Dans son plus récent livre, Robert Jensen force le lecteur à prendre au sérieux les effets d’une industrie de la pornographie devenue ultra-sadique et à reconnaître la nécessité de repenser l’attirail de la masculinité comme source d’une violence accrue envers les femmes et de leur dégradation.
J’ai toujours adhéré au système de valeurs collectiviste, libéral, progressiste qui accepte la pornographie comme une expression légitime du Premier Amendement [de la Constitution des États-Unis]. Dans cette vision du monde, les femmes sont censées participer librement aux films pornographiques et la pornographie refléter souvent des fantasmes que les gens ont réellement - même si ces fantasmes sont parfois quasi-violents et dégradants. Donc, tant que les personnes ne font que jouer un rôle dans les films de porno et qu’on ne les force pas ou qu’on ne viole pas la loi, ces films sont acceptables.
Mais j’ai changé d’avis. Non, je ne suis ni puritain, ni anti-sexe. Je ne crois pas non plus qu’il faille organiser une campagne nationale pour mettre fin à toute pornographie. En fait, je visionne parfois certains types de pornographie. Mais ce qui est devenu évident pour moi, c’est que, sous couvert du Premier Amendement, un immense et puissant complexe industriel a fait de la pornographie quelque chose qui échappe aujourd’hui à tout contrôle. Et une bonne partie de cette croissance est alimentée non seulement par l’Internet mais par une surenchère continuelle, où l’on hausse les niveaux de dégradation des femmes impliquées dans les dizaines de milliers de films produits chaque année. Je suis convaincu - même s’il est, bien sûr, difficile d’en faire la preuve - que les auditoires immenses que trouve la pornographie, et le caractère de plus en plus répandu des thèmes et des comportements de dégradation ont une influence négative sur la façon dont les hommes se comportent et sur la façon dont notre société traite les femmes.
Les attitudes et comportements sexistes à l’égard des femmes étaient censés s’être améliorés après les années 1960 et l’apparition du mouvement féministe. Les fils des baby boomers allaient être différents. Et même si cette perspective s’est peut-être avérée juste, dans certains cas, ce que nous observons, c’est une violence accrue envers les femmes et une acceptation sociale accrue d’attitudes et de comportements masculins méprisants qui auraient été jugés inacceptables il y a 20 ou 30 ans. En tant que société, nous avons régressé.
Ma réflexion sur la pornographie m’est venue en partie à constater de visu ce qui est affiché sur Internet et en partie à lire un livre puissant et provocateur de Robert Jensen, Getting Off : Pornography and the End of Masculinity, dont on peut lire des extraits ci-après. Jensen m’a convaincu qu’une influence aussi puissante que l’industrie de la pornographie, avec son jusqu’au-boutisme sexuel, ne doit pas être balayée sous le tapis au nom d’un défaitisme invoquant le Premier Amendement. L’industrie de la porno ne devrait pas bénéficier de notre déni collectif de ses effets bien réels sur les femmes - et les hommes -, simplement parce que nous avons peur de nous faire engueuler par les fondamentalistes du Premier Amendement ou que nous sommes inconfortables face aux enjeux complexes liés à l’expression sexuelle.
Il nous faut insister pour que le débat ait lieu et que les consciences progressent. Beaucoup nous diront de ne pas toucher à cet enjeu parce qu’il s’agit d’une pente glissante qui pourrait conduire à la répression d’autres libertés. J’en suis venu à la conclusion qu’il nous fallait courir cette chance. Il se peut que les attitudes des hommes soient en train d’être façonnées par des images de violence misogyne laides et parfois dégoûtantes. Et des dizaines de milliers de jeunes femmes sont présentement séduites et intimidées à vivre à l’écran des situations d’humiliation publique extrême. L’impact de ces situations sur leurs vies pourrait s’avérer dévastateur à long terme.
La montée de la porno extrême (gonzo)
Un phénomène marquant de la porno actuelle est la montée des films de porno extrême (dite « gonzo »). On observe deux genres de films : les premiers sont des longs métrages qui miment, même s’ils le font très grossièrement, le modèle hollywoodien de scénario avec personnages. Les deuxièmes, ceux de porno extrême, n’ont pas cette prétention et consistent simplement à filmer des actes sexuels qui, écrit Jensen, se produisent aussi dans les longs-métrages, mais « sont exécutés avec plus de brutalité, souvent avec plus d’un homme et avec un langage plus explicitement dégradant, où les femmes sont marquées comme des "salopes", des "putes", des "trous", des "sales chiennes" et ainsi de suite ».
Les films de porno extrême, qui en sont venus à dominer l’industrie, mettent également l’accent sur une nouvelle tendance d’actes sexuels, dont la double pénétration - anale et vaginale - et le passage de l’anus à la bouche (AAB) où après une sodomisation, le pénis est poussé dans la bouche des femmes. De plus, bon nombre de ces films insistent sur l’éjaculation dans le visage et la bouche des actrices par des hommes, souvent en grand nombre. Les femmes avalent habituellement le sperme mais peuvent aussi se le transmettre de bouche à bouche entre elles. Jensen croit que l’explication la plus plausible de la popularité de ces performances est que, dans la réalité extérieure à la pornographie, les femmes ne se livrent pas à ces actes à moins d’y être contraintes. « Les hommes le savent, écrit-il, et ce savoir est une des raisons qui les amènent à trouver ces films excitants. »
Comme l’explique Jerome Tanner, producteur de films pornographiques, « Un des éléments de la porno d’aujourd’hui et du marché extrême, le marché ‘gonzo’, est que tant d’amateurs veulent voir du matériel beaucoup plus extrême, de sorte que j’essaie toujours d’imaginer des façons de faire les choses différemment. Mais il semble que tout le monde veut voir une fille faire la pénétration double ou être baisée par une bande de gars en même temps... Il est clair que cette tendance a amené la porno quelque part, mais je ne sais pas dans quelle direction les choses vont aller maintenant. »
Michael Spinelli, interviewé pendant le tournage de Give me Gape (Mets-moi en plein la vue), ajoute : « Le public en veut plus. Les gens veulent savoir combien de queues on peut enfiler dans un cul. C’est comme une combinaison des films Fear Factor et Jackass. On nous dit de rendre l’action plus hard, plus cruelle, plus incessante. »
Jensen a clairement décidé, en écrivant ce livre, que le lecteur ou la lectrice devait expérimenter - du moins sous forme écrite - la réalité souvent écrasante des comportements et des valeurs de l’industrie de la porno pour comprendre les enjeux réels du problème. C’est pourquoi son livre décrit des scènes de porno, cite des dialogues et inclut des entrevues avec des acteurs et actrices de ces films pour capter leur pensée. Une partie des résultats est assez éprouvante à lire. En voici un exemple :
Jessica Darlin dit à la caméra qu’elle a joué dans 200 films et qu’elle incarne une femme soumise. « J’aime que les gars prennent les choses en main et m’utilisent comme un simple jouet. Je ne suis là que pour leur plaisir. » L’homme qui entre dans la pièce la saisit par les cheveux et lui dit de supplier l’autre homme. Elle rampe jusqu’à lui à quatre pattes et il lui donne une violente fessée. Lorsqu’il la saisit à la gorge, elle a l’air surprise. Alors qu’elle le suce, il lui dit : « Étouffe-toi avec. » Elle s’étouffe. Il lui empoigne la tête, la gifle et lui plonge rapidement son pénis dans la bouche. Elle s’étouffe de nouveau. L’autre homme répète les mêmes gestes, la traitant de « petite chienne ». Jessica bave et s’étouffe ; on dirait qu’elle va s’évanouir. Les hommes lui giflent les seins, puis l’empoignent par les cheveux et la mettent debout. Plus tard au cours de la même scène, un des hommes la sodomise de l’arrière alors qu’elle est retenue de force contre le sofa. L’autre homme la sodomise alors que son partenaire la retient du pied sur la tête. Finalement, un d’entre eux lui saisit les cheveux et lui demande ce qu’elle veut. « Je veux ton sperme dans ma bouche, dit-elle. Donne-moi tout ce sperme. Je veux y goûter. »
Jensen écrit : « Lorsque l’on mène des recherches sur l’industrie de la pornographie, un des éléments les plus difficiles est de parler des femmes qui y participent. Les hommes voient les femmes dans les films porno comme des objets de désir (à baiser) ou de ridicule (dont s’amuser). Lorsque des actrices de porno prennent la parole en public, elles réitèrent habituellement un discours qui met l’accent sur leur choix libre de cette carrière, à cause de leur amour du sexe et de leur absence d’inhibitions. » Nina Hartley est une ex-vedette de porno qui définit son expérience au sein de l’industrie comme de l’empowerment - un geste féministe d’une femme qui assume le contrôle de sa propre vie. Cependant, Jensen fait remarquer que « même si nous devons écouter ces voix et les respecter, nous savons également, grâce au témoignage des femmes ayant quitté l’industrie du sexe, que ces femmes sont souvent désespérées et malheureuses dans la prostitution et la pornographie, mais qu’elles ressentent le besoin de valider cette activité comme leur choix pour éviter de se percevoir comme des victimes. »
Robert Jensen, un radical
Pour mieux comprendre la situation, il faut savoir que Robert Jensen est un véritable radical. Ses positions sur la masculinité, la race et la pornographie sont tout à fait hors norme. Il croit que les notions définissant la masculinité rendent les hommes moins qu’humains et devraient être mises au rancart. « On prend pour acquis que les hommes sont naturellement compétitifs et agressifs et qu’être un "vrai homme", c’est se rallier à une lutte pour le contrôle, la conquête et la domination. Un homme regarde le monde, voit ce qu’il veut et le prend. »
En écrivant son livre, il prend pour mentor l’une des féministes les plus calomniées, Andrea Dworkin. Un des livres de Dworkin, Intercourse, a irrité beaucoup de ses lecteurs. « Dans cet essai, Dworkin soutient que, dans une société fondée sur la suprématie masculine, les rapports sexuels entre hommes et femmes constituent un élément central de la subordination des femmes aux hommes. (Cet argument a rapidement et faussement été caricaturé dans l’arène publique comme signifiant que "tout coït est un viol", un cliché qui est venu aggraver la réputation déjà sulfureuse de Dworkin.) Mais Jensen se rallie à Andrea Dworkin pour son intelligence exceptionnelle de la dynamique pornographique et il rappelle que ‘son amour des hommes était absolument évident’ ».
Comme beaucoup de personnes radicales dont l’exigence et l’entêtement ont, en fin de compte, provoqué des changements, Jensen nous convainc, à force d’arguments imparables, d’examiner les contradictions et les conséquences de nos actions, de nos a priori et de nos opinions. Et, en passant, Jensen utilise une définition différente du mot radical, basée sur l’origine latine de ce mot, soit radix = racine : « Les solutions radicales sont celles qui vont à la racine du problème. » Pour Jensen, le problème devient le suivant : « Comment expliquer le fait que les systèmes philosophiques et théologiques qu’affichent la plupart des gens s’enracinent dans les concepts de justice, d’égalité et de dignité inhérente de toutes les personnes, mais qu’en même temps nous permettons à la violence, à l’exploitation et à l’oppression de prospérer ? »
L’ouvrage de Jensen est un effort sérieux pour déconstruire la pornographie et pour la relier à la société où elle croît et qu’à certains égards elle domine. Il traite de façon détaillée les arguments utilisés pour justifier la pornographie, ainsi que les recherches qui peuvent relier pornographie et violence. Sa thèse est entrelacée d’une narration de son propre itinéraire, un effort solitaire pour rejeter la camisole de force de la masculinité, marqué par la douleur et le rejet qui accompagnent nécessairement ses efforts inlassables pour imposer ses idées à l’attention du public.
En fin de compte, ce livre nous laisse aux prises avec une question fondamentale : « Si la pornographie est de plus en plus cruelle et dégradante, pourquoi est-elle de plus en plus répandue au lieu d’être de plus en plus marginalisée ? Dans une société qui se dit civilisée, ne devrait-on pas s’attendre à ce que la plupart des gens rejettent un matériel sexuel qui devient de plus en plus méprisant envers l’humanité des femmes ? Comment expliquer les façons de plus en plus nombreuses et intenses d’humilier les femmes sexuellement et la popularité croissante des films qui présentent ces activités ? » Jensen conclut : « ... On ne peut résoudre ce paradoxe qu’en reconnaissant la fausseté d’une de ces prémisses. Dans ce cas-ci, c’est la conviction que la société américaine rejette habituellement la cruauté et la dégradation. En fait, les États-Unis sont un pays qui n’opose aucune objection sérieuse à la cruauté et la dégradation. »
Robert Jensen est en quête d’un objectif. Et il vient de réaliser un grand pas dans cet itinéraire en signant un ouvrage que ses lecteurs et lectrices ne pourront éviter ou rejeter facilement. Ce livre regorge de faits, de données, d’observations et d’analyses judicieuses, ainsi que d’exemples des produits bruts d’une industrie qui a basculé dans l’extrémisme. Je sais qu’il s’agit d’un cliché, mais je peux vous assurer que presque personne ne pourra songer à la pornographie de la même façon après avoir lu Getting Off.
– Lire un extrait de ce livre : « Pornographie : Ça fait mal, tellement mal ». (le titre de l’extrait est de Sisyphe).
Don Hazen est le directeur général du réseau AlterNet. Robert Jensen est professeur de journalisme à l’Université du Texas à Austin et il siège au C.A. du Third Coast Activist Resource Center. Il a également signé les livres The Heart of Whiteness : Race, Racism, and White Privilege et Citizens of the Empire : The Struggle to Claim Our Humanity (tous deux chez l’éditeur City Lights Books). On peut lui écrire à cette adresse et trouver ses articles sur Internet ici.
On peut lire la version originale de ce texte sur AlterNet, édition du 22 septembre 2007, à cette page.