|
samedi 2 mars 2019 Clara Malraux, la muse mal aimée
|
DANS LA MEME RUBRIQUE Fanny Mendelssohn ou le génie créateur bridé Les femmes longtemps tenues à l’écart de la création Les créatrices - Le poids du conformisme La jupe qui entrave La liberté pour créer |
Le xxe siècle avec ses révolutions culturelles multiples, expressionnisme, surréalisme, dadaisme, avant-gardisme et autres modernismes de tous bords, laisse supposer, a priori, que les figures masculines les plus représentatives de ces mouvements contestataires avaient révisé leurs attitudes face à leurs compagnes. Il n’en est rien. Ils sont pourtant nombreux à avoir été séduits par des femmes qui avaient l’ambition de créer. Mais très vite on s’aperçoit que, comme leurs prédécesseurs, ils n’ont pas tardé à tenter de détourner leurs compagnes de leur plans personnels pour les mettre à leur service exclusif. Picasso fut l’un des plus machos, semble-t-il. Dora Maar et Françoise Gilot, deux peintres qui ont partagé sa vie un temps, ont complètement été écrasées par lui (1). Il lui fallait à ses côtés une femme plus effacée, comme Jacqueline. André Billy raconte que Marie Laurencin fuit Apollinaire « quand elle en eut assez de faire la soupe, car le mal aimé fut souvent un peu trop conjugal » (2) ! Dans ses Mémoires (3), Clara Malraux (1897-1982) a longuement raconté ce que furent ses rapports avec son mari, André. Son témoignage est émouvant. Cette femme sensible et chaleureuse, en qui ses parents avaient mis de grands espoirs, s’est vue, en quelques années de vie commune avec ce personnage énigmatique, ambitieux et supérieurement intelligent, carrément dépossédée d’elle-même. Il lui fallut, pour se reconquérir, comme elle l’écrit, passer par un divorce et se retrouver seule. Clara Goldschmidt rencontre à un dîner, chez des amis communs, un jeune homme de dix-neuf ans, grand, mince, qui fraye dans les milieux de l’édition. Peu bavard sur ses origines, il cache son enfance et le milieu qui l’a vu naître sous le voile épais d’une conversation brillante. Le charme mystérieux qu’il dégage séduit la jeune esthète de vingt quatre ans, qui veut s’engager dans une carrière d’écrivain. Elle n’est pas belle, elle le sait, mais elle a appris à compenser par la parole. Ils restent en contact, se revoient, puis décident de filer ensemble en Italie. Le mariage a lieu peu après, un peu malgré eux, pour respecter certaines convenances, avec promesse réciproque de liberté totale. Elle est subjuguée. Au début, c’est son argent à elle qu’ils dépensent, car il n’est pas envisageable, comme il le dit, que quelqu’un de sa race aille vulgairement travailler. André Malraux avait une très haute idée de lui-même. Alors, ils vivent d’expédients. Un trafic de statues khmères en Indochine tourne à la catastrophe. Il faudra qu’elle intervienne énergiquement auprès de ses amis influents pour le tirer d’embarras. Entre-temps, il engrange : toute cette expérience sera exprimée plus tard, enjolivée, sous forme de romans - La voie royale, La condition humaine - qui en feront un des écrivains français les plus en vue du XXe siècle. Dans le couple, très vite, c’est lui qui prend le dessus :
Ne finit-il pas, ce mythomane, par lui faire croire que cette réalité qu’il distord est plus vraie que nature ? N’est-ce pas cela, tout compte fait, que créer ? Clara, qui s’inventait, toute petite, des histoires à ne plus dormir, est prête à le suivre. Mais elle découvre peu à peu que ce compagnon, qui déjoue si bien les pièges de la monotonie, a aussi des défauts. C’est un nombriliste, incapable de s’ouvrir aux autres :
Il lui dévoile aussi sa misogynie profonde et son mépris pour les oeuvres des femmes. Elle remarque qu’il ne peut supporter d’être jugé par elles. Il attend de la sienne qu’elle soit suffisamment intelligente pour le suivre dans les voies sinueuses de ses idées mais pas trop ambitieuse, afin de lui laisser la première place :
Ne lui a-t-il pas promis qu’il serait un jour Gabriele d’Annunzio ? Mais bientôt, n’y tenant plus du "combat qu’[elle] menait contre lui pour [se] maintenir, pour ne pas devenir [son] écho (6)", elle lui écrit Le livre des comptes (7) dans lequel elle dévide tout son malaise :
C’est un texte nostalgique et désabusé où chaque phrase traduit la perte de l’illusion de l’amour totalement partagé :
Clara n’avait pas la vocation d’être cette épouse qu’il souhaitait à ses côtés, mais elle s’efforça de jouer ce rôle pendant plus de quinze ans. L’année où il remporte le prix Goncourt, en 1933, elle met au monde leur fille Florence. C’est significatif. L’enfant ne change rien à ses projets à lui. D’ailleurs, quand elle vient au monde, il a pratiquement déserté les lieux. Séparée de lui pendant la guerre, Clara relate dans ses Mémoires comment, juive et résistante, elle erra, seule avec sa petite fille affamée, dans la France envahie, pendant que lui, avec un nouvel amour, Josette Clotis, vivait "planqué" sur la côte d’Azur. La rupture officielle eut lieu en 1947, alors qu’André venait de perdre dramatiquement sa maîtresse qui lui avait donné, contre son gré, deux fils qui moururent ensemble pendant leur adolescence. Bien des livres ont été écrits sur Malraux. Le plus touchant est peut-être le témoignage de son fils adoptif (10), le fils de son frère, qui décrit, avec une tendre clairvoyance, ce "père" distant, emprisonné dans une carapace qui ne laissait plus échapper que le personnage public. Il obtint tous les honneurs qu’il avait visés : ministre de de Gaulle, écrivain célèbre. Mais sa vie personnelle resta exempte de cette chaleur qui attire, spontanément et sans calcul, les gens autour de soi. Son fils raconte comment, un jour, il mit sa dernière femme à la porte, la femme de ce même frère qu’il avait épousée après sa mort, qui collabora à ses écrits sur l’art, et qui avait partagé (le mot est-il juste ?) sa vie pendant plus de vingt ans. Sa fin est triste : solitude, dépression. Madame de Staël a écrit : « La gloire est le deuil éclatant du bonheur ». Dans son cas, combien la belle phrase semble exacte. Clara a dû lentement apprendre à se défaire de lui (« une intoxication plus grave que celle de l’opium ») et à « cesser de vivre par procuration ». Sa flamme créatrice se remit peu à peu à vibrer. Elle ressentit son divorce comme la permission d’écrire. Elle ne cessa plus de le faire. Collaboratrice de différentes revues et romancière, elle a publié une quinzaine de livres dont certains sont imprégnés de son expérience personnelle et d’autres traduisent son attachement à la terre d’Israël. Elle était aussi une traductrice très compétente : Virginia Woolf, Freud et Kafka ont pu bénéficier de sa plume. On a dit que Malraux l’avait quittée quand il s’était senti suffisamment fort pour naviguer seul. C’est elle, en tout cas, qui lui a révélé la culture allemande, la sienne, et la peinture italienne qu’elle connaissait, au départ, mieux que lui. Et c’est auprès d’elle, qui était intellectuellement capable de le suivre, qu’il a pu roder les mécanismes de sa pensée avant d’aller la faire fructifier à l’extérieur.
Hommage ou mépris ? La phrase est ambiguë. Qu’importe. Elle lui a donné ses années les plus productives. Il était grand temps qu’à cinquante ans, Clara se tourne enfin vers elle-même.
a-t-elle dit. Alors lisons-la, elle n’est jamais ennuyeuse. Notes Références biographiques Clara Malraux, Le bruit de nos pas, Grasset, 1963-1979, réédité en Livre de Poche. Le tome II est consacré à sa relation avec André Malraux. L’œuvre de Clara Malraux : Son autobiographie, des contes, des romans, des récits de voyage, des pièces de théâtre (inédites), beaucoup de traductions de l’anglais et de l’allemand, des articles de revues. – Ce texte est extrait du livre de Liliane Blanc, Elle sera poète, elle aussi. Les femmes et la création artistique, Le Jour, édition, 1991, Chapitre V, "Les muses créatrices", p. 131-152 Mise en ligne sur Sisyphe, le 6 mars 2004 |