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mercredi 22 août 2007

Lettre à ma soeur militaire qui part en Afghanistan

par Francis Dupuis-Déri






Écrits d'Élaine Audet



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Le 22 juin, toi qui es capitaine dans l’armée canadienne, tu participeras dans la ville de Québec aux festivités du 22e régiment, basé à Valcartier, qui doit partir pour se mêler dès cet été à la guerre en Afghanistan. On vous aura dit que vous partez pour aider à consolider la paix (en faisant la guerre ?) et protéger le peuple afghan (en occupant et en bombardant son territoire ?) contre des combattants venus de l’étranger (et vous, d’où venez-vous ?). Combien d’entre vous reviendront dans des cercueils ou avec des blessures et des handicaps physiques et psychologiques ? Combien d’entre vous seront devenus des assassins ?

En plus de politiciens voulant bien paraître dans les médias, des familles de plusieurs militaires assisteront aux festivités et à la parade du 22 juin pour exprimer leur « fierté » et leur appui à leur proche militaire. Je me rendrai moi aussi à Québec, mais pour manifester contre la présence de l’armée canadienne en Afghanistan. La coalition Guerre à la guerre organise en effet une manifestation, et j’espère que nous serons nombreux à protester.

Une guerre injuste

Ma soeur, tu dois savoir que vous allez dans un pays profondément divisé par une guerre civile qui se poursuit depuis presque 30 ans. L’armée canadienne participe à cette guerre civile en prenant parti pour une faction, celle des dirigeants qui gouvernent aujourd’hui ce pays dont le nom officiel est « République islamique d’Afghanistan ».

Bien sûr, l’ancien régime des talibans imposait son pouvoir de manière injuste et brutale, surtout pour les femmes. Mais selon le rapport 2007 d’Amnistie internationale, « des atteintes au droit international humanitaire et relatif aux droits humains ont été commises [en Afghanistan] en toute impunité par toutes les parties au conflit, que ce soit les forces de sécurité afghanes et internationales ou les talibans ». L’armée canadienne commet de nombreux méfaits graves en Afghanistan, dont tuer des civils et remettre des prisonniers à des tortionnaires.

Les politiciens qui gouvernent aujourd’hui la République islamique d’Afghanistan et que l’armée canadienne protège contre leurs ennemis sont en grande majorité des chefs de milice qui ont perpétré des crimes de guerre : viols en masse de femmes, tortures et exécutions de combattants et de civils.

Selon une féministe afghane, le gouvernement est présentement contrôlé par des « misogynes, antidémocrates et réactionnaires » et par de « distingués trafiquants de drogue » (voir le site de l’Association révolutionnaire des femmes en Afghanistan : www.rawa.org). De plus, ces dirigeants sont profondément corrompus, détournant en toute impunité des millions de dollars destinés à l’aide humanitaire. Pourquoi l’armée canadienne devrait-elle se porter à la défense d’un tel régime ?

Peut-être parce que le sang qui coule là-bas, le vôtre et celui de vos ennemis, a une grande valeur aux yeux des élites des États-Unis, ce voisin puissant et très influent du Canada. Peut-être aussi parce que des propriétaires et des actionnaires de compagnies de matériel militaire convertissent en millions de dollars chaque litre de sang qui coule, ce qui expliquerait tous ces contrats très rentables octroyés - souvent sans appel d’offres - par l’État canadien depuis le début de cette guerre pour de la quincaillerie meurtrière. Peut-être parce que des politiciens, dont le premier ministre du Canada, Stephen Harper, tirent un profit politique à visiter les militaires canadiens en Afghanistan, ce qui expliquerait qu’ils aiment s’y faire filmer et photographier par les médias.

Vous ne partez tout de même pas là-bas pour accroître la sécurité du Canada, les experts ayant convenu que les pays occidentaux engagés dans les guerres en Afghanistan et en Irak courent aujourd’hui plus de risques d’être la cible d’attentats, sans compter que les sommes englouties dans la guerre pourraient être investies plus adéquatement pour répondre aux vrais besoins de la population. Ni pour le bien des enfants afghans, que vous tuez parfois et dont vous devez bombarder le village et emprisonner ou tuer les parents pour leur construire des écoles. Ni pour les femmes afghanes, elles aussi victimes de la guerre et toujours opprimées par les politiciens que vous défendez.

En vertu de la loi actuellement en vigueur dans la République islamique d’Afghanistan, des femmes sont en prison simplement pour avoir parlé en public à un homme qui n’est pas leur époux ou un membre de leur famille, d’autres pour s’être sauvées du domicile de leur époux, ce qui est illégal pour une femme mariée. Et les femmes ayant eu une relation sexuelle hors mariage peuvent être lapidées, selon la loi (pour d’autres renseignements critiques sur la politique en Afghanistan, voir les sites du collectif Échec à la guerre et Bloquez l’empire - Montréal. C’est cet État que vous voulez défendre ?

Refuser de participer à la guerre

Je viens de visionner le film Sir ! No Sir !, un documentaire qui brosse le portrait des mouvements de milliers de militaires des États-Unis qui ont refusé de combattre au Vietnam dans les années 1960 et 1970. Dans une armée, rompre les rangs est un geste lourd de sens, qui implique un sentiment de trahison envers ses camarades... L’armée encourage cet esprit de corps, cette solidarité entre militaires, et méprise celles et ceux qui peuvent sembler manquer de courage.

Mais ne faut-il pas aussi du courage pour quitter une armée que des politiciens lancent dans une guerre injuste ? Aujourd’hui encore, des militaires refusent de participer à la guerre en Afghanistan et en Irak ou en reviennent dégoûtés et quittent l’armée ce qu’indique le site www.valcartier2007.ca.

Perry O’Brien, technicien médical de l’armée américaine en Afghanistan, a été choqué de voir défiler à la clinique de Kandahar « enfants mutilés, civils traumatisés, soldats morts ». Il est devenu objecteur de conscience quand il a appris que cette guerre tuait plusieurs milliers de civils par année. Katherine Jashinski, membre de la Garde nationale au Texas, a refusé d’être envoyée au Moyen-Orient et a dit : « Mon obligation morale envers moi-même et envers le monde était plus importante que n’importe quel contrat que j’aurais pu signer. »

Ivan Brobeck, un Marine des États-Unis, a quitté l’armée après une mission en Irak. Il a expliqué : « En Irak, je me suis trouvé à faire partie du problème plutôt que de la solution. J’étais le problème d’une ville ordinaire, dans la vie de gens ordinaires [...]. Tous ces insurgés, comme on les appelle, ce ne sont pas des insurgés. Ce sont des gens qui n’ont plus rien. Il y avait cet homme qui était en colère parce que nous avions tué sa famille. [...] Il voulait une revanche, j’imagine. Cet homme n’est pas un insurgé, il est tout simplement désespéré. »

Et toi et tes frères et soeurs d’armes, ne seriez-vous pas des insurgés - des résistants - si l’armée afghane occupait une partie du Canada, bombardait ses maisons et emprisonnait et tuait ses habitants ?

Ma soeur, après avoir visionné le film Sir ! No Sir !, encore ému par tous ces témoignages d’objecteurs de conscience et par ces images d’archives où on les voit s’organiser et manifester contre la guerre, je me suis mis à rêver que tu quittais l’armée toi aussi et que nous marchions ensemble à Québec le 22 juin, contre la guerre. Parce que cette guerre canadienne est injuste ; parce que je t’aime.

Publié dans Le Devoir, 15 juin 2007. Reproduit sur Sisyphe avec l’autorisation de l’auteur.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 juin 2007



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Francis Dupuis-Déri

L’auteur est professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et auteur de « L’éthique du vampire - Réflexions sur la guerre en Afghanistan et quelques horreurs similaires », paru dans la revue Argument.



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