"Partout les femmes et leur corps sont l’enjeu de la violence sexuelle et meurtrière des hommes."
Décembre 2004, Bagdad. L’Organisation pour la liberté des femmes en Irak, l’OLFI, lance une pétition pour alerter le monde sur les crimes commis par la guérilla islamiste contre les femmes et sur le phénomène, qui s’amplifie, de la vente de jeunes irakiennes aux pays voisins pour 100 ou 200 dollars.
1996, Algérie. Les victimes violées et emmenées de force dans les maquis pour servir d’esclaves sexuelles dans les maquis des fous de Dieu.
Plus loin dans le temps et dans l’espace, Nankin (Chine) : 200 000 victimes reconnues par le Tribunal de Tokyo, enfermées dans des bordels, pour le repos des soldats japonais.
Et partout dans le monde, de tout temps, dans les périphéries des casernes, des camps de réfugiés, des maquis investis, des villes bombardées, partout quand la guerre, les armes et la mort commande à la vie, les femmes et leur corps sont l’enjeu de la violence sexuelle et meurtrière des hommes.
Partout, quand règne sans limite l’argent, quand on déplace les travailleurs, quand on ghettorise les émigrés - chez qui on envoyait en punition les filles à l’abattage ! - autour des mines, des champs pétroliers, des usines.
Mais encore dans la douceur de la paix, pas loin des parcs, des supermarchés regorgeant des produits de la mondialisation, à la sortie ou en plein coeur des cités embellies par l’art et la culture, là où s’épanouissent sans frein la démocratie et la vie citoyenne, où des femmes et des hommes se mobilisent le dimanche, leurs enfants sur les épaules, contre le trou de la couche d’ozone, pour sauver la planète, les baleines et l’ours blanc, dans ces villes avec leurs temples modernes du savoir, de la science et de l’Art, à Paris, Londres, Madrid, à deux pas de la Tate Gallery, du Prado et du Louvre, dans toutes ces villes on esclavagise aussi les femmes.
Et aussi à Alger, la ville blanche, sans temple, ni du savoir ni de l’Art, on esclavagise les femmes. Et dans tout le pays. Alors que s’efface de la mémoire les BMC, les bordels militaires de campagne, que disparaît enfin l’image orientaliste des Ouled Naïls et que jaunissent les cartes postales des corps dénudés et offerts à l’objectif voyeuriste du « voyageur », la prostitution « entre nous » se propage, s’insinue dans la moindre faille, la moindre brèche faite par la misère, la fragilisation des populations acculées à livrer leurs enfants, l’abandon des femmes, des enfants jetés à la rue par des hommes confortés par la coutume, la religion et la loi, et l’indifférence des services publics. Sur les hauts plateaux, le long des côtes sauvages, dans chaque restaurant-bar surplombant la mer limpide, là où le vin, au lieu de présider à des agapes lyriques, attire comme des mouches des hommes abêtis, on prostitue des femmes.
Il n’est pas rare de voir, au coeur des contrées les plus austères, celles où, encore aujourd’hui, un regard un peu appuyé sur les épaules rondes d’une jeune femme peut déclencher une guerre des clans, de voir des pauvresses dévêtues et offertes aux soûlards. Partout et toute l’année. Car aujourd’hui, tous les jours sont jours de marché. L’argent facile a fait exploser l’antique tradition saisonnière des maquignons qui envahissaient, les mains pleines de billets sales et humides, le burnous puant le mouton, les villages/bordels qui jalonnaient la carte secrète - un secret bien gardé - de mon pays austère. On se souvient, de mémoire d’homme, des enchères organisées pour la possession des jeunes vierges livrées chaque année. D’hier et d’aujourd’hui, tout cela dans le plus assourdissant des silences, le malheur des femmes à l’oeuvre dans "le plus vieux métier du monde". Oui c’est mal, mais que voulez vous faire ! Chut !
Le "bon sens" prend le débat en otage
Là-bas, en Europe, dans les pays des droits de l’Homme, ceux qui donnent des leçons du haut de leur supériorité civilisée, le problème est étalé au grand jour ; non seulement on s’accommode du plus "vieux métier du monde", mais on le défend comme un droit. Sur les plateaux de télévision, dans des journaux de grande notoriété, de la bouche de représentants de l’élite politique, hommes et femmes, sous la plume d’intellectuel-les reconnu-es, pêle-mêle humanistes, défenseurs des droits de l’Homme, féministes, stars des médias, tous - pas tous mais beaucoup - on voit, on lit, on entend de plus en plus parler de la légitimation de l’esclavage sexuel au nom de la liberté, de la solidarité avec les femmes pauvres du tiers-monde (sic), et, comble de cynisme, on fait montre de son souci de faire en sorte que les "travailleuses du sexe" - comme on dit de plus en plus - venues du tiers-monde se prostituent "mieux" dans les démocraties occidentales que dans leurs pays africains, arabes, asiatiques, ces continents sur lesquels l’homme blanc civilisé rejette sa part d’ombre. Il faut savoir que 70 à 80% des femmes prostituées en Europe sont non européennes.
Et il y a aussi ceux qui parlent de réalisme et de pragmatisme. Très souvent, le "bon sens" prend le débat en otage. Les arguments utilisés ne ratent pas leurs cibles. On parle de protection, d’amélioration des conditions de vie, de sécurité des prostituées, de confort, "les travailleuses du sexe doivent être mises à l’abri du froid", disent-ils dans un dernier outrage aux femmes. Dans un sursaut d’humanité, on propose la réouverture officielle des maisons de prostitution. (La pire des choses de l’avis général des femmes qui y sont passées). Du même coup, on nettoierait les rues, les quartiers, et ceux qui sont tiraillés entre leur répulsion des prostituées et leur tolérance de la prostitution seraient rassurés. Les bons citoyens pourraient dormir tranquilles et circuler en famille dans les parcs, les rues de la ville, et si l’envie les prenait, ils sauraient où aller. Mais nos femmes et nos enfants ne doivent pas voir ça. Et puis la maladie, les maladies !!!
Devant le spectre de la maladie et celui de la moralité resurgit la vieille culture des BMC (bordels militaires de campagne) dominée par les thèses hygiénistes et racistes que les colonisateurs ont laissées derrière eux. À Alger aussi, cette idée fait son chemin ; dans la tête des policiers, ce qui est normal, mais aussi des médecins, des gestionnaires de la ville. On parle, on se réunit, car « c’est insupportable », « il y en a trop », jusque sur les boulevards des martyres de la guerre coloniale, jusqu’aux abords des lieux imaginés par nos édiles pour distraire les familles bien sages. On en parle en catimini, et peu de gens, de citoyens sont informés sur le fond de ce phénomène. À part quelques rares reportages sur « le scandale » de la prostitution dans nos villes pour compléter le tableau sinistre des malaises « de la modernité », du "libéralisme". Des informations qui ne permettent pas de se former une opinion, des jugements, et qui même a contrario provoque des attitudes dangereuses. Certains de ces citoyens "informés" ne vont-ils pas jusqu’à penser que c’est aussi la "libération des femmes", la disparition de l’autorité familiale, masculine, la disparition de la morale musulmane qui est la cause du développement de la prostitution des femmes algériennes. Et la perte de l’honneur nationaliste algérien, celui qui nous a libérés, et qui aujourd’hui ne guide plus nos consciences. Ils ignorent ou feignent d’ignorer que c’est justement la morale familiale et musulmane, ici, chrétienne ailleurs, qui a engendré la ségrégation sexuelle entre les femmes : les femmes honnêtes pour un seul homme, les autres à tous les hommes. Ils feignent d’ignorer aussi que les clients sont des hommes, musulmans, nationalistes et pères de famille !
En Europe
Mais c’est en Europe qu’on discute vraiment de la prostitution. Chez nous, c’est le silence et l’indifférence sur ce qui se dit en Europe. Pourtant, cela nous concerne au premier chef puisque 70 à 80 % des femmes prostituées en Europe viennent d’ailleurs. D’Algérie aussi. Cela ne veut pas dire que des Européens ne se prostituent pas. Le phénomène de la drogue est devenu un puissant recruteur dans les pays nantis ; des jeunes filles et des jeunes garçons européens se trouvent eux aussi entraînés dans l’enfer de la prostitution. Mais la majorité vient des pays du tiers-monde, un vieux nom qui fleure bon les révolutions de la fin du siècle dernier.
S’agissant de la prostitution, ce terme fait encore sens puisqu’elle se recrute principalement dans les pays asiatiques, africains et arabes, ceux-là même qui dénoncèrent la misère de leurs peuples comme la conséquence de la colonisation et de l’exploitation de leurs richesses naturelles par les impérialistes occidentaux, donc des femmes venues pays du tiers-monde. Même si, aujourd’hui, on ne peut plus évoquer l’exploitation et la colonisation pour expliquer le nombre de femmes prostituées d’origine algérienne, marocaine, vietnamienne, malienne... dans le premier monde. L’exportation de jeunes femmes à peine pubères, des pays pauvres vers les pays riches, s’explique par des facteurs dont nous avons l’entière responsabilité.
Ce débat en Europe a été long à mettre en marche. Ce n’est qu’en 2000, pour le 8 mars, qu’il y a eu une mobilisation importante des féministes sur la question, reconnaissant enfin que la prostitution est une question centrale du féminisme et du respect des droits de la personne humaine, une violation des droits de l’homme. Nous devons répéter, marteler l’idée que quand on parle de prostitution, on parle de violation de la personne humaine et des conséquences de la discrimination des femmes. La plus grave des conséquences. À la Conférence de Mexico de 1975, le directeur Général de l’UNESCO, le sénégalais M’Bow lança un cri contre la prostitution, "la plus grande des discriminations à l’égard des femmes", que beaucoup ne sont pas prêts a entendre, aujourd’hui encore. Et pour cela briser l’omerta qui entoure l’esclavage sexuel des femmes.
* Première partie de la préface du livre De la “tolérance” en Algérie (1830-1962). Enjeux en soubassement", de Barkahoun Ferhati, DAR El Othmania-Algérie (2007). Pour un compte rendu de ce livre : ce site.
* Deuxième partie : "Une politique cohérente contre la violence à l’égard des femmes doit commencer par s’attaquer à la prostitution".
* Droits réservés : Wassyla Tamzali, avocate et auteure.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 janvier 2008