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vendredi 30 avril 2004 Le marché mondial du sexe au temps de la vénalité triomphante La prostitution est soumise à la loi de l’économie néolibérale
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DANS LA MEME RUBRIQUE Rarement un choix, la prostitution n’a pas que des causes économiques Comment on transforme un être humain en marchandise sexuelle L’essor du système proxénète dû à la mondalisation Le crime organisé contrôle la prostitution et organise le trafic des êtres humains Bibliographie générale : Le marché mondial du sexe au temps de la vénalité triomphante |
Ce texte fait partie d’un article intitulé « Prostitution, crime organisé et marchandisation » qui a été publié par l’auteur dans la Revue Tiers Monde, (Paris, PUF, vol. XLIV. n° 176, octobre-décembre 2003 : 735-769). Sisyphe présente le dossier en cinq parties ou chapitres afin d’en faciliter la lecture sur Internet. Un lien à la fin de l’article permet d’accéder à la bibliographie générale.
Le jeu de l’offre et de la demande Par ailleurs, ce marché est, selon nombre d’auteurs (Findlay, 1998 ; Martinez, Martinez et Hanley, 2001 ; Ruggiero, 1996 ; Taylor, 1999 ; van Duyne, 1993), conditionné par le jeu de l’offre et de la demande. C’est à ce titre que le ministre de la Justice des Pays-Bas a soulevé, en 2000, la nécessité d’un quota légal de « travailleuses du sexe » étrangères puisque le marché « demandait » une variété de « corps » (Raymond, 2002). Pour tout un courant de pensée, qui accepte l’idée de l’offre et de la demande comme régulateur des marchés de la migration humaine, ce qui constitue un problème pour les femmes impliquées dans la traite, « ce ne sont pas le travail ou les services comme tels (prostitution, mariage ou travail domestique), mais la façon particulière dont ces derniers sont organisés (à la fois en termes de recrutement ou de conditions de travail) : sous la contrainte » (Wijers et Lap-Chew, 1997, citées par Toupin, 2002). Pour ce courant, ce sont les conditions du trafic qui posent problèmes et, en conséquence, il s’oppose au trafic forcé (1) des femmes et des enfants (2). La distinction « volontaire » et « forcé » est au cœur de cette problématique : la prostitution n’est pas considérée en soi comme une violence envers les femmes, mais comme un métier stigmatisé qui doit être réhabilité (3) ; la prostituée est considérée comme une travailleuse du sexe (Doezema, 1998:40). Or, le marché ne se réduit pas à la seule question de l’offre et de la demande, si tant est que cette « loi » de l’économie libérale explique quoi que ce soit dans le fonctionnement des sociétés actuelles (4). Un marché est un lieu d’échange des marchandises et toute marchandise, qu’elle soit un bien ou un service, est produite. Cet aspect est fondamental pour comprendre la dynamique actuelle de la marchandisation prostitutionnelle à l’échelle mondiale. Peu d’analystes tirent les conclusions sociales et économiques de l’affirmation à l’effet que le « trafic des femmes et des enfants à des fins sexuelles » est soumis à la logique du marché. Peu d’entre eux ont réfléchi à la question : comment ce qui n’est pas marchandise à l’origine le devient-il ? « La transformation de l’activité humaine en marchandises est constitutive des sociétés modernes ». (Gauron, 2002:30) Elle est une des caractéristiques du mode de production capitaliste. La marchandise, qui est à la fois un produit et un moyen d’obtenir de l’argent, obéit dans le capitalisme à un processus industriel, c’est-à-dire à une production sans « bornes » (Ricardo, 1977:26). Dans la mondialisation néolibérale actuelle, rien ne semble pouvoir échapper au processus de marchandisation et à la « monétarisation des rapports sociaux » (Perret, 1999:35). Un des effets de cette monétarisation est, entre autres, pour reprendre l’expression du sociologue Karl Polanyi (1983), la constitution du marché par le « désencastrement » du social. Cela signifie que l’approfondissement de la marchandisation a pour conséquence la destruction systématique des relations sociales antérieures en faveur de nouvelles relations qui légitiment l’appropriation privée qui leur est intrinsèque. L’extension du champ monétaire entraîne « la transformation en marchandise de ce qui n’est pas produit pour être marchandise »(Gauron, 2002:34). Ce processus de marchandisation s’opère au prix d’une tension et d’une violence considérables. Cela s’avère encore plus vrai dans la métamorphose de l’humain en marchandise. L’appropriation privée des corps, leur transmutation en marchandises et leur consommation, nécessite, en aval comme en amont, l’emploi de la force. La contrainte est constitutive de la marchandisation des êtres humains et de leur corps. Ce n’est donc pas sans raison que « la marchandisation du vivant est exploitée par les mafias » (Passet et Liberman, 2002:38). Les humains peuvent-ils êtres considérés comme des marchandises, même si on assiste à leur marchandisation accélérée depuis trois décennies ? Si oui, ne sont-ils pas des marchandises particulières ? Le marché des femmes et des enfants à des fins sexuelles (prostitution, pornographie, traite, etc.) qu’il soit légal ou illégal, fonctionne-t-il vraiment comme tout autre marché ? Femmes et enfants sont à la fois bien et service Du point de vue de leurs possesseurs, en tant que marchandises, les femmes et les enfants disposent d’un double avantage : ces êtres humains sont à la fois un bien et un service. Plus précisément, un des traits de l’actuelle mondialisation est non seulement la marchandisation du corps en tant que sexe, mais également la marchandisation des femmes et des enfants eux-mêmes. En quelque sorte, on assiste à une double marchandisation. Dans la sphère de l’échange, il y a non seulement l’achat ou le rapt des femmes et des enfants et leur vente à un proxénète, mais encore l’aliénation des personnes : ils sont achetés et/ou vendus au cours en vigueur sur le marché. Le coût des transactions dépend de l’âge, de l’usage préalable (virginité ou non), de la beauté des jeunes filles et de leur origine. La seconde sphère, absolument différente, quoique conditionnée par la première, est leur consommation par les clients. Si « la forme la plus élémentaire de la richesse bourgeoise [est] la marchandise » (Marx, 1970:73), force nous est de constater que l’argent « simple figure métamorphosée de la marchandise » (Marx, 1970:75) ne devient capital, dans le système proxénète, que lorsque les femmes et les enfants sont transformés en marchandises, mis en circulation et exploités comme telles. Cela implique que le commerce a conquis de nouveaux champs. Le tourisme de masse comme les industries du loisir sont, entre autres, des éléments de la mondialisation qui ont généré l’essor des marchés du sexe. Les organisations criminelles profitent des dislocations structurelles induites par les politiques néolibérales, les crises économiques ou les conflits armés (5) pour établir des itinéraires et recruter ou enlever des personnes au profit de l’industrie transnationale du sexe. Le volume de la demande est déterminé, entre autres, par la taille du revenu ou la capacité de paiement des clients et par le prix des marchandises. La prolifération mondiale de la prostitution a donc eu un impact majeur sur la consommation qui a pris un caractère de masse. Les marchés sexuels, qui sont à la fois légaux et illégaux - ces deux aspects étant étroitement liés et se nourrissant mutuellement - procèdent d’une logique industrielle, d’une logique de production de masse, ce qui oblige l’analyse du problème en des termes qui transcendent le seul aspect commercial de la question. En fait, la marchandisation ne se limite pas à une activité de commerce. Plus précisément, cette industrie du commerce sexuel ne met pas seulement sur le marché des femmes et des enfants, mais elle fabrique également ces « marchandises ». À suivre : « 4. Comment on transforme un être humain en marchandise sexuelle » – Rubrique du dossier intégral. Notes 1. La notion de trafic « forcé » ou de « plein gré » est fort discutable, notamment dans le domaine de la traite des femmes et des enfants. Il a fait l’objet de nombreux débats et prises de positions. Voir à ce sujet, entre autres, l’ouvrage de Yolande Geadah (2003). La Revue Tiers Monde publie, depuis 1960, les résultats de recherches récentes sur les problèmes que soulève le développement économique et social différencié des États du monde. Complexité du système mondial, diversité des réactions régionales, politiques et expériences de développement sont étudiées par des spécialistes des sciences économiques et sociales, le plus souvent du point de vue théorique ; des études de cas, fondées sur des travaux de terrain originaux, viennent enrichir ces analyses. La Revue Tiers Monde est interdisciplinaire et internationale, par son public et l’origine de ses collaborateurs. Deux à trois numéros par an sont consacrés à un thème, sous la responsabilité d’un spécialiste, les autres sont constitués d’articles divers. Pierre Salama, économiste, en est le directeur. |