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2003 Les femmes et la carrière universitaire : réplique à Leroux
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Dans la section Libre Opinion du journal Le Devoir du 7 mars dernier, Robert Leroux, professeur de sociologie à l’Université d’Ottawa, fustigeait un texte antérieur de Nathalie Dyke, journaliste et auteure, sur les femmes et la carrière universitaire. L’enjeu, tel que posé par Nathalie Dyke : le renouvellement du corps professoral dans les universités canadiennes et québécoises, et les difficultés d’assurer une représentation équitable des femmes (et, ajouterons-nous, des membres des minorités visibles) parmi les professeurs d’université. Or, à lire Leroux, la présence des femmes dans les universités serait une question dont nul ne devrait s’inquiéter, et les barrières systémiques à l’égalité une idée dont il faudrait se gausser. De plus, les politiques d’équité favoriseraient systématiquement l’embauche de femmes aux compétences douteuses au détriment d’hommes beaucoup plus qualifiés, et ne seraient mises en application par les assemblées départementales que sous la pression d’un "terrorisme" féministe poursuivant, sous un pâle vernis de scientificité, des buts purement idéologiques. À l’appui de ses propos, Leroux appose son titre de sociologue. Nous, soussigné-e-s, professeur-e-s et chercheur-e-s dans des universités québécoises et canadiennes, jugeons impératif de démontrer le caractère fallacieux de ces affirmations et de rétablir sur des bases plus crédibles les termes du débat. Examinons les faits. Sous-représentation des femmes à l’Université Il est indéniable que les femmes sont sous-représentées dans les institutions universitaires. Elles comptent pour 51% de la population canadienne, mais forment seulement 25,9% des professeurs à temps plein dans les universités (1999-2000, Fédération canadienne des sciences humaines). Consolons-nous à l’idée que cette proportion était de 17% il y a vingt ans. Cette sous-représentation des femmes dans le corps professoral universitaire est-elle pour autant un problème ? Oui. Tout d’abord, elle prive les universités et leurs étudiant-e-s des habiletés, qualités, valeurs et forces spécifiques que peuvent leur apporter les femmes professeures — dont un intérêt jusqu’ici plus marqué que chez leurs collègues masculins pour la production de connaissances sur les conditions de vie et de travail des femmes elles-mêmes. Ce déficit de représentation pose également à nos sociétés un problème de justice. Il signifie que les femmes n’ont tout simplement pas un accès égal à la profession universitaire. À moins de prétendre que les femmes sont naturellement moins douées pour le métier d’universitaire (un pas que, à sa décharge, Leroux se refuse à franchir) on ne peut que conclure que cette sous-représentation est due à des facteurs sociaux. Or, Leroux nie - ou mieux : tourne en ridicule - l’existence de barrières systémiques à l’égalité des femmes dans le corps professoral, et au premier chef la réalité du partage encore inégal du travail domestique dans la famille, et en particulier du travail de soins aux proches dépendants ou vieillissants. Cette réalité est pourtant bien documentée par Statistique Canada, comme par d’autres enquêtes. L’une d’elles, citée dans le Harvard Business Review d’avril 2002, compare l’accomplissement des tâches domestiques par des cadres supérieurs d’entreprise, masculins et féminins. On y lit que 37% des femmes cadres supérieurs aident leurs enfants à faire leurs devoirs contre 9% des hommes ; que 51% d’entre elles s’absentent du travail pour soigner des enfants malades contre 9% des hommes ; et que 45% s’occupent des tâches ménagères contre 5% des hommes. En outre, plus de 50% des femmes sont encore responsables des courses et de la préparation des repas contre 7 à 9% des hommes. Même si ces tâches ne requièrent qu’une heure et demie par jour - et que la liste de celles considérées par l’étude soit loin d’être exhaustive - on parle ici de 500 heures de travail par année. Consacrée au travail universitaire, que permettrait la disposition d’une telle somme de temps libre ? De réaliser des activités cruciales à l’avancement d’une carrière : lire, faire des recherches et produire au moins deux ou trois articles par an... À ces déséquilibres en temps discrétionnaire s’ajoute l’accès encore inégal des femmes au mentorat et, comme l’affirme le spécialiste Nan Lin (2000), aux réseaux professionnels. Des voleuses de jobs ? C’est précisément parce qu’elles reconnaissent l’existence de facteurs sociaux qui désavantagent les femmes de façon systémique que les universités ont adopté des politiques d’équité en emploi. Discrimination à rebours ? Non, pas selon l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. "Nivellement par le bas" et embauche massive, comme le soutient Leroux, de candidates moins qualifiées ? Primo, les assertions de Leroux sont des affirmations purement gratuites qui ne sont appuyées sur aucune donnée d’enquête. Plus encore : elles font fi des feuilles de route de nos collègues féminins et jettent injurieusement le doute sur les compétences de toutes les professeures d’université embauchées au cours des dernières années. Secundo, l’argument de Leroux repose sur une vision étriquée de la notion de qualifications. Au contraire de ce qu’il suggère, l’évaluation par les comités d’embauche des qualifications des candidats à des postes universitaires ne se limite pas, et ne saurait se limiter à une simple opération comptable. Il n’a jamais suffi à un homme d’avoir la plus longue liste de publications pour l’emporter sur un autre candidat, homme ou femme. Choisir la candidature la plus qualifiée fait appel à des jugements complexes qui doivent considérer les aptitudes et compétences de la/du candidat en regard de l’ensemble de la tâche professorale. Nous ne faisons pas que de la recherche : nous enseignons, supervisons des thèses, siégeons à des comités, effectuons du service à la communauté, etc. La qualité et l’intérêt du travail intellectuel des candidats en regard des besoins des départements, le dynamisme, la collégialité et même, dans certaines universités hors-Québec, le bilinguisme jouent également un rôle important dans nos délibérations. Ajouter à ces critères d’embauche des principes d’équité dans la représentation des femmes et des membres des minorités ne signifie pas céder sur les qualifications requises par l’ensemble de la tâche universitaire. Leroux profite de l’occasion pour malmener les études des femmes et les recherches féministes. Moyen d’avancement de carrière de femmes au mérite contestable, elles constitueraient une chasse gardée de "terroristes" au savoir "idéologique" plutôt que scientifique. Tout à l’opposé, nous soutenons que les études des femmes et plus largement les perspectives féministes ont grandement participé au renouvellement des disciplines universitaires. Elles constituent de puissants foyers d’activité intellectuelle qui ont contribué à faire avancer les débats au sein de la communauté scientifique, et ce dans de nombreux domaines (voir le numéro de mars-avril 2003 de Découvrir, la revue de la recherche de l’ACFAS). Leur critique de l’androcentrisme dans la production de connaissances, leur élargissement de l’analyse des inégalités sociales aux rapports sociaux de sexe de même que l’éclairage qu’elles fournissent sur des dimensions négligées de la réalité sociale - entre autres celles de la vie des femmes - font aujourd’hui partie du curriculum et sont partagés par un nombre croissant de collègues masculins. Sociologue, Leroux étonne encore en renvoyant dos à dos la science (objective) et l’idéologie (les valeurs). Déjà en 1962, Thomas Kuhn écrivait que toute activité scientifique repose nécessairement sur un ensemble de présupposés et de schèmes perceptuels qui influencent aussi bien la définition des problèmes de recherche que les modèles analytiques considérés comme légitimes. La contribution des théoricien-ne-s féministes et poststructuralistes à ces débats a été de démontrer que les présupposés et schèmes perceptuels des scientifiques sont profondément ancrés dans les conditions historiques et sociales qui leur ont donné naissance. Contrer le ressac masculiniste Mais dans quelles conditions sociales et quel cadre de valeurs sont donc ancrées les réflexions de Leroux ? Derrière son déni des barrières systémiques à l’égalité des femmes et son offensive virulente contre les pratiques d’équité dans les embauches universitaires, on reconnaît aisément les allégations suspectes du masculinisme rétrograde qui se manifeste de plus en plus fréquemment sur la scène publique. Ce ressac, qui coïncide avec la montée d’une droite conservatrice et réactionnaire veut nous faire croire que non seulement l’égalité entre les hommes et les femmes est chose faite, mais pire, que les hommes seraient les nouvelles victimes d’un renversement des rapports sociaux de sexe provoqué par les féministes. Devant un tel argumentaire mensonger, qui se nourrit de la crédibilité que lui donne actuellement l’attention complaisante des médias, il nous est impossible comme intellectuel-le-s et universitaires de garder le silence, surtout lorsque le ressac endosse, pour mieux tromper, le langage de l’égalité. SIGNATAIRES : SIGNATAIRES ASSOCIÉ-E-S : Ce texte a été publié dans Le Devoir le 27 mars 2003. Les auteur-es ont autorisé sa diffusion sur Sisyphe. Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 avril 2003 |