| Arts & Lettres | Poésie | Démocratie, laïcité, droits | Politique | Féminisme, rapports hommes-femmes | Femmes du monde | Polytechnique 6 décembre 1989 | Prostitution & pornographie | Syndrome d'aliénation parentale (SAP) | Voile islamique | Violences | Sociétés | Santé & Sciences | Textes anglais  

                   Sisyphe.org    Accueil                                   Plan du site                       






dimanche 3 janvier 2016


"Il n’y a pas de divine sharia"
Non confessionnel, le réseau Femmes sous lois musulmanes relie toutes les femmes de pays musulmans

par Marieme Helie Lucas, sociologue et coordonnatrice de Secularism Is A Women’s Issue






Écrits d'Élaine Audet



Chercher dans ce site


AUTRES ARTICLES
DANS LA MEME RUBRIQUE


Tournant historique dans la lutte contre l’intégrisme musulman : les femmes laïques s’organisent
Femmes et islam - Leur libération est notre libération
Déclaration du Réseau international de solidarité Femmes sous lois musulmanes (WLUML) sur la situation en Libye
Quelles femmes musulmanes le féminisme islamique représente-t-il ?
Les femmes et les ennuis conjugaux de Mahomet
Une loi en demi-teintes contre la burqa
Algérie - Les féministes ne lâchent pas grâce à Femmes sous lois musulmanes
Comment concilier égalité des droits et lois inspirées de la charia en Algérie ?
Inde : Taslima Nasreen est chassée de ville en ville
En Grèce, des fillettes mariées en toute légalité
L’islamisme contre les femmes partout dans le monde
Débats entre femmes en terres d’islam
Visez le bas, messieurs les maris
Shirin Ebadi, le courage en action
Carnet de voyage en Iran







Le réseau international de solidarité Femmes Sous Lois Musulmanes est plus connu sous l’acronyme WLUML (1) de son nom en anglais Women Living Under Muslim Laws. Créé en 1984 en réponse à des situations urgentes dans lesquelles se trouvaient des femmes (en Algérie, puis en Inde, au Soudan, etc...), pour soutenir leurs luttes locales, nous avons rapidement découvert que nous pouvions aisément faire tomber les accusations d’être vendues à l’Occident et traîtres à nos culture-religion-nation-révolution en mobilisant largement le soutien des femmes des pays musulmans elles-mêmes, ce qui n’avait pas été fait auparavant.

C’est un réseau non confessionnel, qui relie les femmes vivant dans des pays ou des communautés (en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient, dans le Pacifique, et plus récemment en Europe et aux Amériques) où s’appliquent des lois, et en particulier un code de la famille - ou loi de statut personnel -, dites musulmanes. Ce qui nous lie, c’est donc une situation sociopolitique commune, et non pas une croyance religieuse ; en effet bien des citoyennes non croyantes, faisant partie de minorités d’autres religions ou même étrangères vivent également sous ces lois. Celles-ci affectent spécifiquement les femmes car elles régissent le mariage, le divorce, la répudiation, la polygamie, la garde des enfants, l’héritage, etc...

Pas de sharia divine, mais des lois créées par des hommes

Ce que nous avons en commun, c’est que nos situations sont justifiées par un péremptoire : ’c’est comme ça, parce que c’est l’islam’, qui a longtemps réduit au silence ou limité les revendications des femmes. Or, il suffit de franchir quelques frontières pour se rendre compte que les droits des femmes diffèrent, et parfois fondamentalement, d’un pays musulman à l’autre, bien que chacun prétende être en parfaite conformité avec l’islam. À titre d’exemples, la loi donne des responsabilités et des droits égaux à l’homme et à la femme dans le mariage en Turquie, à Fidji, dans les Républiques (musulmanes) d’Asie Centrale, en Indonésie, en Tunisie ; alors que, bien que l’obéissance de l’épouse ne soit pas codifiée dans la loi, l’homme est le chef de famille au Bangladesh, au Pakistan, en Inde (pour les musulmans), au Sri Lanka, aux Philippines (pour les musulmans), au Sénégal, au Cameroun ; et que l’obéissance de l’épouse est inscrite dans la loi en Malaisie, en Iran, en Égypte, au Soudan....

De même, le consentement au mariage est indispensable et le mariage forcé puni par la loi en Tanzanie, en République Kyrguyze, au Sénégal, en Tunisie, en Turquie, en Ouzbékistan ; au Bangladesh, au Pakistan et en Iran, il n’est pas fait mention de mariage forcé dans la loi, mais la mariée doit être physiquement présente et signer son contrat de mariage, il est interdit mais non puni par la loi à Fidji, en Algérie. Le consentement de la mariée est requis, mais d’autres mesures légales en affaiblissent la portée, en Égypte, aux Philippines, en Malaisie, au Nigeria, au Sri Lanka, en Indonésie, au Soudan, en Gambie... (2) Cette diversité se retrouve dans l’âge légal pour le mariage, le droit des femmes à initier ou non le divorce, la polygamie, etc..., tous droits légaux qui affectent lourdement la vie des femmes.

C’est là une preuve suffisante, s’il en était besoin, que ces lois dites divines sont bien faites de la main de l’homme et peuvent être combattues en tant que telles. Et cela a aussi le mérite de démystifier le mythe d’un monde musulman homogène. Il n’y a donc pas une loi ’islamique’ (c’est-à-dire issue directement de l’islam), mais de multiples et diverses lois musulmanes (c’est-à-dire faites par des humains musulmans), qui tirent leurs sources non pas seulement d’interprétations du Coran et d’autres sources purement religieuses, mais incorporent également des coutumes locales (comme la mutilation sexuelle des femmes (MSF) pratiquée dans une région spécifique de l’Afrique, le wali ou tuteur matrimonial qui maintient la femme dans une éternelle minorité juridique, le mariage muta’a ou mariage temporaire dit de jouissance, etc...), ainsi même des éléments des lois coloniales (3). Ainsi en Algérie, la loi nataliste française de la fin de la première guerre mondiale criminalisant non seulement la pratique mais également la diffusion de connaissances sur la contraception et l’avortement fut prorogée jusqu’en 1976 - et ce au nom de l’islam, en dépit d’une fatwa du Haut Conseil Islamique Algérien de 1963 déclarant explicitement que la contraception était licite et les indications de l’avortement très larges, y compris celle de la santé mentale et morale de la mère - ; ou bien au Pakistan qui, à sa création en 1947, n’accorda aux femmes de la nouvelle nation aucun droit à l’héritage, jusqu’à ce que celles-ci découvrent que c’était en application de la loi victorienne, tombée en désuétude depuis fort longtemps en Grande Bretagne !

Il n’y a donc pas de divine ’sharia’ (4), comme veulent nous le faire croire les intégristes qui sélectionnent parmi les diverses interprétations religieuses ainsi que parmi les coutumes purement locales ou les lois coloniales celles qui sont les plus rétrogrades, pour en manufacturer ce qu’ils appellent LA sharia, et exiger sa reconnaissance officielle, y compris actuellement en Europe occidentale.

Recherche et soutien aux luttes locales

Le réseau WLUML a donc été amené, tout en poursuivant le soutien aux luttes locales des femmes en contextes musulmans qui demeure son but ultime, à accroître l’échange d’informations et de connaissances existantes, à créer un savoir qui n’existait pas. À cet effet, WLUML publie régulièrement en anglais, en français, en arabe, en russe, en persan, une revue - ’Dossier’ - qui est distribuée aux groupes de femmes concernées, ainsi que plusieurs autres publications occasionnelles. Le souci constant est de retourner aux femmes sur place le résultat des recherches que les professionnels, locaux ou occidentaux, font sur elles, sans jamais se soucier de renvoyer leurs conclusions aux femmes concernées.

WLUML a initié diverses recherches pluridisciplinaires, dont la recherche « Femmes et Lois dans le monde musulman », qui a produit des dizaines de rapports nationaux et régionaux, ainsi que le manuel Knowing Our Rights (cité en note 2). Bien que des chercheuses y aient également participé, cette recherche a été délibérément placée entre les mains des groupes locaux afin que les femmes de la base s’en approprient les résultats. De plus, dans la mesure où notre intérêt portait non seulement sur la loi écrite des États, mais également sur les systèmes parallèles de justice (coutumière, religieuse, etc...) ou sur les lois non écrites, et surtout sur l’application des lois aux femmes, ces groupes étaient les mieux placés pour partager une information qu’elles détiennent et vivent au quotidien.

WLUML n’est pas une organisation pyramidale, mais un réseau dont la fonction principale est celle de lien. Par voie de conséquence, il n’a pas de ’membres’, chacune y entre, en sort et y revient, s’en sert et y contribue suivant ses besoins et ses possibilités. Ainsi, quand les Sri Lankaises dans les années 90 ont été confrontées à l’introduction par des groupes intégristes des MSF dans leur pays au nom de l’islam - pratiques dont elles n’avaient jamais entendu parler -, le réseau a fait circuler leur demande d’information aux Africaines concernées, et ce sont les Gambiennes qui ont débarqué au Sri Lanka munies de leur matériel didactique, leurs vidéos et ... leurs témoignages personnels. Ce qui a rapidement réglé le problème car les Sri Lankaises ont aussitôt pu organiser, sur la base des informations de première main qu’elles avaient ainsi acquises, le lobbying de leurs autorités politiques et religieuses contre l’introduction de cette pratique inconnue. Et quand les Canadiennes de la communauté musulmane se sont vues menacées, au nom des droits humains, des droits des minorités, des droits religieux et des droits culturels, de l’introduction de tribunaux d’arbitrage religieux pour les affaires familiales, ce sont des Algériennes, des Pakistanaises, des Iraniennes, des Sud-Africaines qui sont allées sur place expliquer ce que les femmes avaient à perdre dans cette affaire, et ont ainsi pu soutenir la lutte des femmes issues de l’émigration de pays musulmans (improprement désignées toutes comme ’musulmanes’) devant la frilosité politique de la gauche et des féministes canadiennes.

Les femmes qui participent au réseau WLUML ont souvent été amenées à conduire des projets communs, quand il apparaît à travers les échanges réguliers entre nous, que cela s’avère nécessaire. Cela a été le cas pour la recherche « Femmes et Lois », mais également pour de vastes programmes d’échange entre femmes de pays musulmans, qui ont permis à des femmes de vivre une réalité dite musulmane très différente de la leur. Ainsi, des femmes venant de pays où elles sont voilées sont allées passer plusieurs mois dans des pays où les femmes ne le sont traditionnellement pas, celles de pays où l’on pratique la MSF sont allées dans des pays où on n’en a jamais entendu parler, celles des pays où les femmes votent et peuvent être chefs d’état sont allées dans des pays où les femmes sont enfermées - et vice versa. Le choc culturel qui en résulte est le meilleur garant de leur définitive compréhension du fait que le monde musulman est très divers, religieusement, culturellement et politiquement.

Stratégies multiples adaptées aux divers milieux

Ces dernières années, une demande s’est intensifiée pour que des formations soient transmises collectivement pour les femmes du réseau. Ces instituts, appelés « Féminisme dans le monde musulman », traitent à la fois des exemples des diverses stratégies utilisées par les femmes pour combattre l’intégrisme dans nos pays et des instruments internationaux que nous pouvons également utiliser. Ils se sont déjà tenus en Turquie, au Bangladesh, en Malaisie, au Nigeria, et le prochain se tient actuellement au Sénégal.

Dans un réseau qui s’étend sur tous les continents, les stratégies des femmes pour conquérir ou préserver leurs droits sont des plus diverses et conditionnées par le climat politique dans lequel elles vivent : il va de soi que réclamer la laïcité en Iran ou au Soudan actuellement, c’est signer sa condamnation à mort, alors que c’est encore la stratégie dominante en Algérie, par exemple, et que, plus récemment, à la suite des persécutions contre les chrétiens au Pakistan, les organisations de femmes et de droits humains pakistanaises, qui ont longtemps choisi une stratégie entriste basée sur la réforme de la religion, ont entrepris des démarches pour promouvoir un État laïc. WLULML n’a donc pas de stratégie préférentielle en tant que réseau, mais considère que c’est à chaque groupe, localement, de déterminer la façon la plus adéquate, à un moment donné de leur histoire politique, d’avancer la cause des femmes.

Il s’ensuit que certaines font porter leurs efforts sur une réinterprétation humaniste et féministe de l’islam (5), que d’autres s’appuient sur la CEDAW et les autres conventions internationales, et font intervenir divers Rapporteurs spéciaux de l’ONU pour faire pression sur leurs gouvernements et obtenir des changements législatifs, alors que d’autres encore mènent des actions en justice pour faire évoluer la jurisprudence, ou que d’autres enfin se battent au nom des droits universels, des droits humains, ou exigent des constitutions laïques. Le soutien de tout le réseau leur est acquis, quelle que soit la stratégie adoptée. Ces diverses stratégies sont considérées par WLUML comme non antagonistes, complémentaires et souvent concomitantes ; il est d’ailleurs intéressant de voir que la plupart des groupes en utilisent plusieurs à la fois, ou évoluent de l’une à l’autre au cours du temps.

Cela nous vaut toutefois régulièrement d’être traitées soit d’intégristes déguisées soit d’athées sanguinaires, par ceux et celles qui ne voient qu’un aspect local et partiel des stratégies diverses menées conjointement par le réseau. Nous croyons fermement que l’intégrisme est une forme de fascisme contemporain, bien trop énorme et dangereux pour ne pas utiliser contre lui absolument toutes les armes à notre portée.

Collaborations avec d’autres groupes de défense des droits

Enfin, le WLUML n’est pas un ghetto : bien que notre priorité soit la défense des droits des femmes dans les contextes musulmans, nous collaborons régulièrement avec des groupes hors ces contextes qui partagent certains aspects de notre lutte. Ainsi, par exemple, Catholics for a Free Choice et les résistantes de la majorité juive de l’intérieur d’Israël à sa politique ethnique expansionisme ont partagé, à notre initiative, certaines de nos plateformes internationales contre l’intégrisme, spécialement au cours des Conférences Mondiales de l’ONU sur les Droits Humains ( Vienne), sur la Population (Le Caire) et sur les Femmes (Pékin). Nous avons très activement soutenu la lutte des Femmes en Noir de Serbie contre l’alliance militaro-intégriste orthodoxe, de même qu’elles soutiennent la notre contre l’intégrisme musulman. Et le Center for Women’s Global Leadership est depuis des années un soutien fort pour ceux de nos groupes qui entreprennent des luttes au niveau des instances internationales.

Toutefois, les collaborations se font entre partenaires égales, chacune balaye d’abord et avant tout devant sa propre porte, et nous évitons comme la peste les organisations de femmes ou de droits humains qui se substituent aux femmes concernées et lancent des luttes au nom d’autres femmes (Tu ne convoiteras pas la révolution d’autrui, Marieme Hélie Lucas, à paraître en 2010).

Notes

(1)Site WLUML
(2) WLUML a produit en 2003 un manuel à l’usage des militantes qui résume les différences entre lois dites musulmanes dans le monde, résultant de dix années de recherche sur le terrain par des groupes de base. « Knowing Our Rights : Women, family, laws and customs in the Muslim World ». Une version française sera publiée fin 2009.
(3) Voir par exemple : « Islamic Law and the Colonial Encounter », in British India, Michal R. Anderson, WLUML Occasional Paper n°7, June 1996. Et « Reform of Personal Status Laws in North Africa : a Problem of Islamic or Mediterranean laws ? », par Ann Elizabeth Major, WLUML Occasional Paper n° 8, July 1996.
(4) Selon Soheib Bencheikh, ex-Grand Mufti de la Mosquée de Marseille et actuel directeur de l’Institut des Hautes Études Islamiques à Marseille, ’sharia’ n’a qu’un seul sens : la voie, le chemin de chacun vers Dieu. Il ne peut en aucun cas signifier une loi humaine d’inspiration divine. « C’est un concept [...] spirituel, donc synonyme en quelque sorte d’un cheminement personnel mais qui, à travers l’histoire, couvre le travail juridique des écoles [juridiques, malékite au Maghreb, hanafite en Turquie, hanbaliste en Arabie Saoudite], si bien que le droit musulman est varié. Il n’a aucune sacralité et souffre de n’avoir pas été mis à jour. » (Voir ce lien
(5) Il me faut ici faire une claire distinction entre les groupes œuvrant à la réinterprétation progressiste et féministe de l’islam et ceux que la presse occidentale qualifie de "féministes islamiques", lesquelles ne sont que la branche féminine des mouvements intégristes. Ces groupes ne tolèrent aucune autre stratégie que celles de l’intérieur de la religion et ne font pas partie du réseau WLUML.

Publié en 12 novembre 2009 sur le site de Femmes Sous Lois Musulmanes, ainsi que plus récemment sur Europe Solidaire.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 septembre 2011

Lire aussi : "L’islam n’est pas la sharia - On reconnaît la sharia en France"



Format Noir & Blanc pour mieux imprimer ce texteImprimer ce texte   Nous suivre sur Twitter   Nous suivre sur Facebook
   Commenter cet article plus bas.

Marieme Helie Lucas, sociologue et coordonnatrice de Secularism Is A Women’s Issue
http://siawi.org

Marieme Helie Lucas, sociologue algérienne, a fondé avec d’autres femmes le Réseau international de solidarité Femmes Sous Lois Musulmanes et elle est la coordonnatrice de Secularism Is A Women’s Issue.



    Pour afficher en permanence les plus récents titres et le logo de Sisyphe.org sur votre site, visitez la brève À propos de Sisyphe.

© SISYPHE 2002-2016
http://sisyphe.org | Archives | Plan du site | Copyright Sisyphe 2002-2016 | |Retour à la page d'accueil |Admin