Le 19 juillet 2016 - À l’honorable Justin Trudeau, Premier ministre du Canada et l’honorable Jody Wilson-Raybould, ministre de la Justice et Procureure générale du Canada
Merci, d’abord et avant tout, pour votre engagement à examiner (1) la Loi sur la protection des communautés et des personnes exploitées afin de veiller à ce que la législation canadienne sur la prostitution soit efficace et conçue pour soutenir les plus marginalisées d’entre nous. Nous nous souvenons, avec gratitude, de la déclaration de notre Premier ministre nommant la prostitution comme une forme de violence contre les femmes (2) : il est impératif que les hommes qui se disent alliés des femmes, en particulier ceux qui occupent des positions de pouvoir et de prestige, comprennent bien cela.
Nous vous écrivons en tant que membres du mouvement mondial de libération des femmes et en tant que féministes qui avons travaillé pour que la nouvelle loi canadienne sur la prostitution (3) nous rapproche de l’égalité. Elle le fera en ciblant la demande pour l’achat de sexe, en décriminalisant totalement les personnes prostituées, en apportant un soutien durable à celles qui souhaitent quitter l’industrie du sexe, en améliorant les liens du Canada avec les peuples autochtones (4), et en instituant un régime complet de mesures préventives de soutien social, afin que les femmes et les filles soient moins susceptibles d’entrer dans la prostitution au départ.
Notre appui au projet de loi C-36 était ancré dans une compréhension de l’industrie du sexe comme extension de l’héritage colonial du Canada (5), ainsi que comme un système qui voit les femmes et les filles (et particulièrement les femmes et les filles marginalisées) comme des objets à consommer et à rejeter. En raison d’une longue histoire de colonialisme qui a inclus l’imposition du patriarcat et du capitalisme, les femmes et les filles autochtones sont aujourd’hui surreprésentées dans la prostitution, en particulier dans la prostitution de rue. Les institutions coloniales canadiennes, telles que le système des pensionnats autochtones, ont donné lieu à des niveaux disproportionnés de pauvreté, d’incapacité, de criminalisation, de toxicomanie, de suicide et de violence masculine perpétrée contre les femmes et les filles autochtones.
Compte tenu de cette marginalisation institutionnalisée depuis longtemps, le Canada va-t-il permettre aux hommes de continuer à exploiter ces inégalités en permettant aux proxénètes et aux prostitueurs-clients d’agir en toute impunité ? Ou va-t-il faire respecter et améliorer sa nouvelle loi, et se montrer solidaire des femmes et des filles autochtones dans la création d’une nouvelle culture de respect et de « care », où les hommes ne seront plus encouragés à exploiter la pauvreté et les inégalités des autres ?
En considérant les engagements publics pris par le gouvernement libéral, lors d’une enquête publique nationale, face à la situation de crise que constitue la violence masculine envers les femmes et les filles autochtones, nous devons veiller à traiter également comme un enjeu de violence coloniale la relation d’inégalité qui a cours au Canada en matière de prostitution entre les hommes non autochtones et les femmes et les filles autochtones. La nouvelle législation canadienne en est une occasion, et nous espérons que le gouvernement libéral voudra décriminaliser totalement les personnes prostituées en toutes circonstances, et dégager des fonds pour des services essentiels de sortie du milieu, pour l’éducation du public et pour des mesures préventives de soutien, afin d’assurer aux femmes un plus large éventail de choix et toutes les chances de prospérer dans notre pays.
Les groupes féministes (6) ont examiné différents modèles législatifs dans le monde entier pour trouver celui qui permettrait à la fois de maintenir les femmes et les filles à l’abri de la violence masculine et d’aider à bâtir le genre de société dans laquelle nous voulons vivre, le genre de société que méritent les femmes du Canada. Nous avons constaté que ni la légalisation ni une dépénalisation complète de la prostitution n’avaient ces effets.
En Allemagne, 55 femmes prostituées (7) ont été assassinées depuis la légalisation de la prostitution en 2002. Aux Pays-Bas, ce sont 28 femmes prostituées (8) qui ont été assassinées depuis l’année 2000, où la prostitution a été légalisée. En comparaison, depuis que la Suède a adopté en 1999 le modèle nordique (qui criminalise proxénètes et clients, mais dépénalise les personnes qui vendent des rapports sexuels), pas une seule femme dans la prostitution n’a été assassinée par un prostitueur-client (9).
Plusieurs études (10) montrent que la légalisation de la prostitution et des bordels a été un échec lamentable. Aucun des objectifs affichés pour ce genre de loi n’a été atteint dans les pays qui ont tenté une dépénalisation de tous les aspects de ce commerce. Par exemple, même si la possibilité de s’enregistrer en tant que prostituée, afin de payer des impôts et de bénéficier d’avantages comme des régimes d’assurance-maladie et de retraite, a été un important argument de vente de la politique de légalisation en Allemagne, seulement 44 femmes (11) se sont inscrites depuis 2002 dans ce pays pour recevoir ces avantages. La légalisation n’a pas non plus réduit la traite des personnes ou la violence infligée aux femmes dans la prostitution. Elle n’a pas mis les femmes à l’abri de la violence. Elle n’a pas résolu non plus la stigmatisation des femmes présentes dans cette industrie.
En fait, depuis que l’Allemagne a légalisé la prostitution (12), on estime maintenant que plus d’un million d’hommes y paient quotidiennement pour des rapports sexuels, et que les deux tiers des 400 000 personnes prostituées viennent de l’extérieur du pays. Ailleurs, des femmes qui ont été prostituées en Nouvelle-Zélande dans un régime d’entière dépénalisation témoignent qu’en dépit de leurs espoirs que ce modèle offrirait aux femmes plus de contrôle sur ce « travail » (13), c’est le contraire qui est arrivé (14). Les femmes restent dans la prostitution beaucoup plus longtemps qu’elles ne le veulent (15), et il leur devient beaucoup plus difficile de quitter l’industrie. Une concurrence accrue signifie que l’on exige d’elles qu’elles desservent plus d’hommes par jour et se livrent à des activités à risques plus élevés.
De plus, la légalisation encourage l’objectification et le harcèlement des femmes par les hommes. Quand une femme est à vendre, cela implique que toutes les femmes le sont. Si une femme peut être un objet sexualisé, toutes les femmes peuvent l’être. Aucune catégorie de femmes ne devrait avoir à supporter le poids de la violence masculine pour des raisons de pauvreté et pour pouvoir survivre, aucune femme n’est moins digne de respect et de dignité qu’une autre, et aucune femme plus qu’une autre n’est à même d’absorber la violence ou les exigences sexuelles des hommes.
Avant l’adoption par la Suède de ce qui est communément appelé le modèle nordique (en raison de son adoption au début par la Norvège, l’Islande et la Suède), ce pays a consacré 30 ans (16) à mener des études sur l’industrie du sexe, à parler aux gens de ces milieux et à examiner la réalité de la prostitution. En se basant sur les conclusions de ce travail d’enquête, la Suède a créé un modèle global allant bien au-delà d’une simple loi. Elle a criminalisé ceux qui étaient responsables de la violence et de l’exploitation : les proxénètes et les prostitueurs. Surtout, la Suède a décriminalisé les personnes qui vendent des actes sexuels, mis en place des services de prévention bien subventionnés et des mesures de sortie, et organisé des formations de recyclage pour que ses agents de police ne considèrent plus les prostitué.e.s comme des criminel.le.s, mais comme des personnes ayant besoin d’assistance et de protection, en mettant plutôt l’accent sur la lutte contre la violence masculine.
Le résultat a été une diminution notable de l’achat de sexe : alors qu’avant la nouvelle loi, un homme sur huit payait pour du sexe en Suède, ce nombre a baissé, dès 2008, à un sur 13 (17), et la prostitution de rue a diminué de moitié (18). Le Rapport 2015 du Département d’État de la Suède sur la traite n’a signalé que 31 cas de traite à des fins sexuelles (19) dans ce pays. Pendant ce temps, aux Pays-Bas, la traite (20) est en hausse (21) ; Amsterdam a dû "importer" des femmes d’Europe de l’Est et même de plus loin afin de répondre à une demande sans cesse croissante. En 2009 (22), le gouvernement des Pays-Bas a enregistré 909 victimes de la traite, en regard de 826 femmes en 2008 ; en 2014, 1 561 victimes possibles (23) ont été recensées, contre 1 437 en 2013. (Les autorités n’ont pas distingué les cas de travail et de trafic sexuel dans ces chiffres, mais selon le rapport, environ 80 pour cent des victimes dénombrées dans le rapport de l’année 2014 étaient victimes de la traite à des fins sexuelles.)
On sait que ce sont les hommes qui commettent sur les femmes prostituées des actes de violence à un niveau particulièrement atroce ; la voie vers une société plus égalitaire commence donc par tenir tête à ce comportement, plutôt que de le banaliser et de l’encourager.
Les façons dont nous choisissons de remettre en question le système prostitutionnel déterminent les solutions que nous y apporterons. Nous vous demandons d’enquêter de façon critique et approfondie sur les conséquences de la prostitution non seulement pour les femmes et les filles dans la prostitution, mais pour l’ensemble des femmes et des filles, ainsi que pour notre société dans son ensemble. Nous vous demandons d’enquêter sur la façon dont des attitudes coloniales et racistes constituent une base de la prostitution, ainsi que sur le préjudice subi par les femmes et les filles autochtones et de couleur découlant de ces attitudes et comportements. Nous vous encourageons à poser les questions suivantes : La prostitution est-elle un marqueur d’une société égalitaire ? Que dit de nous, de notre culture, de notre pays la possibilité qu’ont les hommes d’acheter et de vendre des femmes – et d’exploiter l’infériorisation de personnes marginalisées ?
Nous espérons beaucoup travailler avec vous à faire respecter et à améliorer la législation sur la prostitution au Canada.
Cordialement,
. Trisha Baptie, survivante de la prostitution et membre fondatrice de l’organisation EVE
. Meghan Murphy, fondatrice et rédactrice en chef, Feminist Current
. Cherry Smiley, Nations Nlaka’pamux et Diné, cofondatrice de l’organisation Indigenous Women Against the Sex Industry (IWASI)
APPUYONS CETTE DEMANDE
– Nous vous invitons à écrire au Premier ministre Justin Trudeau (justin.trudeau@parl.gc.ca) et à la ministre de la Justice Jody.Wilson-Raybould (Jody.Wilson-Raybould@parl.gc.ca) pour appuyer le contenu de cette lettre.
– Autres façons de joindre le Premier ministre : https://pm.gc.ca/fra/nous-joindre
– Suggestion de message à copier dans votre messagerie ou sur le site du Premier ministre :
M. le Premier ministre, Madame la ministre de la Justice,
Nous demandons, comme les auteures de la lettre "Aidez-nous à éradiquer la prostitution au Canada" (http://sisyphe.org/spip.php?article5307), que le gouvernement canadien prenne les mesures nécessaires afin d’éliminer la prostitution et la traite à des fins sexuelles au Canada.
Bien à vous,
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