La laïcité, c’est-à-dire la séparation du religieux et du politique, a, depuis son instauration, périodiquement subi les assauts de l’Église catholique et des forces politiques ultraconservatrices en Europe, et en France même. Au cours des deux dernières décennies, ce sont les intégristes musulmans qui ont relancé la lutte contre la laïcité et qui multiplient les stratégies au niveau national, européen et international.
Il s’agit ni plus ni moins de faire évoluer le concept de laïcité, dans lequel l’État ne s’occupe tout simplement pas des cultes sauf pour en garantir la liberté d’exercice, pour obliger l’État à assurer l’égale représentation politique des religions.
La défense de la laïcité est ainsi redevenue d’une brûlante actualité. L’espace laïque ne cesse de se rétrécir et dans bien des pays, il n’est plus concevable de se passer d’identité religieuse, et ce, d’autant plus que l’on appartient à la population issue de l’émigration.
Les intégristes musulmans s’appuient sur les notions de droit des minorités, droits religieux, droits culturels pour exiger un droit d’ingérence des cultures et des religions confondues dans les affaires de l’État. Ils sont passés maîtres dans la manipulation des concepts des droits humains. Nombreuses ont été les tentatives récentes pour que des lois religieuses (par définition immuables, inchangeables et imposées au nom de dieu à des populations présupposées croyantes) prennent le pas sur la loi commune (par définition votée, c’est-à-dire changeable par la volonté du peuple).
Ainsi, le Canada n’a dû qu’à la mobilisation nationale et internationale des femmes de résister à l’instauration de cours d’arbitrage religieux dans les affaires familiales (2006). De même, la France n’a dû qu’à une grande résistance populaire et, en particulier, des femmes de ne pas fléchir sur l’interdiction des signes religieux à l’école (2005). Mais, pendant ce temps, une juge allemande applique ce qu’elle croit être la "charia" dans un cas de divorce (avril 2007) et l’Angleterre laisse s’installer des cours de justice "traditionnelles" qui remplacent dans certains cas la justice légale du royaume (2007).
Brader les droits des femmes pour la paix sociale
Notons au passage que ces tentatives nuisaient principalement aux femmes, fait de nature à inciter les gouvernements, toujours prêts à brader les droits des femmes pour la paix sociale, à mieux les tolérer. Jusqu’à accepter de considérer que les droits, chèrement acquis par les femmes et reflétés dans les lois des pays, pourraient ne pas s’appliquer à certaines catégories de citoyennes, au nom de leur appartenance ethnique (le pays d’origine de leurs parents ou grand parents) ou de leur supposée appartenance religieuse. Celles-ci seraient alors exclues du système démocratique et figées dans une ’nature’ étrangère, exclues de fait de la citoyenneté.
Notons également sans surprise que les autorités religieuses catholiques et juives ont soutenu les efforts des intégristes musulmans. Au cours de la décennie 90, les femmes avaient déjà subi leur sainte alliance contre les droits reproductifs à la Conférence mondiale des Nations Unies sur la population et le développement au Caire et à la Conférence mondiale sur les femmes à Pékin.
L’affaire a pris un nouveau tournant lorsque les mêmes forces politico-religieuses s’attaquent à la liberté d’expression et passent au niveau international. Les femmes n’étant plus seules menacées, on peut espérer que d’autres forces se joindront à elles, même fort tardivement, pour soutenir le principe de totale laïcité des États.
Diverses pressions avaient déjà été faites pour que le concept de ’blasphème’ soit introduit dans le langage de la Constitution européenne ; c’est maintenant au niveau des Nations Unies et du Conseil des Droits Humains que les pays de l’Organisation de la Conférence Islamique, conformément aux stratégies définies lors de leur réunion à La Mecque en décembre 2006, poursuivent leur action.
Soutenus par plusieurs pays catholiques, leurs efforts de lobbying ont porté fruit. Ils viennent d’obtenir de l’ONU et du Conseil des Droits Humains qu’ils incorporent dans leurs résolutions [voir détails dans l’analyse de J. Favret Saada (1)] des injonctions pressantes aux États afin que ceux-ci prennent des "mesures énergiques" pour "interdire la diffusion d’idées et de documents (...) diffamant les religions". Sera considérée comme diffamation "toute action contre les religions, les prophètes et les croyances". Les États sont appelés à modifier en ce sens "les constitutions, les lois et les systèmes d’éducation".
Ironie suprême, c’est au nom des droits humains que ces mesures sont prises.
Une fois de plus, nous constatons l’amalgame idéologique fait entre la protection des individus contre le racisme, la discrimination, la marginalisation et l’intolérance, et la légitimation des forces les plus réactionnaires des mondes religieux. Certes, les "musulmans" ou supposés tels doivent être protégés contre le premier fléau, mais tout autant contre le deuxième qui les forcerait à respecter des règles non choisies par eux, et forcerait toute la communauté internationale à garder le silence, au nom du respect des croyances, devant cette atteinte à leur libre arbitre.
L’expérience des pays musulmans sous la botte de l’extrême-droite religieuse a montré que les droits à la liberté de conscience, de pensée, de mouvement, d’expression, etc... ne sont précisément pas respectés au nom même des droits religieux. Et que c’est également au nom des droits religieux et culturels que les organisations internationales des droits humains, y compris la Commission des Droits Humains de l’ONU, s’abstiennent alors de les défendre. L’expérience dans ces pays a également montré que les citoyens se voyaient dénier le droit de définir eux-mêmes leur religion et leur culture et que les formes les plus dommageables pour les droits humains leur étaient alors imposées.
Un autre amalgame est fait entre des forces politico-religieuses d’extrême-droite, qui se prétendent attaquées dès lors qu’on ne les suit plus dans toutes leurs interprétations et toutes leurs dérives, - et la religion elle-même ; s’opposer aux intégristes est assimilé à attaquer la religion même dont ils se réclament, que ce soit le christianisme, l’islam ou autre - et nous en avons de nombreux exemples récents.
Il est donc criminel pour l’ONU et le Conseil des Droits Humains de soutenir une telle manipulation des concepts des droits humains.
Nous appelons toutes les forces de liberté à prendre conscience de la gravité de la situation, et en particulier les femmes qui sont les premières cibles du recul de la laïcité.
Le Haut Commissariat aux Droits Humains appelle les ONG à suggérer des initiatives adéquates à la mise en oeuvre de ces résolutions (2). Nul doute que les intégristes de tous bords s’engouffreront les premiers dans la brèche pour appuyer les lois liberticides. Nous appelons les ONG et les individus à ne pas les laisser occuper le terrain et à prendre clairement position auprès du Haut Commissariat.
Au-delà, nous appelons à une vigilance accrue et à des regroupements citoyens dans chacun de nos pays, pour faire barrage aux changements dans "les constitutions, les lois et les systèmes d’éducation" qui mettraient fin à la laïcité, c’est-à-dire à l’identité citoyenne au profit de l’identité communautaire.
Notes
1. « ONU - Vers un délit de ’diffamation des religions’ ».
2. Invitation du Haut Commissariat aux Droits Humains aux ONG pour contribuer à la mise en oeuvre de la résolution "Combattre la diffamation des religions"(traduit de l’anglais par Siawi).
De la part de : Marie-Dominique Perret
mperret@ohchr.org
Objet : Invitation à contribution
Le Bureau du Haut Commissaire aux Droits Humains présente ses compliments aux organisations non gouvernementales et a l’honneur de faire référence à la résolution 61/164 de l’Assemblée Générale en date du 19 décembre 2006, "Combattre la diffamation des religions", qui demande au Secrétaire Général de soumettre un rapport sur la mise en oeuvre de la résolution de l’Assemblée générale lors de sa soixante-deuxième session.
Les organisations non gouvernementales sont invitées à adresser à la section anti-discrimination leurs contributions à ce rapport, quant aux initiatives de dialogue global à prendre pour promouvoir une culture de tolérance et de paix basée sur le respect des droits humains et de la diversité religieuse, et ce avant le 13 Juillet 2007. Toutes les contributions doivent être adressées à Mme Marie Dominique Perret (fax + 41 22 92 890 50 or mperret@ohchr.org).
Le Bureau du Haut Commissaire aux Droits Humains saisit cette occasion d’assurer les organisations non gouvernementales de sa très haute considération.
1er Mai 2007
Source : Europe solidaire sans frontières et SIAWI.
Mis en ligne sur Sisyphe.info, le 2 juin 2007
et sur Sisyphe.org, le 11 novembre 2007.