En 1998, dans un rapport controversé, l’Organisation Internationale du Travail (OIT), l’agence officielle du travail des Nations Unies, appelle à la reconnaissance économique de l’industrie du sexe. Soulignant l’expansion de cette industrie et sa contribution non reconnue au Produit National Brut (PNB) de quatre pays du Sud Est asiatique, l’OIT argumente pour que soit reconnu le " secteur du sexe ".
Cette reconnaissance englobe une extension des " droits du travail et des bénéfices pour les travailleurs du sexe ", l’amélioration des " conditions de travail " dans cette industrie (Lim, P.212) et " élargissement du filet fiscal aux nombreuses activités lucratives qui y sont liées ". (P.213)
Même si le rapport de l’OIT dit ne pas plaider pour la légalisation de la prostitution, cette reconnaissance économique du secteur du sexe qu’il promeut, ne peut se faire sans l’acceptation légale de cette industrie.
Depuis de longues années, l’industrie du sexe a fait pression pour obtenir une reconnaissance économique de la prostitution et de toutes les formes d’activités de divertissement qui y sont associées comme " travail sexuel ". Aujourd’hui, l’OIT devient la dernière institution en date à poser problème en la matière, puisqu’elle demande d’urgence la reconnaissance de l’industrie du sexe. De fait, l’OIT incite les gouvernements à profiter des bénéfices énormes de l’industrie du sexe par le biais de taxes et d’une réglementation auxquelles est soumis n’importe quel travail légitime. L’intitulé du rapport de l’OIT : " Le secteur du sexe : les bases économiques et sociales de la prostitution dans le Sud Est asiatique " fait écho au déterminisme économique du titre de une de " L’Economist " du 14 février 1998 : " Donner au consommateur ce qu’il désire ". Le rapport prétend être une étude sur le " secteur du sexe " rapportant les analyses de quatre chercheurs de Malaisie, d’Indonésie, de Thaïlande et des Philippines.
Mais le plan, le sommaire, les conclusions de ce rapport ont été rédigés par l’économiste Lin Lean Lim, qui depuis déjà longtemps plaide auprès des gouvernements pour que soit reconnu le " secteur du sexe "
Le sud-est asiatique est confronté à une des ses plus grosses crises économiques depuis plusieurs dizaines d’années. L’incertitude et l’instabilité politique dans de nombreux pays d’Asie, combinées à la crise économique, ont intensifié l’entrée des femmes dans l’industrie du sexe. Les gouvernements qui suivent les recommandations de l’OIT et qui reconnaissent la prostitution comme un travail légitime pour les femmes, auront des intérêts très importants dans l’industrie du sexe. Et du coup, ils deviendront de plus en plus dépendants de ce secteur. Le rapport de l’OIT sera utilisé d’abord comme une justification pour favoriser l’entrée des femmes dans le " travail du sexe ", pour affaiblir les statistiques du chômage ensuite, et pour taxer ainsi les femmes qui cherchent désespérément à survivre. Comme en Amérique Latine, l’impact des politiques macro-économiques dans certains pays d’Asie fournira à ces gouvernements des arguments apparemment rationnels pour développer l’industrie du sexe. Le gouvernement de Belize, par exemple, a " reconnu la prostitution … Comme une forme spécifique et sexuée du travail des migrants ayant la même fonction économique pour les femmes, -et bien plus lucrative - que le travail agricole pour les hommes. " (WEDO, 1998, p.32)
Bien plus que l’opportunité économique, l’évidence la plus flagrante de la marginalisation économique des femmes et de l’inégalité sociale dans la plupart des pays d’Asie, se perçoit dans la manière dont on envisage et on s’accommode de voir les femmes dans la prostitution, dans le trafic, le tourisme sexuel et l’industrie des annonces par correspondance (mariages). Dans ce contexte de fort déclin économique, on atteint le sommet de l’opportunisme économique, lorsque l’on pousse à la reconnaissance de l’industrie du sexe, et que l’on transforme ainsi l’exploitation sexuelle et économique des femmes en un travail légitime.
De cette manière, le rapport de l’OIT peut se lire comme la consécration économique de l’industrie du sexe. En cette année du cinquantenaire de la " Déclaration Universelle des Droits de l’Homme " ou droits de la personne, le rapport de l’OIT, semble considérer les droits humains en matière de prostitution, comme un obstacle à la reconnaissance de l’industrie du sexe. Parmi ses recommandations politiques on trouve en conclusion : " une position centrée sur les prostituées de manière individuelle a tendance à souligner un souci moraliste ou pour les droits humains, ce qui a son importance certes, mais qui ne changera ni ne réduira le secteur (du sexe). " (P.213) Ainsi, l’OIT sousestime gravement les violations et la violence que les femmes prostituées subissent, nie l’atteinte qui leur est faite en déclarant que seulement 20% d’entre elles sont mal traitées et enfermées dans une forme de servitude. (Reuters, 1998).
Contrairement à l’image adoucie de la prostitution que le rapport de l’OIT dépeint, la violence que subissent les femmes prostituées est plus grande et bien plus fréquente que celle vécue par les autres femmes. Dans une étude sur les femmes et les filles népalaises trafiquées pour la prostitution dans les bordels en Inde, Human Rights Watch/Asie indique que " la plupart des filles et des femmes sont amenées dans ces bordels misérables après tout un processus de " dressage " par viols et coups. " (Human Rights Watch/Asie, 1995, p.34). Dans une autre étude sur les femmes birmanes trafiquées à des fins de prostitution dans les bordels de Thaïlande, Human Rights/Asia constate que les " propriétaires des bordels tirent profit des viols et des agressions sexuelles violentes et à répétition des femmes et des filles birmanes, parfois sur de longues périodes… " (Asia Watch, 1993, pp.62-63). Dans ce rapport, il est clair que les viols et les agressions sexuelles n’étaient pas uniquement réservés aux filles mineures, ni à la période de " dressage " des femmes à leur entrée dans les bordels. " La combinaison de servitude pour dettes, d’emprisonnement illégal et la menace ou l’exercice de la violence physique, force les femmes à demeurer dans l’esclavage sexuel …pour toute la durée où elles se trouvent dans les bordels. " ( Ibid., p.65)
Ce tableau d’extrême violence ne s’applique pas seulement aux pays en voie de développement. Dans une étude sur les prostituées des rues anglaises, il est établi que 87% des femmes avaient été victimes de violences durant les douze derniers mois. Ces violences recouvraient les agressions verbales des clients, les agressions physiques, les coups et blessures avec couteaux et les viols. 27% avait été violées ; et 43% souffraient des conséquences d’abus physiques graves. Presque toutes (73%) des 87% étaient victimes d’attaques multiples. (Benson et Matthews, 1995, p.402). Dans une autre étude américaine sur 55 survivantes de la prostitution, 78% avait été victimes de viol par des proxénètes et des acheteurs de sexe, en moyenne 49 fois par an ; 84% avaient été victimes d’attaques graves et avaient été sévèrement battues, nécessitant souvent l’appel des services d’urgence et l’hospitalisation ; 49% avaient été victimes d’enlèvement et transportées d’un Etat à l’autre ; 53% avaient été victimes d’abus sexuels et de torture ; et 27 % avaient été mutilées. (Suzan Kay Hunter, 193, p.16).
En minimisant l’atteinte que représente la prostitution, dans sa volonté de redéfinir la prostitution comme un travail et en recommandant aux gouvernements de reconnaître l’industrie du sexe comme un secteur économique, l’OIT semble ignorer les législations récentes qui montrent que les Etats peuvent réduire l’exploitation sexuelle organisée plutôt que de capituler. Deux pays en particulier refusent de reconnaître la prostitution comme un travail : la Suède et le Vénézuela. En mai 1998, la Suède est devenue un des premiers pays à interdire l’achat de services sexuels avec des punitions allant de l’amende à l’emprisonnement. (Office du gouvernement suédois, 1998) Ainsi, la Suède a affirmé que la prostitution n’était pas un secteur de travail, ni une activité économique souhaitable.
De même, en mai 1998, le gouvernement du Vénézuela a fait passer une loi rejetant la demande de groupes puissants " pro-travail du sexe " qui avaient demandé à être enregistrés_ comme un syndicat légal de " travailleurs du sexe ". La décision du Ministère du travail s’appuyait sur le fait que la majorité de ce qui était défini comme " travail du sexe " était en fait de la prostitution, et qu’il s’agissait donc d’exploitation sexuelle. Le Venezuela considère en effet que " la prostitution ne peut être identifiée comme un travail, car elle s’oppose aux principes de base de dignité et de justice sociale. " Il a également établi que l’objectif principal de la formation d’un syndicat est de " promouvoir le développement collectif de ses membres et de leur profession ". Ainsi, une décision en faveur d’un syndicat de " travailleurs du sexe " amènerait de fait à la promotion et au développement de la prostitution. (Republica de Venezuela, 1998).
Depuis plus de dix ans, des groupes de femmes à travers le monde ont cherché une meilleure évaluation de la contribution des femmes aux économies nationales, en demandant l’inclusion dans les statistiques sur l’emploi, des travaux tels que la charge d’enfants ou de famille, les soins, le ménage, la cuisine et les courses, tous travaux que les femmes ont traditionnellement faits. Les gouvernements utilisent ces statistiques pour évaluer le développement économique et pour préparer et mettre en place des politiques sociales ; ne pas mesurer correctement le rôle des femmes dans la production, déforme et minimise leur contribution économique et les empêche d’accéder aux ressources économiques.
La non reconnaissance et la dévalorisation du travail des femmes dans les systèmes d’évaluation nationale, la volonté actuelle de l’OIT de reconnaître économiquement la prostitution comme un travail légitime apparaît comme une parodie. Si les femmes prostituées sont perçues comme des travailleuses, les proxénètes comme des hommes d’affaires et les acheteurs de sexe comme de simples clients, légitimant l’industrie du sexe dans son entier comme un secteur économique, alors les gouvernements peuvent abandonner toute responsabilité et toute volonté de voir les femmes accéder à des emplois décents et durables.
Pourquoi l’OIT pousse-t-elle ainsi à la reconnaissance de l’industrie du sexe ? Le rapport énonce une liste de raisons fondées sur des interviews réalisées principalement par des universitaires et des étudiants, sur un petit échantillon de femmes dans l’industrie du sexe dans ces quatre pays. Il paraît extrêmement douteux que cet échantillon minime, puisse faire apparaître la réalité de la vie des femmes prostituées. C’est une des raisons entre autres, pour laquelle il est important de présenter ces arguments et d’y répondre point par point. (Extraits)
Traduction en français de Bernice Dubois et Malka Marcovich