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lundi 9 mars 2015

Les travesties de l’Histoire

par Hélène Soumet, professeure de philosophie et auteure






Écrits d'Élaine Audet



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Comment lutter de manière originale contre la domination masculine ? En usurpant l’identité d’un homme, en « combattant le mâle par le mâle ! »

Le travestissement fascine : il transgresse les codes sociaux et bouscule l’ordre social établi. La fascination naît d’une ambiguïté, d’un balancement entre deux éléments ; se travestir c’est hésiter entre deux genres, ce qui trouble et enflamme les imaginations et porte au rêve, ni tout à fait la même, ni tout à fait un autre… La femme travestie jouit d’un statut hautement romanesque parce qu’elle figure de manière emblématique la quête d’identité d’un être en rupture avec les codes sociaux. Défiant l’ordre sexuel rigide de nos sociétés, le travestissement a une saveur sulfureuse. Selon les religions et la politique, il n’existe que des hommes et des femmes, tous deux bien séparés avec des costumes, des attitudes, des fonctions radicalement différentes, et il n’y a aucune place pour l’entre deux.

Plus encore, le travestissement subversif des femmes en hommes invite les humiliées à prendre conscience de leur enfermement, à rêver, à imaginer une autre vie riche d’aventures et ouvrant sur la réalisation de soi. En ce sens le travestissement relève d’une aspiration à l’universel.

La police terroriste

Actuellement au Moyen-Orient, une femme travestie en homme pour assister à un match de football a été transférée à la police terroriste, tout comme celle qui s’était travestie pour conduire. En 2012 au Soudan, une journaliste a été fouettée et une jeune fille lapidée pour avoir porté un pantalon. En Afghanistan, des fillettes sont travesties pour étudier ou pour travailler afin de nourrir une famille qui n’a pas de fils.

En Europe, où sexisme et discriminations perdurent, les femmes se travestissent pour protester contre les violences ou les injustices. Des femmes politiques influentes se travestissent pour montrer que les choses seraient différentes si elles étaient des hommes. Ainsi à chaque époque, dans chaque civilisation, le travestissement révèle le niveau d’inégalité et les discriminations dont les femmes sont victimes.

Des héroïnes exceptionnelles

    « Quiconque est digne de la liberté n’attend pas qu’on la lui donne : il la prend. » Louise Michel

Dr James (Miranda) Barry (1795-1965)

Choisies parmi plus de cent trente femmes travesties répertoriées, les 23 femmes travesties présentées dans Les travesties de l’Histoire* ont osé l’impensable à leur époque : guerroyer, étudier, travailler, voyager, naviguer, créer et même prier. Sur tous les continents, à toutes les époques, des audacieuses au péril de leur vie ont refusé l’enfermement, l’ignorance, une vie oisive dénuée de sens. Lou Andréas Salomé, consciente de la vie fastidieuse réservée aux femmes, écrit dans ses Mémoires : « Le monde ne te fera pas de cadeau, crois-moi. Si tu veux avoir une vie : vole-la. » C’est sur les traces de ces héroïnes intrépides aux vies palpitantes que je vous invite.

Parcourir le monde en compagnie de l’étrange James Barry (Miranda), chirurgien militaire le plus gradé de l’Empire britannique, qui termina sa brillante carrière à Montréal. Personne ne sut jamais qu’il s’agissait d’une femme, inscrite dès 14 ans à l’université d’Edimbourg pour étudier la médecine. À sa mort seulement, à Londres en 1865, l’infirmière découvrit que le vieux docteur Barry était une femme.

Nadedja Dourova (1783-1866)

Galoper dans les steppes avec la cosaque Nadedja Dourova qui abandonna mari et enfant pour l’amour des grands espaces, pour que plus jamais on ne lui dise : tu es une fille, tu dois rester à la maison, tu ne dois pas galoper, sortir seule, faire ceci et cela. « De quel sentiment joyeux mon cœur était empli à la vue des vastes forêts, des immenses champs, montagnes, vallées et ruisseaux, en pensant que je pouvais aller dans tous ces lieux sans en rendre compte à quiconque »

Catalina de Erauso (1581-1645)

Se battre au couteau en Amérique du Sud avec l’éternelle fugitive, Catalina de Erauso. Cette révoltée, enfuie à 15 ans du couvent où elle fut enfermée dès son plus jeune âge, n’avait jamais vu le monde extérieur. « Je sortis dans la rue que je n’avais jamais vue de ma vie. » Elle se travestit en homme de peur d’être reconnue et s’engagea comme marin, puis comme militaire en Amérique du Sud. Elle guerroya si bien à Panama, au Chili, au Pérou, jouant du couteau et laissant dernière elle des rivières de sang, qu’elle fut nommée lieutenant. « Nous fîmes de grands ravages, dévastant et brûlant les moissons. »

Mulan en Chine (IV-Ve s.)

Combattre les « insectes grouillants », ces barbares qui ravageaient au Vème siècle les plaines fertiles de la Chine du Nord, en suivant la jeune Mulan si habile stratège qu’elle devint général dans l’armée de l’Empereur des Wei. Après douze années de combat, elle rentra chez ses parents et se découvrit comme femme auprès de ses troupes. L’empereur apprenant sa féminité l’envoya chercher pour l’épouser et l’enfermer dans son gynécée. Fière guerrière, Mulan se transperça le cœur de son épée pour échapper à cette prison.

Billy (Dorothy) Tipton (1914-1989)

Les mariages de Dorothy-Billy. Dans un orchestre de jazz, on n’aime guère les femmes musiciennes, qui manquent prétendument de créativité et ne peuvent supporter la dure vie des tournées. C’est pourquoi la jolie Dorothy Tipton, musicienne passionnée, devint Billy pour entrer comme pianiste dans un jazz band. Le fringant Billy eut beaucoup de succès auprès des jeunes femmes ; il était si beau avec son sourire radieux ! Il prit goût à ses aventures féminines, se maria trois fois et adopta trois garçons. Deux de ses femmes ne virent que du feu ! L’une d’elle témoigne dans un reportage visible sur la toile : elle ne pouvait rêver d’un meilleur époux que lui.

Les femmes portent malheur

George Sand (1804-1876)

Se travestir exige de renoncer aux toilettes féminines, à l’attirail de séduction. Mais le costume féminin entrave les mouvements, empêche la respiration ; fait pour attirer les regards masculins, il fait obstacle à l’action. La femme, déliée de ces contraintes, jouit d’une extraordinaire liberté. George Sand raconte son plaisir à sauter par la fenêtre, à marcher seule dans les rues, travestie en homme. Quand elle était jeune, on la força à porter son premier corset, mais horrifiée par cet instrument de torture, elle le découpa en morceaux et le jeta dans un tonneau.

Jeanne Barret (1740-1807)

De plus, le travestissement requiert du courage car, enfreindre les règles sociales c’est se mettre en péril. Qu’adviendrait-il du jeune marin Jean Barret, en réalité Jeanne Barret, si l’équipage se rendait compte que c’était une femme, alors qu’aucune femme n’a le droit de monter sur le pont d’un navire parce qu‘elle porte malheur ? Quelles difficultés les femmes, marins ont dû affronter : promiscuité insoutenable, taches très rudes et mauvais traitements réservés aux jeunes recrues. Or il est amusant de remarquer que la suspicion des marins sur le navire de Jeanne Barret fut atténuée par leurs propres préjugés. Jeanne se tuait tellement à la tâche, que les marins se disaient qu’une femme ne pourrait jamais accomplir une telle besogne. Étrangement, ce sont les préjugés qui, souvent, ont protégé nos héroïnes.

Brulées, exécutées, condamnées

Les femmes travesties découvertes risquent leur vie : Jeanne d’Arc fut brûlée pour avoir repris le vêtement masculin. Des femmes soldats furent exécutées pour avoir usurpé l’identité d’un homme. James Barry, lui, ne fut démasqué qu’après sa mort. Hélas, devant le scandale provoqué par la révélation de l’infirmière, l’armée enterra James Barry sans les honneurs militaires dus à son rang et garda secrètes les archives le concernant jusqu’en 1950. Marc de Montifaud, écrivaine érotique française, subit la censure et les condamnations. On lui suggéra d’attribuer ses écrits à son mari qui, lui, en tant qu’homme, ne serait pas inquiété ! Elle refusa et s’enfuit en Belgique pour éviter la prison.

La menace des vésuviennes, pétroleuses, « saucialistes »

Madeleine Pelletier (1864-1939)

« Mon costume dit à l’homme : je suis ton égale », écrit Madeleine Pelletier, première femme française à être interne en psychiatrie. C’est une menace, non seulement pour l’ordre social, mais aussi pour les hommes : si les femmes sont leurs égales, les maintenir en position d’infériorité ne se justifie plus. Il ne reste plus qu’à évoquer la nature, c’est d’ailleurs ce que vient d’affirmer, en février 2015, le premier ministre turc, à bout d’arguments : « L’égalité homme-femme est contre-nature. » Au XIXème siècle, les femmes qui revendiquaient l’égalité menaçaient les prérogatives des hommes. Les caricaturistes se déchaînèrent, qui représentaient la femme révoltée comme une hideuse créature qui devint pétroleuse (incendiaire), bas bleu, « saucialiste »(sic), vésuvienne, virago etc.

La société est construite de manière hiérarchisée autour du pouvoir patriarcal, les femmes qui exigent l’égalité troublent l’ordre établi. Personne n’imagine un autre modèle que celui que l’on connaît, d’où la crainte diffuse du chaos.

En outre dans les mythes, les êtres androgynes sont investis de pouvoirs surhumains, comme les androgynes dans le mythe du Banquet de Platon. On mesure le danger de ces êtres complets, femmes-hommes dans la légende de la guerrière chinoise Mulan. Elle alliait la force acquise par l’entraînement guerrier à la ruse féminine. Rassemblant les forces du yin et du yang, Mulan devint une guerrière remarquable et par là fort dangereuse. L’empereur, apprenant que son général était une femme, chercha à l’épouser pour la neutraliser.

Plus gravement encore, le travestissement féminin inspire une sourde crainte, celle de l’indifférenciation sexuelle susceptible de supprimer l’attirance entre les sexes et capable de menacer la pérennité de la société.

Ateliers de travestissement

Isabelle Eberhardt (1877-1904)

Pour se travestir : un costume et quelques arrangements, se couper les cheveux, bander la poitrine. Mais il faut encore apprendre l’attitude masculine. Les hommes ne marchent pas, ne s’assoient pas, ne bougent pas comme les femmes. Pour cette raison, il existe des ateliers de travestissement à Paris comme à Bruxelles qui enseignent l’art de devenir un homme. L’animatrice vous dira par exemple, de marcher la tête bien haute, de vous assoir sans croiser les jambes en pensant à occuper l’espace le plus largement possible, jambes écartées, bras légèrement écartés et mains sur le sexe. Un coup d’œil dans les bus ou dans le métro pour remarquer cette petite, mais intéressante différence !

Nous sommes toutes et tous des travesti-e-s

Calamity Jane (1856-1903)

Le simple fait de revêtir l’habit d’homme et de prendre une posture et une gestuelle d’homme rend la femme libre et capable des mêmes performances. Le travestissement atteste que la masculinité tout comme la féminité se construisent. Ainsi la virilité n’est qu’une question de vêtement et de codes, donc une sorte de mascarade. On remarque d’ailleurs que les femmes de pouvoir, sans se travestir, adoptent les codes masculins : costumes sombres, sobriété, cheveux courts. Actuellement, on imagine plus difficilement une femme en rose pâle, dentelles et colifichets présider un conseil d’administration en étant crédible. Le 8 mars 2012, huit femmes françaises influentes se sont travesties en hommes pour dénoncer le sexisme. Nous sommes tous des travestis, pourrait affirmer Judith Butler, philosophe contemporaine de la théorie du genre.

Toutes les sociétés d’ailleurs ont joué avec le travestissement : rites, cérémonies religieuses, fêtes, ce qui montre que le genre relève du jeu et que la société a confusément conscience de fonctionner comme un vaste bal masqué.

Allons au bal des métamorphoses

Les travesties par leur courage et leur détermination ont ouvert la voie aux libertés féminines.

Madeleine Pelletier, première femme française interne en psychiatrie, a dénoncé le costume féminin, véritable prison des femmes, qui deviennent des esclaves sexuelles. Elle a souligné le caractère servile du décolleté des "poupées sexuelles" : « Je les montrerai (mes seins) quand les hommes porteront des vêtements qui montrent leurs… » La Docteure Pelletier prônait une éducation libre pour les petites filles et eut l’audace de briser les urnes électorales pour protester contre l’interdiction de voter pour les femmes.

Hannah Snell (1723-1792)

Les héroïnes travesties montrent que le courage, l’intelligence, la création, la force n’ont pas de sexe. L’histoire de ces travesties, débordantes d’ardeur et de vie donnera le courage de prendre le pouvoir aux plus timorées d’entre nous. Pour montrer que le pouvoir n’est pas d’essence masculine, la tsarine Élisabeth de Russie exigeait que, chaque semaine, la cour change de genre lors d’un bal fastueux : c’était le bal des métamorphoses.

L’auteure a préparé ce texte pour Sisyphe à partir de son livre Les travesties de l’Histoire, publié aux éditions First Histoire, Paris, 2014, 255 pages.


Liste des femmes héroïnes du livre « LES TRAVESTIES DE L’HISTOIRE »

Saintes et mystiques
Sainte Thècle (Turquie) au I et II siècle,
Sainte Pélagie (Turquie) 430-457),
Wilgeforte(Portugal),
Jeanne d’Arc (France) (1412-1431)

Guerrières :
Mulan (Chine) IV-Ve siècle,
Catalina de Erauso (Espagne) (1581-1645)
Les pirates Anne Bonny(Irlande) (1697-1782)
et Mary Read (Angleterre) (1685-1721)
Hannah Snell (Angleterre) (1723-1792)
Nadedja Dourova (Russie) (1783-1866)

Savantes et intellectuelles
Agnodice (Grèce antique) vers 305 av JC,
Dr James Barry (Irlande ou Ecosse) (1795-1965),
Louise Michel (France) (1830-1905),
Madeleine Pelletier (France) (1864-1939)

Aventurières et voyageuses :
Jeanne Barret (France) (1740-1807),
Jane Dieulafoy ( France) 1851-1903,
Calamity Jane (USA) (1856-1903),
Isabelle Eberhardt (Suisse et Algérie) (1877-1904)

Artistes et créatrices :
George Sand (France) (1804-1876)
Billy Tipton (USA) (1914-1989)
Rosa Bonheur (France) (1822-1899)
Marc de Montifaud (France) (1850-1912)
Colette (France) (1873-1954)

 Site de l’auteure : www.helene-soumet.fr

Mis en ligne sur Sisyphe, le 1 mars 2015



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Hélène Soumet, professeure de philosophie et auteure

Professeure de philosophie, auteure d’ouvrages d’histoire de la philosophie pour le grand public, de livres scolaires et de cahiers de culture générale. Elle a décidé d’écrire un livre sur les femmes lorsqu’un éditeur a, sans son avis, supprimé tous les textes sur les femmes philosophes.


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