Il est beaucoup question de religion ces jours-ci et, plus spécialement, de la difficile cohabitation des obligations religieuses et des principes démocratiques et égalitaires dont se réclame notre société. Il est à noter que nombre des accommodements demandés touchent le statut des femmes, et c’est à ce titre et à titre de citoyenne que je me permets d’ajouter mon grain de sel dans cette invraisemblable bouillabaisse qu’est devenue l’interprétation des obligations religieuses et des accommodements qui devraient en découler dans une société démocratique et laïque.
La société québécoise est-elle laïque ?
On sait quelle influence l’Église catholique a eue sur la société québécoise. Mais il ne fait aucun doute que depuis la Révolution tranquille, l’État a posé de nombreux gestes qui traduisent la volonté de notre société de s’affranchir des règles religieuses.
Rappelons-nous que la démocratie est née du besoin des êtres humains d’être « les souverains » de leur destinée collective et donc de s’affranchir des règles « divines » immuables. En effet, la démocratie se caractérise notamment par la possibilité pour les citoyens et les citoyennes de choisir non seulement leurs élus mais aussi les règles qui gouvernent le vivre-ensemble, de même que par l’adoption d’un système juridique qui peut en tout temps être remis en question contrairement aux règles religieuses écrites pour la plupart il y a plus de 1000 ans. La démocratie a transformé certaines valeurs présentes dans les religions en lois - l’interdiction de meurtre, de vol, etc. - et a rejeté ce qui lui apparaissait incompatible avec les valeurs démocratiques comme l’égalité entre les femmes et les hommes. En regard de ces caractéristiques, il ne fait aucun doute que le Québec est une démocratie malgré ses imperfections.
Par ailleurs, plusieurs événements témoignent du choix fait par le Québec en faveur de la laïcité, et en particulier, l’amendement constitutionnel demandé et obtenu par le gouvernement du Québec, sous la houlette de Mme Pauline Marois, afin de déconfessionnaliser les commissions scolaires. Pensons-y bien : parce que la majorité estimait que le bien public l’exigeait, l’État a choisi de mettre fin à des droits conférés aux catholiques et aux protestants par la Constitution. En effet, pour une société devenue pluraliste (formée de non-croyant-es et de croyant-es appartenant à diverses confessions), au nom du respect de la liberté de conscience de chacun, pour éviter les conflits de valeurs entre le différentes confessions et les confrontations qui pouvaient en résulter, bref, dans un souci d’établir un contexte favorable à la paix sociale, il est apparu nécessaire de laïciser les institutions civiles et de limiter les manifestations des croyances religieuses dans l’espace public.
Quand on sait ce qu’implique un changement constitutionnel, on ne peut ignorer, dans le débat actuel sur les accommodements, la portée symbolique de la décision du Québec de demander l’abrogation de l’article 93 de la Constitution canadienne.
Même si la laïcité n’est pas proclamée comme telle dans un texte particulier, il existe plusieurs autres preuves que le Québec est dorénavant une société laïque, à commencer par notre code civil et notre code criminel qui sont des instruments créés par les acteurs de la démocratie. Les institutions québécoises publiques sont également laïques. Autre élément : les jours de congés chômés sont depuis longtemps civils et ils sont accessibles à tous et à toutes, quelle que soit leur religion. Bien sûr, ils sont issus de notre histoire chrétienne - et nous n’avons pas à en avoir honte -, mais ils ne sont plus religieux. Qu’il y ait une croix sur le mont Royal n’est pas non plus une preuve que le Québec n’est pas laïc : personne n’est obligé de s’agenouiller en passant devant. Cette croix, tout comme les églises et les calvaires le long des routes, appartient au patrimoine, à l’histoire. La France, pays laïc s’il en est, n’a pas démoli ses cathédrales ! Pour prouver notre laïcité, faudrait-il faire comme les Talibans qui ont détruit les magnifiques bouddhas géants sous prétexte que la statuaire bouddhique était anti-islamique ? On attend quand même mieux d’un pays dont la devise est « Je me souviens »...
Une société laïque, selon moi, c’est une société dont les règles et interdits n’émanent pas d’une religion, mais de lois adoptées dans un forum démocratique - parlement, assemblée nationale, etc. - composé d’élus et dont les institutions publiques n’appartiennent à aucune confession religieuse. C’est le choix qu’a fait le Québec.
Accommodements raisonnables
L’accommodement est une belle « invention » quand il permet d’empêcher une discrimination : on pense notamment à la possibilité pour les chiens-guides d’accompagner leur maître dans des restaurants, ou encore à l’adaptation d’un poste de travail pour une personne en fauteuil roulant. Et l’accommodement n’est pas imposable s’il entraîne des contraintes excessives. Ces accommodements reçoivent l’assentiment général.
Il est facile de voir que ce sont les accommodements accordés pour des obligations religieuses qui suscitent davantage de réactions négatives. Selon moi, cela tient principalement à trois raisons : c’est parce que ceux-ci remettent en question la laïcité des institutions publiques et parce qu’ils nient le principe d’égalité entre les femmes et les hommes. Mais il y a aussi le fait que si les demandes formulées par des personnes handicapées visent à contrebalancer les effets d’une condition non choisie (le handicap), en revanche, dans le cas des accommodements demandés pour des raisons religieuses, ce sont des individus qui demandent, au nom d’obligations qu’ils se sont volontairement imposées, de se soustraire à des règles générales qui ont été établies au nom du bien public. Ces trois facteurs expliquent certainement la gêne grandissante de plusieurs citoyennes et citoyens face aux demandes d’accommodement pour des raisons religieuses.
En outre, la notion de contrainte excessive qui peut venir baliser l’accommodement pour un handicap ne s’applique pas pour les obligations religieuses. En effet, les accommodements demandés ne coûtent pas beaucoup d’argent - on pense au kirpan à l’école, au voile islamique, au porte-à-porte des Témoins de Jéhovah ; pourtant, ils ont des conséquences beaucoup plus importantes qu’un accommodement pour un handicap car ils viennent chambouler les choix de toute une société. Alors, on peut se poser la question : ces accommodements sont-ils vraiment nécessaires pour respecter la liberté religieuse ?
Égalité des hommes et des femmes vs obligations religieuses
Le concept de liberté religieuse a pris avec le temps et la jurisprudence une dimension que ne pouvait même pas imaginer le législateur lors de l’adoption de la Charte québécoise, en 1975, et même de la Charte canadienne. C’était avant la montée spectaculaire des intégrismes religieux. Jusque dans les années 1980, l’Occident était engagé dans un mouvement généralisé de sécularisation et nul (sauf Malraux peut-être !) ne pouvait imaginer que les guerres de religion reprendraient de plus belle.
J’avoue mon étonnement devant la conception qu’a la Cour suprême de la liberté de religion (voir encadré).
La liberté de religion selon la Cour suprême du Canada
46. Pour résumer, la jurisprudence de notre Cour et les principes de base de la liberté de religion étayent la thèse selon laquelle la liberté de religion s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux.
47. Toutefois, cette liberté vise aussi des conceptions - tant objectives
que personnelles - des croyances,« obligations », préceptes, « commandements »,
coutumes ou rituels d’ordre religieux. En conséquence, la protection de la Charte québécoise (et de la Charte canadienne) devrait s’appliquer tant aux expressions obligatoires de la foi qu’aux manifestations volontaires de celle-ci. C’est le caractère religieux ou spirituel d’un acte qui entraîne la protection, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçue comme telle.
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Cette interprétation donne automatiquement un avantage au demandeur d’accommodement pour obligation religieuse puisqu’il n’a rien à prouver sinon sa sincérité.... Mais comment se fait-il qu’en démocratie, une demande individuelle basée sur des obligations soi-disant divines, et donc non vérifiables, ait plus de poids qu’un choix de société qui a nécessité des années et des années de discussions et des amendements législatifs voire constitutionnels ? Comment, sous prétexte de liberté religieuse, en est-on venu à obliger une société laïque à protéger dans l’espace public, et non seulement dans le privé, des coutumes et des obligations qui, parce qu’elles sont dites religieuses, acquièrent automatiquement un caractère sacré, donc irréfutable ?
Dans la foulée des nombreux jugements, parfois fortement médiatisés, favorables à des demandes d’accommodements pour « obligations religieuses », beaucoup d’institutions publiques croient faire preuve de respect des chartes et d’ouverture d’esprit en acceptant des demandes qui remettent en cause le principe d’égalité entre les hommes et les femmes : givrer les fenêtres d’un gymnase pour cacher ce corps de femme que ne devrait pas voir le jeune juif hassidique, faire des horaires pour les piscines selon une formule d’apartheid entre les hommes et les femmes, demander aux policières de respecter les convictions sexistes de citoyens religieux intégristes, etc. On se rappelle encore toute l’énergie qu’il a fallu déployer pour contrer la venue des tribunaux basés sur la charia en Ontario.... Le sexisme n’est pas, de toute évidence, une faute aussi grave que le racisme !
Pour sortir de l’impasse
Il n’est pas étonnant que plusieurs citoyens et citoyennes aujourd’hui se sentent muselés par les décisions de la Cour suprême. En effet, jusqu’à présent, on a eu l’impression que les tribunaux ont avantagé les demandes favorisant le retour de la religion dans l’espace public, projetant ainsi notre société vers ce passé de religiosité que le Québec vient laborieusement de quitter.
Pourtant, beaucoup s’interrogent devant ce grignotage constant de l’espace public par des demandes d’ordre religieux. Mais qui entend-on ? D’un côté, des spécialistes des relations interculturelles ou des sciences religieuses, des juristes, des groupes de pression en faveur des accommodements et, de l’autre côté, des intolérant-es qui imputent aux seul-es immigrant-es nos problèmes de gestion de l’intégrisme religieux. Très peu de place est faite à la parole citoyenne féministe et démocrate. Ce sont maintenant ces voix qui doivent se faire entendre.
Pour sortir de l’impasse, le débat s’impose afin d’éclaircir certains points dont les suivants qui me semblent être au cœur de ces questions :
• Au nom de quel principe les obligations dites religieuses (ou proclamées comme telles par un demandeur) devraient-elles avoir préséance sur les obligations civiles adoptées de façon démocratique (un code vestimentaire, des règles de sécurité, la mixité des cours offerts en CLSC, etc.) ?
• Malgré toutes les preuves existantes, faut-il une proclamation officielle de laïcité pour que le Québec soit enfin reconnu laïc ?
• Nos institutions publiques doivent-elles être neutres - où on fait cohabiter toutes les confessions religieuses et accommode l’une et l’autre - ou au contraire, doivent-elles être laïques - soit des lieux où les seules obligations dont l’observance est protégée sont celles qui ont été acceptées de façon démocratique et qui sont, conséquemment, révocables par des voies démocratiques ?
En démocratie, les tribunaux sont au service du peuple. S’il faut des amendements législatifs ou constitutionnels pour mieux encadrer et restreindre le concept d’obligations religieuses et leur place dans l’espace public, les citoyennes et les citoyens ont le pouvoir et le devoir de les réclamer pour que la société dans laquelle ils vivent ressemble aux valeurs de la majorité.
Le 1er décembre 2006
Mis en ligne sur Sisyphe, le 11 décembre 2006.
Lire également : Les limites de la tolérance et de l’accommodement », par Mylène Beauregard.
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