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lundi 18 décembre 2006 Art, Utopies et féminismes sous le règne des avant-gardes
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Je voulais commencer par la Biennale de Venise, mais une découverte récente sur la peinture pariétale préhistorique m’oblige à démarrer autrement. Car en fait, on ne peut pas traiter de l’utopie sans inclure la dimension du temps, et avec elle, celle de l’origine de l’art, et celle des traces laissées par les premiers humains. Savoir qu’il y a 30.000 ans nos lointains ancêtres ont éprouvé le besoin de peindre et de sculpter. Savoir aussi que ces traces sont de mains de femmes comme de mains d’hommes, qu’elles constituent les premiers témoignages de la civilisation, qu’elles touchent et parlent à notre sensibilité, devrait remettre à sa vraie place une pratique artistique particulièrement malmenée aujourd’hui. Si l’utopie s’appuie sur le temps en tant que quatrième dimension de l’espace pour agir dans la Cité, l’art est peut-être ce qui nous rapproche le plus du sentiment d’éternité. Changer de point de vue sur l’origine de l’art et son devenir Une équipe du CNRS, placée sous la direction de Jean-Michel Chazine, vient de montrer que les mains négatives de la grotte d’Indonésie de Gua Masri II, à Bornéo, seraient des mains de femme. La technique mise au point à partir de l’indice dit de Manning (« qui établit que le rapport entre la longueur de l’index et de l’annulaire serait, pour des raisons qui appartiennent à la vie hormonale du fœtus, représentatif de l’identité sexuelle ») (1), a donc permis de montrer que le rôle des femmes était plus important qu’on ne le pensait. Car on avait projeté sur le passé l’organisation sociale existante. En quoi est-ce important de savoir que des femmes sont peut-être à l’origine de l’art, et probablement aussi de la religion ? Car il est probable que les deux marchaient ensemble comme nous le laisse supposer les pratiques chamaniques ancestrales qui relient les humains aux forces invisibles par le biais des transes et de la communication avec les animaux totémiques. Parce que cette découverte historique est aussi un fait anthropologique qui montre que les processus cognitifs liés à l’image, à la représentation, à la mémorisation des formes, et à la capacité de les représenter en un trait significatif sur les parois des grottes, sont présents dans les deux sexes, dès l’origine. En plus, le fait que ces peintures provoquent une émotion esthétique montre que cette sensibilité à ce premier art est l’indice que notre cerveau n’a pratiquement pas été modifié par le développement des civilisations historiques. Avec cette découverte, qui est un dévoilement de l’origine commune, c’est toute notre conception du temps qui change, de la différenciation sexuelle, du potentiel créateur, et de l’histoire elle-même. A ce niveau, le temps n’existe pas. Tout est potentiellement présent dans le cosmos. Je voudrais donner un autre éclairage sur l’importance des changements de point de vue dans l’histoire de l’humanité. Il s’agit des statuettes féminines du paléolithique supérieure (entre 35 000 et 10 000 avant J.-C.), dites vénus aurignaciennes, voire « vénus impudiques » qui sont les premières statuettes apparues à l’âge de l’homo de l’Atlantique à l’Oural. Ces statuettes ont frappé les préhistoriens par leurs formes disproportionnées, indice d’une symbolisation précoce, selon eux, et le fait qu’elles s’inscrivent dans un losange. Comme on n’a pas retrouvé de statuettes représentant des hommes, ni de statuettes ithyphalliques, comme on en trouve tant dans l’antiquité gréco-romaine, on a supposé que l’artiste homo sapiens était fatalement un homme puisqu’il s’intéressait aux femmes et qu’il rendait ainsi un culte à la fécondité. Le professeur Le Roy McDermott est allé à l’encontre de ce point de vue en formulant l’hypothèse qu’il s’agirait d’autoportraits de femmes enceintes (2). Hypothèse audacieuse, remarquons-le, utopique même, qui va à l’encontre des idées reçues sur l’art préhistorique et la division sexuelle des tâches. Car il va de soi, qu’en ce temps-là, l’homme chassait, peignait, sculptait, pendant que sa compagne s’occupait des petits en faisant la cuisine. Spécialiste des relations entre la psychologie de la perception visuelle et l’histoire de l’art, le professeur Le Roy McDermott a montré que les déformations propres aux statuettes aurignaciennes seraient le fait de femmes enceintes sculptant leur autoportrait sans l’aide de miroir, car il n’existait pas. Autrement dit, les femmes avaient une activité artistique à côté de la nécessaire reproduction de l’espèce. Car ces déformations ne sont pas des distorsions symboliques, poursuit-il. Elles sont la conséquence de la façon correcte de se regarder quand on est enceinte et qu’on ne peut voir une image globale de son corps à l’aide d’un miroir (3). La pratique artistique déclencherait ainsi des processus cognitifs dont le développement est à la base de notre civilisation matérielle. L’art a-t-il été le support du développement de l’intelligence conceptuelle ? Qui mémorisait la forme des chevaux, des mammouths, des lions qui ont surgi du cerveau de nos ancêtres ? Qui les peignait sur les parois des grottes ? Les femmes avaient-elles un rôle artistique et religieux beaucoup plus important qu’on se l’était imaginé ? Autant de questions passionnantes qui renvoient aux cultes de Déesses Mères présentes dans les pays du Danube et tout le Bassin Méditerranéen dès le VIe millénaire avant notre ère. Sans parler des représentations féminines, dont on trouve de nombreuses traces dans les grottes préhistoriques, à travers notamment les vulves et triangles pubiens sculptés ou peints sur les parois, comme celle de la grotte Chauvet récemment découverte en Ardèche, à Vallon Pont d’Arc. On voit tout de suite l’intérêt d’une telle découverte et comment l’interprétation devient un quasi enjeu politique puisque on peut y voir le signe de l’importance des femmes dans la vie artistico-religieuse, ou bien celle de leur marginalisation comme l’a supposé Joëlle Robert-Lamblin dans l’étude scientifique qui lui a été consacrée, où, après avoir parlé d’un art marqué par la dualité rouge / noir, gravure / peinture, contour simple / remplissage, à-plat / ronde bosse, elle écrit : « Dès lors, cette forte dichotomie pourrait correspondre à une sorte de parcours initiatique à l’intérieur de la grotte, avec des traces de rites différents qui se seraient déroulés au cours du cheminement, ou encore indiquer un accès différencié selon des individus : femmes, enfants, non-initiés pénétrant dans le premier secteur de la grotte, tandis que les seuls véritables « initiés » auraient pu s’enfoncer plus loin dans la cavité (4) ». Pourquoi les femmes feraient partie des non-initiées ? Mystère. Un mystère scientifiquement estampillé qui montre que le fait d’être une femme scientifique ne garantit pas toujours la capacité de changer de point de vue, ni son émancipation des discours dominants. Alors, en quoi est-ce important de le dire par ce retour à l’origine de l’art ? Parce qu’une telle découverte change la problématique de l’utopie et de notre rapport à la société idéale. On pourrait dire que cette société idéale où les femmes participaient à l’activité artistique au même titre que les hommes a existé. Que l’argument de nature qui a servi à écarter les femmes de la pratique artistique tombe de lui-même. Comme tombent les religions patriarcales qui ont attribué aux hommes un rapport spécifique et privilégié au sacré, et aux femmes, une seule fonction procréatrice. Elles tutoieraient l’éternité par la capacité de donner la vie. L’homme, lui, procéderait d’une vie éternelle divine. L’utopie dans le combat des femmes artistes pour faire partie de cette société idéale égalitaire et respectueuse des dons et des talents non immédiatement productifs a donc une fonction fondamentale : celle de relier l’histoire à l’anthropologie. « Utopie et féminisme » Parlons donc de ces combats auxquels j’ai participé dans les années 1970. Je me souviens d’une exposition organisée par la peintre Charlotte Calmis et son association La Spirale qui s’intitulait « Utopie et féminisme ». C’était en février 1977, il y aura trente ans l’année prochaine. Cherchant à cerner ces deux mots, elle répondait à la question "Utopie et féminisme, pourquoi ?" : « ... Aventure non codifiée, sans politique, sans religion, sans psychanalyse... Déconditionnées ensemble ! Peut-être une nouvelle faculté de la pensée créatrice, un nouveau savoir-être, un autre savoir vivre, de l’action au féminin et de sa possibilité d’investir la beauté. Notre psyché féminine existe, mais se connaît-elle ? » (5) Pour la jeune femme que j’étais et qui expérimentait dans La Spirale ce « nouveau savoir-être » ensemble et cette « nouvelle faculté de la pensée créatrice », l’exposition a été la démonstration d’un désir utopique dans le contexte artistique des années 1970 : celui d’une exposition comprenant des femmes uniquement, rien que des femmes, qui montraient librement leur travail hors de tout diktat avant-gardiste. Comme le disait encore Charlotte Calmis, « Apprendre à s’écouter, à “s’entendre” chacune, ensemble, peut devenir Révolution et nouveau militantisme de femme ». Car il s’agissait d’inscrire la pratique artistique des femmes sur le terrain propre des femmes, en soi tout aussi légitime que le terrain masculin, dans une démarche s’appuyant sur la connaissance de soi et l’exploration de ses motivations créatrices. Mais cet objectif n’était pas partagé par tout le monde, loin de là. On peut même dire qu’une grande partie de l’effort du féminisme va consister à imposer l’art féministe comme un art d’avant-garde formellement en rupture avec l’art du passé mais dont le contenu est sociologiquement féministe. Exercice plus que périlleux dans lequel plus d’une s’est perdue. Contentons-nous de remarquer que cet art féministe s’est surtout développé aux États-Unis et en Allemagne, alors qu’en France, il y eut un refus massif des étiquettes tandis que des artistes de la nouvelle génération qui débutaient alors, comme Annette Messager, Orlan ou Gina Pane, s’appuyaient sur la vague MLF tout en s’en dissociant. Je dirais donc que Charlotte Calmis était une des rares artistes à poser la question de la place des femmes dans le monde de l’art en terme d’utopie. Riche d’une œuvre proche de l’abstraction lyrique et d’une longue carrière (elle était née en 1913), elle savait par expérience que vouloir être reconnue dans des courants masculins était voué à l’échec. L’histoire le montre amplement. Il fallait d’abord désocculter la peinture des femmes, tout en refusant de se réclamer « du pouvoir contre le pouvoir », puisqu’il est l’artisan de cette occultation. L’avant-garde est en effet une stratégie de prise de pouvoir sur les générations passées. On tue le père, et on prend sa place. Quant à la mère, elle n’existe pas dans l’avant-garde. On ne peut donc mettre en place une transmission symbolique féminine qui assure une place aux femmes aussi légitime qu’aux hommes. Charlotte Calmis se réclamait donc du « pouvoir de la conscience qui n’est revendiqué ni par les hommes ni par les femmes ». Le véritable enjeu de la révolte des femmes consistant pour elle à revendiquer une liberté créatrice et à se mettre à l’écoute de la « spécificité » des femmes (je mets des guillemets sur ces mots ô combien contestés), c’est-à-dire de la féminité occultée, déformée, domestiquée par les sociétés phallocratiques. Un extrait de son Journal exprime bien cette double démarche de l’artiste femme : « Une partie de moi voulait dominer le monde en l’englobant, mais, riche d’enseignements, une autre vision creusait, trouait l’étoffe de ma féminité ». Plus loin, elle note : « Mes dix doigts de peintre étaient des radars qui exploraient cet extérieur et tâtaient l’intérieur béant qui fuyait... Ah poulpe je l’étais, dilatant et les silences enfouis et le bruit de ma révolte, celle de n’être pas au monde » (6). « Inventer une nouvelle mère... et renaître là... » D’où ma question : l’utopie est-elle la représentante du refoulé patriarcal, une porte vers l’imaginaire et l’inconscient collectif des femmes dont le surgissement dans la Cité constitue un véritable antidote au « pouvoir contre le pouvoir » que dénonçait Charlotte Calmis ? Dans cette optique, les femmes retrouvent un rapport positif avec la féminité créatrice, libérant à la fois une sensualité tactile et un pouvoir de contestation qui peut se manifester jusque dans les terrains les plus traditionnels. Prenons l’exemple de la tapisserie. Qui sait aujourd’hui que ce sont des femmes qui ont révolutionné la tapisserie dans les années 1960 en y introduisant la 3e dimension ? Je pense à la polonaise Magdalena Abakanowicz qui a réalisé de véritables sculptures flottantes au moyen d’architectures en tissus. Ce n’est pas un hasard si l’art textile s’est complètement libéré de ses cadres dans ces années contemporaines de la libération des femmes. Or il ne figure pas dans les histoires de l’art ni dans les musées contemporains. Art de femmes. Art dévalorisé, méprisé, minoré au nom du grand art masculin qui fait l’histoire et continue de tisser le pouvoir des hommes. De même, il faut s’appeler Niki de Saint Phalle pour avoir l’audace de construire en Toscane, dans les années 1980, un Jardin des Tarots féerique dans lequel les visiteurs entreprennent une promenade ésotérique à travers les 22 arcanes majeurs du Tarot de Marseille architecturées en grandeur naturelle. « C’est un chemin philosophique qui indique les épreuves par lesquelles l’homme doit passer pour comprendre ses propres motivations et sa relation avec l’univers, disait Niki de Saint Phalle, qui ajoutait : « Vivre à l’intérieur d’une sculpture, c’était mon rêve, ma nécessité. Une sculpture féminine, inventer une nouvelle mère, une mère déesse, une Mère suprême et renaître là, dans des formes sans limites, des formes proches de la nature. » (7) L’utopie comme renaissance. Le féminisme comme moyen d’action. L’art comme énergie. Pourquoi cette fonction de l’artiste femme est-elle combattue par les avant-gardes institutionnalisées ? La biennale de Venise de 2005 ou la parole aux féministes masquées Prenons la Biennale de Venise 2005 qui est l’exemple même des contradictions dans lesquelles se débat un certain féminisme avant-gardiste. Remarquons d’abord que c’est la première fois, depuis cent ans, que son commissariat est confié à des femmes, deux Espagnoles, Rosa Martinez et Maria de Corral. C’est donc un événement féministe. Mais dans une interview d’Art press, les deux commissaires affirmaient ne pas savoir si la 51e édition serait féministe. « En tout cas, il y sera rendu compte des apports que l’on doit depuis ces trente dernières années aux artistes femmes : les territoires de l’intimité, les relations interpersonnelles, l’expression de l’être et de la fragilité, le versant purement émotionnel. » (8) On voit donc ici que les territoires des femmes sont toujours balisés par la spécialité « féminine ». Mais il ne faut pas prononcer ce mot. Ensuite, c’est la première fois qu’une femme est choisie pour représenter la France dans les pavillons du jardin, et pas n’importe laquelle, Annette Messager, qui a percé dans les années 1970 en travaillant sur la notion « d’artiste-femme » et sa dévalorisation dans le monde des hommes. Autre fait remarquable, Annette Messager a choisi à son tour pour commissaires deux femmes : Suzanne Pagé et Béatrice Parent, avec qui elle travaille depuis longtemps puisque c’est Suzanne Pagé qui a mis en place la magnifique rétrospective d’Annette Messager au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1995. On avait donc une situation complètement inédite. Non seulement des femmes se trouvaient à tous les niveaux de décision, mais le Lion d’Or fut attribué à Annette Messager. On n’avait jamais vu ça en France, ni à Beaubourg, Musée national d’Art moderne dont les expositions d’artistes femmes se comptent sur les doigts des mains. Autre innovation : la présence des Guérillas girls, invitées par les commissaires avec l’installation de cinq immenses affiches dénonçant l’absence de femmes dans les biennales précédentes, dans les musées italiens, et les stéréotypes du cinéma hollywoodien, chiffres à l’appui. On pouvait donc penser qu’en Europe, la situation commençait à s’améliorer, que les institutions artistiques internationales prenaient mieux en compte le point de vue des femmes, leur travail, leur apport « spécifique » et qu’une nouvelle ère commençait. C’était vrai de l’apport d’Annette Messager. Mais en visitant les deux lieux d’exposition officiels, force me fut de constater qu’il s’agissait d’une reconnaissance plus que suspecte. D’abord, les Guerillas Girls. N’est-ce pas étonnant de les voir apporter un discours féministe à Venise, en Italie, dans la patrie d’Artemisia Gentileschi, Lavinia Fontana, Rosalba Carriera, comme s’il n’existait pas d’historiennes d’art féministes italiennes capables de dresser pareil bilan ? Autre question face à ces grandes américaines photographiées devant le Palais des Doges portant des masques de gorille et qui nous parlent de la place des femmes dans les musées : faut-il être masquée pour parler de ces choses-là aujourd’hui ? Pour être entendue et exposée dans une biennale internationale ? Pas de nom, pas de visage. Pas de sujet qui assume une parole apparemment trop dérangeante pour l’institution artistique. Au moins, elles ne craignent pas les représailles pour leur carrière. Derrière un masque, ça passe mieux. Et puis, c’est plus le fun, plus subversif, peut-être. Surtout un masque de gorille. Personne n’a commenté le symbolisme du masque qui peut être vu comme une image du masculin de la femme artiste, de l’agressivité requise pour défendre son territoire, voire d’une régression à une sous-humanité. La loi de la jungle, en quelque sorte. On ne voit pas, non plus, que le mot Guerilla girls est un hommage au livre de Monique Wittig, Les Guerillères, publiées à Paris en 1969 et traduit en américain dans les années 1980. Il ne reste sur scène que les Guerilla girls que tout le monde recherche sur Internet parce qu’elles sont invisibles. Est-ce cela le féminisme en art aujourd’hui ? Des masques, des statistiques. Et un désir d’intégrer les institutions qui s’affiche sans retenue avec la complicité des commissaires femmes de la Biennale. Pas besoin de développer un regard, ni une vision du monde. On fait les comptes, et c’est tout. La « déconstruction » à l’œuvre et au service de la technologie mondialisée La visite des deux expositions principales ne fait que renforcer cette impression première. Finalement oui. Le féminisme se résume peut-être à cette approche sociologique de la place des femmes dans les institutions internationales. Car mis à part le nombre inhabituel de femmes, les expositions sont en fait consacrées à un autre sujet, comme l’indique le titre « Toujours un peu plus loin » de l’exposition de l’Arsenal mise en place par Rosa Martinez. C’est une exposition sur les limites de l’art qui prend acte des questionnements de l’avant-garde actuelle, comme le souligne Rosa Martinez dans son interview à Art Press. Se situant dans le sillage de la préoccupation de Gilles Deleuze sur un « devenir femme de l’art », elle pense que « la déconstruction de l’art » est importante pour les femmes, car elle concerne « la déconstruction de territoires abstraits et essentiellement masculins ». Celle-ci « s’inscrit dans une déconstruction plus large de l’art occidental comme art fait par les hommes de race blanche, comme le montrent les statistiques du marché relatives aux meilleures ventes, qui reviennent aux artistes masculins américains et européens, même si l’on note depuis peu une relative inclusions d’artistes originaires des périphéries. » (9) On reconnaît ici une transposition de la « déconstruction des rapports sexes/genres » à laquelle se voue le féminisme « post-moderniste » depuis une bonne vingtaine d’années. Voilà néanmoins une étrange façon de régler le problème de la place des femmes dans l’art contemporain. D’un côté, il s’agirait de rendre compte des apports des femmes ces trente dernières années mais, de l’autre, ce bilan se ferait sous l’auspice de la « déconstruction de l’art occidental ». Comme s’il s’était développé en-dehors des femmes, en-dehors du féminin de l’homme, en-dehors du monde sensible qui nous est commun, et ne s’adressait pas aussi aux femmes. Et surtout, comme si les artistes femmes devaient, pour s’imposer, se faire les prophètes de l’apocalypse du monde ancien, masculin, abstrait et blanc. Une manière de se faire hara-kiri, en quelque sorte, au nom de l’avant-garde et au mépris des valeurs artistiques qui sont au fondement de la civilisation humaine. L’exposition de Maria de Corral, « L’expérience de l’art », installée dans le Pavillon italien, ne remplit pas mieux les projets de cette « biennale féministe ». En revanche, preuve est faite que des femmes peuvent montrer des artistes hommes, et créer un espace institutionnel de grande qualité montrant l’art des femmes prêt à rentrer au musée. En s’appuyant sur les Guerillas Girls, Rosa Martinez et Maria de Corral évitent la critique institutionnelle et enregistrent les rapports de forces mondialisés. Sous l’autorité du développement technologique Car ce qui frappe surtout dans l’exposition « Toujours un peu plus loin », c’est l’importance de la technologie et du mécénat industriel. L’arsenal où a lieu l’exposition est totalement plongé dans le noir afin de pouvoir montrer les vidéos et autres performances machiniques qui nécessitent la lumière artificielle. Sous chaque nom d’artiste, on peut lire la liste des mécènes. C’est un art très cher à produire que nous montre la Biennale. Mais aucune critique n’est menée sur le libéralisme économique sous-tendant cette avant-garde, comme si la technologie se faisait l’alliée naturelle et inévitable de « la déconstruction de l’art ». Évidemment, cette technologie se cache sous des dehors avant-gardistes incontestables. Pour être dans le coup, il faut être d’avant-garde. Il faut utiliser la technologie, etc. Les artistes sélectionnés à la Biennale de Venise se trouvent ainsi à la tête de véritables entreprises de production artistique, devenant complices de la mondialisation économique par leur silence. Car face à un tel développement technologique, la question des codes, des modèles, des valeurs, de l’autorité en art se trouve posée avec une acuité nouvelle. Au XVIIe siècle, il revenait aux académiciens de définir les codes et modèles du bien peindre. Aujourd’hui, qui produit les standards esthétiques ? Et qui impose les critères d’avant-garde en les dévoyant de leur sens originaire ? Pour les révolutionnaires du XIXe siècle, l’artiste remplaçait la religion dans sa mission prophétique consistant à « montrer l’avenir ». Le rôle avant-gardiste de l’artiste dans la société a été formulé dès 1825 par Saint-Simon qui écrivait : « C’est nous, artistes, qui servirons d’avant-garde : la puissance des arts est en effet la plus immédiate et la plus rapide. » (10) Vingt ans plus tard, son disciple Gabriel Désiré Laverdant lui emboîtait le pas en donnant une définition moderne de l’avant-garde : « L’Art, expression de la société, exprime, dans son essor le plus élevé, les tendances sociales les plus avancées ; il est précurseur et révélateur. Or, pour savoir si l’artiste appartient vraiment à l’avant-garde, il faut d’abord savoir vers où l’humanité se dirige, et quel est le destin de l’espèce. » (11) L’art est précurseur et révélateur, disait-il. Dans ce sens, il est prophétique, sachant qu’étymologiquement, prophète dérive du mot phaïnô, qui signifie « celui qui montre à l’avance » et parfois de phêmi, « celui qui parle pour » un autre (12). Il s’agit de rompre avec l’ancienne loi pour instaurer un nouveau système de valeurs. De rompre avec le Père, le passé, les modèles académiques, les autorités anciennes. Rompre avec la loi du père, oui. Mais pas pour mettre à la place des fils qui mènent vis à vis des femmes la même politique que les pères, bloquant, au nom de l’avant-garde, l’instauration d’une nouvelle autorité du côté des femmes et du féminin. Aujourd’hui la technologie est devenue le nouveau principe d’autorité en art, contraignant les femmes à se ranger sous la bannière des avant-gardes masculines mondialisées pour avoir une chance d’être reconnues. En France, il n’y a pas eu d’avant-garde féministe en art, et pour cause ! Il aurait fallu renier l’utopie, porter des masques. Une femme n’a d’autorité qu’à l’intérieur de l’institution. Faut-il rappeler que Louise Bourgeois n’a été connue en France qu’à partir de 1993, date de sa participation à la Biennale de Venise où elle représentait les États-Unis. Elle avait 82 ans. Aurélie Nemours a eu sa première rétrospective à Beaubourg à 90 ans. Regardez les noms des artistes exposées dans les musées. Elles sont presque toutes épouses de peintres. La question de la « déconstruction » est donc au cœur des problèmes que rencontrent les femmes aujourd’hui pour imposer une nouvelle vision du monde que l’on qualifiait dans les années 1970 d’utopique. Conçue par le féminisme universitaire comme condition d’émergence dans l’espace public, l’idéologie de la déconstruction s’avère un obstacle à cette émergence en ce qu’elle asphyxie l’élan utopique au profit d’un avant-gardisme de la prise de pouvoir. La disparition de l’entre-femmes comme espace de création Il y a aujourd’hui un féminisme institutionnel qui se sert de l’avant-garde pour bloquer toute expression d’une utopie féminine étiquetée soit d’essentialisme, soit d’anti-homme, au nom d’un principe de mixité qui se confond avec l’hétérosexualité. L’entre-femmes a disparu comme espace d’autonomie, de conscience de soi et de libération de l’énergie créatrice émanant de l’éros. Pour ce féminisme d’État, il s’agit d’éviter de penser l’articulation entre l’intime, le politique et les standards esthétiques internationaux qui nous sont imposés tout autant par la mondialisation économique que par les institutions. Avec pour corollaire le refus de penser l’homosexualité symbolique des femmes hors de laquelle aucune transmission et aucune inscription des femmes dans la Cité n’est possible. L’institutionnalisation du féminisme et des artistes est à mon avis une catastrophe pour la liberté créatrice des femmes car elle va dans le sens de la normalisation et de l’intégration aux critères masculins qui ne sont pas universels, comme ils ont voulu nous le faire croire. De plus, le règne des avant-gardes, quelles soient artistiques ou sexuelles (je pense ici aux queers), équivaut ipso facto à faire disparaître ce qui les précède, et donc à se couper de l’énergie de nos aînées, de leur expérience et de leurs acquis. Contrairement à ce qu’elles pensent, les avant-gardes (féministes et autres) n’ont pas rompu avec le père et le patriarcat puisqu’il demeure la référence à abattre. Faire comme si chaque génération allait tout inventer est une illusion dans laquelle trop d’entre nous se font piéger dans le vain espoir d’inscrire son nom dans l’histoire. Quoi que nous fassions, créons, écrivons, nous sommes toujours à la fois fille et mère, héritières d’une culture, et novatrices de l’avenir. Articuler l’intériorité et l’extériorité, le passé et l’avenir, le visible et l’invisible, le réel et le symbolique, est une tâche essentielle à toute pratique créatrice qui nous ouvre l’accès aux rêves, à l’inconscient, à la beauté et à l’éternité qui nous habite. Bibliographie : Marie-Jo Bonnet, Les Femmes dans l’art, Ed. de La Martinière, 2004. Notes 1. « Préhistoire, Le sexe des artistes préhistoriques révélé par l’empreinte de leur main », Le Monde 2, 4 janvier 2006. Communication donnée au Colloque Utopies féministes et expérimentations sociales urbaines, Tours, le 8-9 Mars 2006. Mis en ligne sur Sisyphe, le 11 décembre 2006. |