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samedi 6 septembre 2003 Sappho, l’amour et la poésie
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On ne peut remonter le cours de ce que Luce Irigaray appelle « le mystère oublié des généalogies féminines » sans parler de Sappho qui donne ses lettres de noblesse aux liens passionnés d’amitié entre femmes au cours des siècles et dont la vie témoigne d’une liberté qui n’a cessé d’inspirer des générations de femmes jusqu’à nos jours. Contrepartie féminine d’Homère Née en 620 av. J.-C. à Mytilène, dans l’île grecque de Lesbos, poète et musicienne, voilà une femme qui a écrit neuf volumes de poésies, qu’on a appelée la contrepartie féminine de Homère et à qui Platon a attribué le titre de « Dixième Muse ». La poésie de Sappho a franchi l’épreuve du temps, non seulement en raison de la virtuosité exceptionnelle de cette poète dans toutes les formes de versification, mais pour les rythmes et les mètres nouveaux qu’elle a créés et auxquels on donnera le nom de strophes sapphiques (1). Toutefois, pendant plus de deux millénaires, on parlera presque uniquement de sa vie sexuelle, réduisant ainsi la vie de cette grande poète à ses aspects les plus anecdotiques. Non seulement des soldats et des moines fanatiques ont brûlé son œuvre dans des autodafés impitoyables, au Ve et au Xe siècles, mais ceux qui ne possèdent pas son génie l’ont tournée en dérision. On lui invente un mari et même un amour ultime, Phaon, pour qui elle se serait jetée du haut du rocher de Leucade. On cherche même à accréditer la thèse selon laquelle il aurait existé deux Sappho : une courtisane vulgaire et une poétesse distinguée. Nombre de chercheurEs jugent invraisemblables ces versions récupératrices, mais ceux qui ont intérêt à prouver que les femmes sont incapables d’amitié n’en continuent pas moins à les propager (2). Prêtresse d’Aphrodite En mettant l’accent uniquement sur la sexualité « déviante » de Sappho, on a complètement occulté son rapport à la cité, son statut de prêtresse d’Aphrodite, déesse de l’Amour, qui lui conférait un pouvoir social incontestable. On occulte également tous les liens autres que sexuels qu’elle a établis avec ses compagnes et le mode de vie original qu’elle a implanté. L’île de Lesbos, où elle a vécu, étant situé au confluent Orient-Occident, Édith Mora affirme, non sans un certain ethnocentrisme, que Sappho a hérité de l’Asie-mineure <d’hypersensibilité, la passion, la démesure, et ce sens profond de la musique qui caractérisent sa poésie, tandis que la clarté, la concision de son style, la logique de son esprit lui sont des dons de la Grèce » (3). Dans l’île, les femmes vont et viennent comme bon leur semble. Elles sont bien éduquées et libres de choisir leurs champs d’intérêt et de développer leurs talents. Une communauté sacrée de jeunes filles, fondée par Sappho, participe chaque année à des fêtes religieuses auxquelles seules des femmes peuvent assister. Parce qu’elles ont le pouvoir de donner la vie, les anciennes religions ont élevé leur musique, leurs chants et leurs danses à la dignité d’arts sacrés (4). Inventrice de la poésie lyrique Outre le rôle social important qu’elle a joué, Sappho est aussi l’inventrice de la poésie lyrique, à une époque où tous les auteurs se consacrent à l’épopée et à la tragédie, glorifiant les dieux et les héros, alors qu’ils représentent généralement les femmes en tant que repos des guerriers ou butin des vainqueurs. « Rien n’est plus beau, dit l’un, qu’une imposante armée. / L’autre : rien n’est plus beau qu’une escadre en plein vent. / Rien n’est plus beau pour moi que le cœur de l’aimée », écrit Sappho (5). Elle a vécu pour l’amour et pour la poésie. Son existence témoigne éloquemment que l’un et l’autre peuvent naître dans une communauté de femmes n’ayant pour éthique que l’harmonie et l’amour de la beauté : « Un feu subtil court sous ma peau, mes yeux ne voient plus, [...] un frisson me prend tout entière, je deviens plus verte que l’herbe et me sens tout près de mourir » (6). Les femmes lui doivent d’avoir proclamé de façon exemplaire et jubilatoire la liberté de s’aimer, de créer, d’inventer leur vie hors des diktats masculins voulant faire d’elles des ennemies congénitales. « Et si nous revenons à Sappho », remarque Marie-Jo Bonnet, « si l’histoire y revient sans cesse en France depuis le XVIe siècle, c’est parce que son talent a impulsé un puissant élan de liberté conscient de contenir à la fois la douleur, le bonheur et l’audace révolutionnaire qui constituent toute liberté » (7). Peu d’œuvres, à part celle de Sappho, ont su nous transmettre un regard de femme sur le monde antique. « Je pense qu’en d’autres temps, quelqu’un se souviendra de nous », et cette grande poète ne serait pas déçue de voir qu’« après le soleil couché, [quand] la lune aux doigts de rose éclipse tous les astres », nous sommes nombreuses à capter « les mots que nul ne peut entendre ni redire, que la nuit aux mille oreilles répète à travers les flots » (8). Notes 1. Édith Mora, Sappho, Paris, Flammarion, 1966, p. 200. La strophe sapphique est compose de trois vers de onze syllabes et d’un quatrième de cinq syllabes. AUTRES EXTRAITS « Courtepointe de l’amitié entre femmes » « Hildegarde Von Bingen, la conscience inspirée du XIIe siècle » « Quand les femmes se savent capables de tout » Extrait du livre d’Élaine Audet, Le Cœur pensant. Courtepointe de l’amitié entre femmes, Québec, Le Loup de Gouttière, 2000. On peut se procurer ce livre dans les bonnes librairies ou le commander à l’adresse sur cette page. |