du législateur (25). Malheureusement, les juges, pour la plupart des hommes à l’époque, ne voyaient pas la question de la même façon (26). Les premiers jugements rapportés au début des années 1980 fixent définitivement la jurisprudence sur cette question (27), les juges québécois noircissent des pages pour justifier leur refus d’ordonner de verser une prestation compensatoire. Ils établiront, par exemple, une distinction entre une contribution conjugale qu’ils qualifient de normale et une contribution patrimoniale qualifiée plutôt d’extraordinaire (28), de sorte que seules les épouses qui auront travaillé comme des « bêtes de somme » (29) se verront remettre quelques milliers de dollars au moment de la dissolution du mariage. C’est pourquoi l’Assemblée nationale sera forcée d’intervenir à nouveau dix ans plus tard pour adopter des mesures réparatrices obligatoires en adoptant la loi sur le patrimoine familial (30). Cette loi prévoit le partage égal, lors de la dissolution du mariage, de certains biens acquis au cours du mariage, comme les résidences familiales, les meubles de ces résidences, les voitures à l’usage de la famille et les droits accumulés durant le mariage au titre d’un régime de retraite (31). Pendant ces années 1980, à la fois comme enseignante, chercheuse en droit, militante féministe, ou dans ma vie privée comme mère, amie ou conseillère des amis ou amies de mes enfants, j’ai côtoyé de plus en plus fréquemment diverses formes de violence faite aux femmes : violence en milieu conjugal, agression sexuelle, harcèlement sexuel et sexiste. J’ai été aussi confrontée fréquemment à l’intolérance des hommes, que ce soit les collègues, les amis ou les professionnels qui ont croisé ma route. Et un jour, j’en ai eu assez. Assez du machisme, assez du sexisme, assez du patriarcat, je suis devenue féministe radicale. J’ai commencé à dénoncer les inégalités, les injustices faites aux femmes, les diverses formes d’oppression des femmes, le système patriarcal. J’ai choisi de faire la critique du droit avec une perspective féministe. J’ai défini des projets de recherche dans ce sens et j’ai bâti des cours sur l’analyse féministe du droit au premier et au deuxième cycles. Mon deuxième mariage n’a pas survécu. À l’automne 1987, je me suis retrouvée à nouveau célibataire. Une seule certitude alors : plus jamais d’homme dans ma vie, dans mon quotidien. J’étais devenue féministe radicale séparatiste (32). Désormais, j’avais les dispositions de corps et d’esprit, la tolérance et l’ouverture pour accueillir, reconnaître et vivre la suite de mon histoire personnelle. À l’automne 1988, lors d’un colloque féministe, j’ai été « frappée par la grâce » de l’amour entre femmes. Et à l’été 1989, pendant que je faisais mes premiers pas comme lesbienne féministe, Chantal Daigle se défendait du mieux qu’elle pouvait dans le système judiciaire canadien afin d’empêcher son ex-conjoint Jean-Guy Tremblay de la forcer à mener à terme une grossesse non désirée (33). Et comme si ce n’était pas assez, le 6 décembre de la même année, un homme d’une vingtaine d’années, Marc Lépine, s’introduisait à l’École polytechnique de Montréal et abattait quatorze étudiantes, en criant : « Vous êtes des filles, […]. Vous êtes une gang de féministes. J’haïs les féministes ! » (34). Comme toutes les femmes du monde entier, je me suis sentie menacée et j’ai été blessée par cette tuerie. Il ne suffira sans doute pas du passage d’une génération pour panser nos plaies et oublier nos souffrances. Nous savons dorénavant qu’il n’y a jamais d’acquis en matière de droit des femmes. La lutte à l’hétéropatriarcat Au retour d’une année sabbatique à l’automne 1993, alors que je vivais une première conjugalité lesbienne, j’ai participé à la consultation publique sur la violence et la discrimination envers les gais et lesbiennes, organisée par la Commission des droits de la personne du Québec (35). À travers mon mémoire (36), je voulais rendre public les difficultés vécues par les lesbiennes quand elles réclament la garde de leurs enfants, nés d’une relation hétérosexuelle antérieure. Je voulais dénoncer le sexisme et l’hétérosexisme des tribunaux à l’égard de ces mères lesbiennes, le mépris et la complaisance des juges prêts à tout pour défendre l’idée qu’il est dans l’intérêt de l’enfant d’être élevé dans un milieu hétérosexuel. Il fallait démontrer que des couples de lesbiennes pouvaient se révéler de très bons parents pour des enfants mineurs. Ce faisant, j’ai abordé la question de la conjugalité homosexuelle et, fidèle à moi-même, j’ai énoncé qu’en considérant la Charte canadienne des droits et libertés (37), l’accès au mariage pour les gais et lesbiennes du Canada était un événement inéluctable. Contre toute attente, mon idée de mariage a reçu un accueil enthousiaste de la part des gais et lesbiennes présents dans la salle d’audience. L’avenir me donnera bientôt raison. Les jours, les semaines, les mois, les années passent, je vieillis, ma première conjugalité lesbienne arrive à son terme, sans doute faute de passion et d’amour. En janvier 1996, je suis à nouveau célibataire, mes enfants sont maintenant de jeunes adultes, ils vont et viennent à la maison au gré de leurs études et de leurs amours. Je travaille toujours beaucoup, je sors peu, je goûte à nouveau les douceurs de la solitude volontaire. Mais voilà qu’au détour d’un mandat syndical féministe, l’amour est encore une fois au rendez-vous. Un étau me comprime le cœur comme au temps de mes premières amours à 20 ans. J’ai enfin rencontré ma Grande Lesbienne. Je suis obnubilée par cette femme, son regard me bouleverse. J’ai le goût d’elle, je veux qu’elle me prenne dans ses bras, qu’elle me berce, qu’elle me murmure des mots d’amour à l’oreille. Je veux la prendre dans mes bras, la caresser, l’écouter sans fin me raconter l’amour. Me voilà rapidement devenue lesbienne féministe heureuse (38). Et alors que nous vivons nos premières années de bonheur, les divers gouvernements du pays font des pas de géants quant au respect des droits des gais et lesbiennes du Canada. Grâce à un jugement de la Cour suprême en 1999 (39), les lois statutaires du Québec en 1999 (40) et toutes les lois canadiennes en 2000 (41) ont perdu leur caractère discriminatoire à l’égard de la conjugalité homosexuelle ou lesbienne. Le seul point litigieux demeure sans doute l’accès au mariage pour les gais et lesbiennes. Si l’on tient compte du partage des compétences inscrit dans la Constitution canadienne de 1867, c’est le parlement fédéral qui a l’autorité exclusive en matière de législation sur le mariage et le divorce, alors que le Québec a entière juridiction en matière de célébration du mariage (42). Alors que le gouvernement fédéral avait en 2000 défini le mariage comme une union réservée aux couples hétérosexuels (43), il propose aux parlementaires à la fin de l’été 2003 une nouvelle définition du mariage qui inclurait les couples homosexuels (44). L’avenir nous dira si les parlementaires canadiens seront capables d’ouverture en représentant tous les Canadiens et toutes les Canadiennes, peu importe leur orientation sexuelle. Le Québec, quant à lui, a adopté la loi sur l’union civile (45) qui accorde aux couples de même sexe, et aux couples de sexe opposé qui s’unissent civilement, les mêmes droits et les mêmes obligations qu’aux couples hétérosexuels mariés. Ces dispositions ont été intégrées au code civil, créant de ce fait au Québec un nouvel état de conjugalité. Jusqu’à la mise en vigueur de la loi sur l’union civile, en droit québécois, le terme parenté signifiait le lien juridique qui unissait des personnes qui descendaient l’une de l’autre ou d’un ancêtre commun. La parenté n’était fondée que sur les liens du sang et l’adoption ne se concevait que dans un contexte hétérosexuel, il va de soi. Depuis l’été 2002, la filiation peut dorénavant s’acquérir aussi par procréation assistée ou par adoption pour les conjoints ou conjointes de même sexe d’un parent biologique ou d’un parent d’adoption. Faisant place à l’homoparentalité, la filiation peut maintenant s’acquérir par procréation assistée pour un couple de lesbiennes. Qu’elles vivent en union civile ou en conjugalité de fait, l’enfant né à la suite de l’élaboration d’un projet parental, les deux conjointes seront désignées comme les mères de l’enfant (46). De plus, si le couple est uni civilement, la conjointe de celle qui a accouché de l’enfant sera présumée être l’autre parent (47). La loi sur l’union civile établit aussi clairement qu’un couple de même sexe, en union civile ou en union de fait, peut adopter un enfant (48). Ainsi va la vie… Je suis maintenant à la retraite, j’ai enfin le temps de faire tout ce qui me plaît et à mon rythme. Écrire, lire, faire le lavage, le repassage, mitonner des bons plats, faire des potages gargantuesques, dénicher des petits riens qui enchanteront ma Grande Lesbienne. Vivre tout simplement, plus que jamais lesbienne féministe heureuse. J’ai transmis mon féminisme radical à mes filles, à ma petite fille ainsi qu’à plusieurs de mes anciennes étudiantes. Et contrairement à ce que prédisaient certains collègues et consœurs, je ne suis jamais devenue et ne risque pas de devenir lesbienne féministe séparatiste. Mes fils sont maintenant des hommes et je les aime. Il me reste tout de même un tout petit défi politique. Je voudrais bien convoler à nouveau en justes noces par la célébration d’une union civile, mais ma Grande Lesbienne est plutôt suspicieuse sur la question. Qui sait, peut-être réussirai-je à la convaincre pour mes 60 ans ? Notes 1. Après une lutte de plus de 20 ans, menée par des féministes dirigées par Thérèse Casgrain, le premier ministre libéral Adélard Godbout réussit à contourner l’opposition farouche des évêques catholiques et à faire adopter la loi sur le droit de vote pour les femmes le 25 avril 1940. Claire Du Sablon, Chronologie de l’histoire des femmes, [En ligne], consulté le 25 octobre 2003. Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 décembre 2005. |