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vendredi 1er août 2003 Colette et Sido, des femmes libres
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Je dédie ce texte à la mémoire de Marie Trintignant et à sa maman Nadine. Marie Trintignant venait d’incarner Colette sous la direction de sa mère, dans une série destinée à souligner, en 2004, le 50e anniversaire de la mort de la grande écrivaine.
Je n’ai jamais étudié Colette à l’Université : elle ne faisait pas partie des auteurs du XXe siècle au programme. Sur la liste, les poids lourds de l’existentialisme prenaient toute la place. Il était à la mode de lire André Gide, mais aussi Julien Green, Hervé Bazin, Henri Troyat. Le must était de réussir à passer à travers Proust. Lire Colette ? Ça ne faisait pas très sérieux. Mais quel livre écrit par une femme pouvait faire sérieux ? C’était au début des années 60 : dans le fond, Colette était en plein purgatoire. Je ne connaissais d’elle que ses Dialogues de bêtes récités à l’école primaire, et Le blé en herbe qu’on se passait sous la table au secondaire, parce que ce roman avait l’attrait du fruit alors bien défendu. Aujourd’hui, l’existentialisme n’a plus beaucoup la cote et l’on découvre Colette, sans une ride : la marque des grands écrivains. Que dire, en quelques lignes, de cette femme dont la vie a été si pleinement vécue ? Les vies, devrait-on dire, à la manière des chats qu’elle aimait tant : Colette écrivaine, Colette esthéticienne, Colette actrice de music-hall, Colette amante d’hommes et de femmes, Colette paysanne et Colette-de-l’Académie-Goncourt. Que de facettes, mais aussi quelle belle unité. De sa Bourgogne natale au célèbre cimetière du Père-Lachaise, où l’ont conduite, en 1954, des obsèques nationales, Colette est restée elle-même : un petit animal vif, curieux de tout, à la fois tendre et revêche, jamais soumis. Entre sa vie et son écriture, aucune rupture. Solidement assise sur une enfance extraordinairement choyée, Colette avait une disposition naturelle pour le bonheur. Elle est l’union parfaite de la tête, du cœur et des sens : le corps bien fusionné. Avec elle, tout peut se conter, les menus faits comme les grands événements, les amours heureuses ou contrariées, les humeurs de la chatte, l’odeur du gigot. Dans son univers, chaque être, chaque objet est à sa juste place, mais tout est digne d’intérêt. C’est ce qui nous séduit : elle nous rééquilibre et nous fait du bien. Son style est à la fois riche et simple, élégant et clair : rien d’emberlificoté, rien pour l’épate. Elle a maîtrisé son art à force de travail : elle n’aimait pas écrire, mais sa plume lui donnait l’autonomie financière. Une excellente biographie, que j’ai récemment relue, nous la fait mieux connaître : Colette, libre et entravée de Michèle Sarde. L’auteur nous y décrit une femme devenue écrivaine à cause - ou grâce - au talent d’exploiteur de son premier mari, Willy, qui signera sans vergogne, d’abord seul, puis avec elle, la série des Claudine. "Willy", "Willy et Colette", "Colette Willy", elle mettra trente ans à devenir simplement elle-même : "Colette". Mais pour mieux la cerner, il faut s’intéresser à sa mère : Sido. Avec Sido, l’expression "donner la vie" prend tout son sens. Les lettres écrites à sa fille Gabrielle (Colette était son nom de famille) nous apprennent quelle sorte d’amour maternel l’habitait. Cette femme qui ne désirait pas avoir d’enfants a voué à sa fille un amour sans condition, sans restriction, un amour absolu qui lui fait écrire : "J’aime ceux qui te rendent heureuse et je déteste ceux qui te font du chagrin". Rien ne choque Sido. Elle ne comprend pas toujours, mais ne juge pas : ce que fait son "Toutou" est bien si elle s’en porte bien, c’est tout. Sido a élevé Colette comme la Minne ses chatons : en faisant confiance à son instinct. Sa fille a poussé un peu comme une plante sauvage laissée dans son milieu naturel, à qui l’on donnerait les justes doses d’engrais pour la fortifier sans la dénaturer. Sans rien bloquer, tout en surveillant comme une bonne jardinière sa plante, Sido a éveillé peu à peu sa fille et lui a ainsi tranquillement transmis la vie. Les lettres de la mère rejoignent les écrits de la fille. On y retrouve le même esprit indépendant, la même gourmandise, la curiosité vitale et le sens aigu de l’observation. Un fait, parmi tant d’autres, nous la révèle pleinement : à l’invitation de son gendre à venir passer quelques jours auprès de son "Minet chéri", elle répond que le cactus rose, qui ne fleurit qu’aux quatre ans, est sur le point d’éclore, qu’elle est vieille et ne veut pas manquer cette dernière chance. Sido bouleverse notre hiérarchie des valeurs et nous force à aller plus en profondeur dans nos réflexions sur le sens de la vie. Cette femme, qui se jugeait à la fois "trop bête" et en avance de trois siècles sur son époque, prenait encore le temps, presqu’à la veille de mourir, de noter que : "les hirondelles sont arrivées ce matin à quatre heures…" Dans le déroulement immuable des saisons, elle inscrivait sa mort dans l’ordre naturel des choses. Elle nous aura légué son "chef d’œuvre" : sa fille, "son soleil d’or". Colette a quarante ans quand sa mère la quitte. Mais Sido hantera toute son œuvre ultérieure. Il est troublant de constater que dix mois après sa disparition, Colette accouche de son unique enfant. Quelle merveilleuse grand-mère Belgazou n’aura pas connue. © Tous droits réservés évoque ainsi sa mère : … Je suis la fille d’une femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. Je suis la fille d’une femme qui, vingt fois désespérée de manquer d’argent pour autrui, courut sous la neige fouettée de vent crier de porte en porte, chez des riches, qu’un enfant, près d’un âtre indigent, venait de naître sans langes, nu sur de défaillantes mains nues… Puissé-je n’oublier jamais que je suis la fille d’une telle femme qui penchait, tremblante, toutes ses rides éblouies entre les sabres d’un cactus sur une promesse de fleur, une telle femme qui ne cessa elle-même d’éclore, infatigablement, pendant trois quarts de siècle… À lire : Michèle Sarde, Colette, libre et entravée, Stock, Collection "Points" Mis en ligne sur Sisyphe le 1 août 2003 |