En 2008, le premier ministre du Québec, Jean Charest, a torpillé le débat sur les accommodements religieux, dits "raisonnables", et s’est félicité dans les médias des recommandations de la Commission Bouchard-Taylor, alors que celle-ci n’avait fait que brasser de l’air pour en arriver en bout de ligne au multiculturalisme de la "laïcité ouverte". La grande majorité des Québécois-es se reconnaissent comme valeurs fondamentales communes l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français et la séparation entre l’État et la religion. Pourtant, le rapport Bouchard-Taylor en a fait un manque d’ouverture envers l’immigration, une notion frileuse de notre propre identité.
Il faut se rappeler que Jean Charest a mis sur pied cette Commission pour contrer la popularité du chef de l’Action démocratique du Québec (ADQ), Mario Dumont, qui dénonçait à juste titre la multiplication des demandes d’accommodements religieux dans les institutions publiques. En choisissant un fédéraliste comme Charles Taylor, qui avait appuyé la création de tribunaux islamiques au Canada, et Gérard Bouchard, le promoteur de l’identité "civique", il s’assurait que le multiculturalisme canadien serait reconduit sous ses nouveaux habits de "laïcité ouverte", soit de tolérance du religieux dans la sphère publique au nom de la diversité culturelle.
Disposant d’un budget de cinq millions de $, de 241 témoignages et de 900 mémoires, la Commission Bouchard-Taylor n’a pas répondu au triple mandat que lui avait donné le gouvernement Charest soit : 1. De dresser un portrait fidèle des pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles. 2. D’en définir les termes et de mener une consultation dans les régions du Québec pour connaître l’opinion des Québécois-es. 3. Finalement, de formuler des recommandations au gouvernement afin que les pratiques d’accommodements soient respectueuses des valeurs communes au Québec (1).
Les recommandations de la Commission ont balayé sous le tapis les conséquences sociales des demandes d’accommodements religieux comme une simple erreur de perception dont se serait rendue coupable la communauté québécoise de souche ("canadienne-française"), pleine de ressentiment, revancharde et nostalgique de ses valeurs traditionnelles. Les commissaires ont entendu ce que les Québécois-es en pensaient, mais n’en ont pas tenu compte. Ils ont carrément rabroué les femmes qui protestaient contre la menace grave que constitue la remise en question de la laïcité des services publics pour l’égalité entre les sexes et les valeurs communes que le Québec a adoptées. Tout ce qu’on a fait, c’est de voter unanimement pour le maintien du crucifix à l’Assemblée nationale, alors qu’il aurait fallu le mettre au musée pour sa valeur patrimoniale incontestable.
Menaces pour la stabilité du gouvernement
Si Jean Charest fait la sourde oreille aux demandes de plus en plus pressantes pour une Charte de la laïcité au Québec, c’est peut-être parce qu’il craint de relancer le débat sur les écoles confessionnelles, subventionnées à 60% par l’État. Il lui faut, bien sûr, ménager les divers lobbys religieux, qui l’ont mis au pouvoir, tout autant que M. Harper au Canada. Fort de son gouvernement majoritaire, M. Charest se permet de balayer impunément sous le tapis le scandale de la Caisse de dépôt, les conclusions stériles de la Commission Bouchard-Taylor, la nécessité d’une Charte de la laïcité au Québec, mais condamne publiquement le président de la SODEC pour ses dépenses présumément "somptuaires". Cherchez l’erreur d’échelle !
N’ayant plus à se préoccuper de la popularité de l’ADQ ni de se faire réélire, le premier ministre n’a pas hésité à renier publiquement l’Avis du Conseil du statut de la femme (CSF) sur la laïcité des services publics par la voix de la ministre de la Condition féminine, Christine Saint-Pierre. Bien que ce dossier ne soit pas de sa juridiction, mais de celle de la ministre du Conseil du Trésor et responsable de l’Administration gouvernementale, Mme Monique Gagnon-Tremblay, Mme St-Pierre a donné publiquement son appui à la résolution de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) sur la tolérance du port de signes religieux dans la fonction publique (2).
Le refus du gouvernement de répondre aux demandes croissantes de diverses couches de la population, notamment de plusieurs membres de la communauté d’origine musulmane, montre une fois de plus que sa servilité envers le fédéralisme canadien lui interdit de lutter efficacement pour les intérêts spécifiques du Québec. Le multiculturalisme canadien a été mis de l’avant par P.E. Trudeau justement pour faire de la majorité francophone au Québec une minorité culturelle parmi d’autres.
Les conséquences néfastes du flou juridique
Les recommandations du rapport Bouchard-Taylor n’ont en rien fourni des pistes de solution pour les fonctionnaires confrontés à de futures demandes d’accommodements religieux. On le voit, en ce moment, avec la contestation juridique de certains catholiques et juifs hassidims qui refusent de se plier aux règles du ministère de l’Éducation du Québec sur les cours d’histoire des religions. Il y a aussi une profonde contradiction à continuer à financer les écoles privées confessionnelles en dépit de la déconfessionnalisation des écoles obtenue en 1997.
L’attitude laxiste et opportuniste du gouvernement Charest permet à toutes les religions de refaire surface et de remettre en question la laïcité dans les services publics, mise en place au Québec après des années de "grande noirceur". On apprenait récemment que le Centre universitaire de santé de l’Université McGill (CUSM) acceptait d’adapter les traitements pour l’infertilité aux exigences religieuses des patient-es : "Les musulmans préfèrent que ce soit une femme qui cueille les ovules et implante les embryons chez la patiente. Les juifs orthodoxes délèguent un membre de leur communauté pour observer les manipulations des cellules, mais sont indifférents au sexe et à la religion des médecins. Les catholiques, eux, acceptent que les ovules soient congelés, mais pas les embryons (3)."
Une des conséquences les plus navrantes du non-respect de la neutralité des services publics au Québec est le refus de s’intégrer clairement affiché par des individus, qu’ils soient catholiques, juifs ou musulmans, qui accordent à leur allégeance religieuse la primauté sur le respect des lois et des valeurs communes que la société québécoise s’est données. Comment réagiront, au fil des jours, les Québécois-es de toutes origines qui verront leurs valeurs communes ainsi foulées au pied au nom de la religion ? En quoi ce qui pourra être considéré comme un affront et un rejet peut-il représenter un facteur d’intégration, comme certain-es le prétendent, plutôt qu’une source perpétuelle de conflits ? Comment le port même du symbole de leur ségrégation par des femmes, considérées dans leur essence comme sources de tentations et de désordres, pourra-t-elle favoriser l’intégration des femmes ? Tout ce que cette prétendue "ouverture" apporte, c’est l’intégration de l’intégrisme dans nos institutions publiques.
Que fera-t-on quand on demandera à nouveau d’exclure les conjoints des cours prénataux, quand des femmes refuseront d’être soignées par des hommes et des hommes d’être servis par des femmes, quand des non-croyant-es, dont on ignore les droits, verront comme une provocation dans une société laïque que des employé-es des institutions d’enseignement et des services de santé fassent montre de prosélytisme pour leur religion ou portent des signes religieux comme une bannière politique exclusive ? Et quels arguments utilisera-t-on quand on réclamera, au nom du critère de "sincérité" de ses croyances religieuses et du respect des religions inscrit dans la Charte, de porter le turban, la kippa, le kirpan, la burqa ou le nikab dans les services publics ?
Le respect des valeurs est à sens unique. Pendant que nous tolérons le rejet des nôtres, les journalistes de Radio-Canada qui ont couvert les élections en Iran ont été obligées de mettre une photo avec foulard dans leur passeport et de présenter leurs reportages la tête couverte ! Faut-il répéter que tout le monde est libre ici de porter des signes religieux dans l’espace public et privé et que le débat concerne uniquement les employé-es de la fonction publique et leur devoir de réserve sur leurs opinions politiques ou religieuses dans le cadre de leur travail (4) ?
Comment pourra-t-on refuser la reconnaissance juridique de la polygamie, de l’excision, des crimes d’honneur, de l’interdiction de la contraception, de l’avortement ou de toute autre pratique entérinée par des évêques, des rabbins, ou des imams, quand on les demandera au nom du respect de la religion ? Peut-on parler d’intégration des minorités ethno-culturelles en donnant la primauté aux choix individuels plutôt qu’aux valeurs collectives, au bien commun et à une seule loi pour toutes et tous ? Enfin, le premier ministre Jean Charest ne démontre-t-il pas sa volonté d’utiliser le multiculturalisme pour semer la division et barrer la route à toute manifestation d’indépendance du Québec ?
Cette vision essentialiste des religions, qui ouvre toute grande la porte aux intégrismes religieux, n’est pas propre au Québec et au Canada. On n’a qu’à lire le discours d’Obama au Caire, qui s’adresse à l’Islam comme à une entité géo-politique homogène (5). Il y prend la défense du voile islamique à trois reprises, celui-ci n’étant pas pour lui un symbole d’inégalité quel que soit le sort fait à celles qui le portent. Que ce soit en Algérie, en Iran ou en Afghanistan, des femmes sont battues, vitriolées, emprisonnées, exécutées pour avoir refusé de porter ce qu’elles considèrent un emblème de soumission des femmes à la théocratie patriarcale. Refusera-t-on au Québec d’entendre la voix des femmes laïques originaires de pays musulmans qui réclament pour toutes et chacune d’entre elles le soutien d’une société démocratique, égalitaire et laïque contre les diktats intégristes mis en place dans leur communauté ?
Notes
1. Rapport Bouchard-Taylor, Fonder l’avenir – le temps de la conciliation, 19 mai 2008.
2. Tommy Chouinard, "La ministre St-Pierre en accord avec la Fédération des femmes du Québec", La Presse, 13 mai 2009.
3. Judith Lachapelle, "Les traitements contre l’infertilité adaptés à la religion au CUSM", La Presse, 11 juin 2009.
4. Diane Guilbault, Pour le laïcité complète et visible dans les services publics au Québec, 17 mai 2008 et le livreDémocratie et égalité des sexes, Éditions Sisyphe, 2008.
5. Marieme Hélie-Lucas, Égypte - Obama et la prison des identités religieuses, Sisyphe, 8 juin 2009.
Mis en ligne dans Sisyphe, le 17 septembre 2009