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La prostitution, un travail sexuel ressortant du droit à la vie privée ?

16 avril 2004

par Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS

Paris, le 24 mars 2004

Madame Helena Hirata
Monsieur Jean François Laé
Directeur et directrice du GERS
Genre et Rapports Sociaux
UMR 7111 - du CNRS et de l’Université Paris 8 - Saint-Denis
IRESCO
59-61 rue Pouchet
75849 Paris Cedex 17
Par mail : Gers@iresco.fr
télécopie : 01 40 25 12 03 et par lettre

Madame la directrice, Monsieur le directeur du GERS,

J’ai été informée par mail de l’organisation par le laboratoire GERS (Genre et rapports sociaux ) d’une " Journée d’études " publique, le 5 avril, à l’IRESCO (Institut de recherches sur les sociétés contemporaines, intitulée :

« La prostitution, un travail sexuel ressortant du droit à la vie privée ? »

Je tenais à vous faire savoir que je considère que cette " Journée d’études " est une honte et un scandale intellectuel et politique pour le Gers, pour le CNRS, pour l’Université Paris VIII, pour la recherche et pour le féminisme français.

Et je ne comprends pas comment des chercheuses féministes - qui furent mes collègues pendant plusieurs années - travaillant dans ce qui fut le premier laboratoire féministe français : le GEDISST (Groupe d’études sur la division sociale et sexuelle du travail ) ont pu cautionner - ou laisser s’organiser - une telle " journée ".

Celle-ci organisée par des personnes qui n’ont, soit jamais publié sur le sujet de la prostitution - l’une d’elles ignorait même qu’il y ait eu des débats sur cette question - et/ou qui focalisent leurs recherches sur d’autres thématiques, donne par ailleurs exclusivement la parole à des personnes qui ont publiquement justifié la légitimité du système prostitutionnel, c’est-à-dire qui ont :

 justifié le proxénétisme, condamné par le Code pénal français ;
 ainsi que le bon droit des hommes à s’approprier le corps, le sexe de personnes qui ont, pour ce faire, été violées, agressées, battues, achetées, vendues, enfermées, humiliées.

Près de la moitié des intervenantes sont membres ou proches de l’association Cabiria, dont les manques, les failles, les limites intellectuelles ont d’ores et déjà été analysées et dénoncées et dont les positions de justification du système prostitutionnel sont sans ambiguïté. Ainsi, l’une des invitées dans le dernier rapport d’activité - de synthèse - 2003 de ladite association écrit [parmi tant d’autres soit disant ’constats’ erronés, non justifiés et inadmissibles et dont aucun ne peut être considéré comme relevant d’une recherche] que beaucoup de personnes prostituées, « ’à travers ce voyage’ [institutionnellement, juridiquement et internationalement dénommé : ’trafic des femmes’] trouvent [dans la prostitution donc] paradoxalement la liberté ». (p. 45)

Cette " journée " entérine donc le fait que la prostitution serait un « travail sexuel » ; le point d’interrogation ajouté à l’intitulé relevant de la fiction puisque à ma connaissance, les intervenant-e-s se sont, peu prou fait connaître depuis des années par leur justification de cette position. Plus encore, la question serait de savoir si « la prostitution [en tant que] travail sexuel ’relèverait’ du droit à la vie privée ».

Comment de telles monstruosités juridiques, politiques, théoriques, de telles stupidités peuvent-elles être défendues au nom de la recherche, et au sein de l’Université et du CNRS, au mépris du bon sens le plus élémentaire, comme de l’histoire de la domination masculine, du droit international, européen, national ainsi que des politiques publiques en la matière ?

Il est à cet égard difficile de considérer que ce type de questionnement participerait « à l’intelligibilité des transformations des sociétés contemporaines par la production d’outils conceptuels appropriés et par l’inscription dans les débats actuels des sciences sociales » (Présentation du Gers. Site Internet). On peut même estimer que cette " journée d’études " s’oppose à la finalité du Gers qui « regroupe des chercheur-e-s et enseignant-e-s - chercheur-e-s dont le souci commun est de concourir à l’élaboration de problématiques centrées sur les concepts de rapports sociaux et de domination, en particulier sur les concepts de division sexuelle du travail et de rapports sociaux de sexe ». (Ibid.)

En tout état de cause, et plus fondamentalement, je considère qu’aucune recherche au monde ne saurait justifier un système de domination, quel qu’il soit. À ce titre, l’intégration éventuelle d’autres invité-es à cette " Journée " ne modifierait en rien cette critique.

Faut-il rappeler en effet que les personnes prostituées n’ont d’autre horizon de vie que d’être pénétrées dans leur vagin, leur bouche ou/et leur anus par des sexes d’hommes et/ou de les masturber ? Et que leurs revenus, c’est-à-dire leur possibilité même de se nourrir, de se loger et de se vêtir, sont subordonnés à leur ’acceptation’ - au risque quotidien du sida, des coups, des viols, des meurtres - de cette réalité ?

Enfin, je tenais à préciser que le Comité d’éthique du CNRS fait explicitement référence dans sa nouvelle Charte de Juillet 2003 au « respect des droits fondamentaux (notamment des droits de l’homme) ».

Dans l’attente, veuillez agréer, Madame, Monsieur, l’assurance de mes salutations distinguées.

Marie-Victoire Louis
CNRS /CADIS

Copie à Monsieur Claude Dubar, président de l’IRESCO
Monsieur Pierre Lunel, président de l’Université Paris VIII
Monsieur Pierre Lean, président du Comité d’éthique du CNRS
Monsieur Humbert, directeur des Sciences de l’homme du CNRS
Monsieur Michel Wieworka, directeur du CADIS
Madame Nicky Lefeuvre, directrice de l’Equipe Sagesse. Université de Toulouse
Réseau féministe

Mis en ligne sur Sisyphe, le 24 mars 2004

Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS


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