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Femmes & Métiers du livre, par Jef Tombeur
Pays anglophones et francophones européens

14 avril 2004

par Caroline Archer

Préface de Caroline Archer, détentrice d’un doctorat de l’Université de Reading, journaliste spécialisée, auteure, directrice de la Saint Bride Printing Foundation, administratrice de l’Association internationale des Amis de la bibliothèque Saint Bride de Londres.



J’ai eu la chance que mon enfance ait eu pour cadre un foyer où des caractères en plomb occupaient des tiroirs normalement dévolus à l’argenterie, avec de l’encre d’imprimerie entreposée dans la chambre d’amis, des rames de papier empilées dans les penderies et où des cliquetis de presses résonnaient là où le ronronnement d’un moteur de voiture aurait été attendu. Les plus anciennes réminiscences de mon premier âge mêlent d’odeur de l’encre au staccato d’une presse verticale Meihle ; puis de vieux exemplaires du Penrose Annual, si ce n’est du Penrose’s Pictoral Annual, revues des arts graphiques, furent les préférés d’entre mes premiers livres d’images. Imprimer était une passion pour mon père, autant qu’un métier, et mon initiation typographique provient de l’osmose familiale et de ma fureteuse curiosité exigeante d’enfant avide de réponses. Mais je dois surtout cette éducation à la patiente et enthousiaste pédagogie de mon père, qui chérissait son travail de compositeur, et se fit mon attentif précepteur.

Aussi, lorsque, âgée de quatorze ans, j’annonçais que je voulais devenir imprimeur, je m’attendais à ce que cette évidence soit considérée toute naturelle. Cependant ma décision ne suscita guère l’approbation familiale et l’attendrissement de mon père : on se récria de désarroi. Le passe-temps considéré avec bienveillance ne pouvait convenir pour mon avenir. Pourquoi cette vocation fervente suscita-t-elle tant d’anxiété ? L’époque, celle du début des années 1970, marquait un incertain tournant pour les métiers de l’imprimerie : les presses à plat finissaient de céder face à l’offensive de l’offset, la photocomposition reléguait le composteur au placard et, certes, les débouchés paraissaient incertains. Mais surtout, j’étais fille, et c’était là l’obstacle principal redouté : dans ce secteur, les jeunes femmes n’étaient pas admises !

Je me suis donc d’abord conformée à ces mises en garde et j’occupais divers emplois sans rapport avec l’imprimerie. Mais l’appel de la vocation fut trop fort, et après quelques errements, mon destin me rattrapa ; je repris le chemin des presses sans attendre de rémunération puis, progressivement, j’ai trouvé de quoi tirer des moyens de vivre en réalisant des mises en page, en composant, enseignant ou écrivant sur les domaines des arts graphiques. C’est là mon choix. Et je ne le regrette toujours pas.

Pour une jeune femme se destinant à une carrière dans l’imprimerie, trouver des exemples d’aînées l’y ayant précédée ou de contemporaines n’est pas facile. En 550 années d’existence, l’imprimerie a employé de nombreuses ouvrières anonymes, mais bien peu de doyennes de renom. Cherchant un précédent pouvant me servir de référence et d’émulation, mon père m’évoqua Charlotte Guillard, audacieuse novatrice du seizième siècle, qui marqua les domaines de l’impression et de l’édition françaises, et me vanta le travail de Beatrice Warde, alors déjà réputée au Royaume-Uni pour ses travaux de recherche sur les caractères de Garamond et leurs sortes parentes. Hormis ces deux noms, les références typographiques féminines susceptibles d’inspirer et conforter une jeune femme se destinant à l’imprimerie à leur suite brillaient surtout par leur rareté.

Les ouvrages généraux portant sur l’histoire de l’imprimerie ou la presse professionnelle n’évoquaient des femmes que furtivement et avec une extrême parcimonie. S’il en était parfois question, il s’agissait de mentions des humbles tâches dévolues à des ouvrières peu qualifiées secondant les opérateurs. Et ces rapides allusions n’avaient vraiment rien de réconfortant. Quelle jeune femme aurait envisagé de s’employer dans l’imprimerie alors que l’opinion du dix-neuvième siècle considérait acquis que ce secteur n’attirait pas les jeunes filles " convenables " et que celles qu’il recrutait n’étaient guère mieux considérées que des filles arpentant le trottoir ? Si les jeunes ouvrières célibataires de cette période ne jouissaient pas d’une flatteuse considération, trouver à se marier empirait leur situation. Les règlements internes de certaines imprimeries bannissaient l’emploi de femmes mariées sur des bases de moralité, partant du principe que le mari allait dilapider ce pécule supplémentaire en pintes et autres libations.

Les réticences mentales envers l’emploi d’épouses étaient monnaie courante et la plupart de leurs employeurs s’inquiétaient de l’influence néfaste de leur langage sur les plus jeunes restées célibataires. Outre le fait que sa présence perturbait la bonne marche des entreprises en ouvrant la porte à la licence graveleuse, on ne considérait l’ouvrière qu’en tant que main d’œuvre bon marché aux aptitudes limitées aux tâches les plus simples et répétitives comme le pliage et l’assemblage, et tout emploi ne nécessitant pas d’apprentissage, excluant de manipuler de lourdes charges ou d’exercer des responsabilités. Tout contribuait à décourager les vocations féminines et détourner du secteur les moindres aspirations juvéniles.

Et pourtant, des femmes se sont adonnées à l’imprimerie, ont géré avec brio leurs entreprises, employé des hommes, produit des ouvrages d’une qualité irréprochable ou supérieure, réussi en affaires, et démontré que tout travail soigné, expert et exigeant un haut niveau de conscience professionnelle ou d’exercer des responsabilités n’était pas l’apanage des hommes. Depuis le quinzième siècle, l’essor des métiers de l’imprimerie doit beaucoup à l’apport des femmes ; mais les hommes ont eu seuls droit à toutes les attentions et honneurs. L’histoire des métiers du Livre a trop constamment négligé les réussites des femmes et omis de mentionner leurs contributions, modestes ou importantes, courantes ou notoires.

Par le passé - et encore trop fréquemment - les biographes et les historiens du Livre ont estimé que le travail productif des femmes était de qualité négligeable ou subordonné à celui des imprimeurs s’il s’agissait de leurs épouses ; sa contribution à l’histoire de l’imprimerie restait donc subalterne, anecdotique. Si l’œuvre des éditrices ou des dirigeantes d’imprimeries les plus prolifiques a été relevée, la mémoire de la plupart de ces femmes a été occultée. Avec ce livre, et son mémoire universitaire traitant des femmes et des métiers du Livre, rédigé sous la direction de Françoise Barret-Ducrocq, spécialiste réputée de l’époque victorienne, de l’histoire des femmes, et à laquelle doit tant l’Académie universelle des Cultures, Jef Tombeur a fait œuvre salutaire. Femmes et métiers du Livre est une entreprise - trop longtemps attendue - de reconnaissance de la place de ces femmes et de réfutation de ce que laissent supposer, en les excluant, l’écrasante majorité des dictionnaires ou recensions des grands imprimeurs, et tant de bibliographies, d’études historiques. Sa publication survient aussi très opportunément puisqu’un intérêt croissant pour le travail des femmes, y compris dans l’imprimerie, se nourrit, depuis une ou deux décennies, de contributions remarquées. Il les met en valeur et les prolonge, et nourrit cette attention.

De plus, Jef Tombeur ne se borne pas à revisiter l’histoire des femmes dans l’imprimerie. Il s’est aussi intéressé aux aspects les plus actuels. Alors même qu’en ce vingt-et-unième siècle la prégnance du " politiquement correct " s’accroît, le débat sur le rôle des femmes au travail n’est pas plus révolu que résolu ; il se poursuit, fait problème : les dirigeantes d’imprimeries ou d’ateliers, de studios de création typographique, restent rares, et font toujours figure d’exceptions. Il peut poser question que cela soit dû à la raréfaction des opportunités découlant des concentrations d’entreprises, d’un marché de l’emploi plus restreint, ou du fait que le nombre des jeunes femmes se destinant à une carrière dans la typographie ou l’imprimerie stagnerait. Néanmoins, ces femmes actives et d’influence qui, comme celles qui les ont précédées, ont défié les lois des nombres et réussi à se hisser à des positions en vue, font des émules. Il est bienvenu que la plupart doivent leur ascension et la reconnaissance dont elles jouissent à leurs aptitudes, leurs compétences techniques et talents créatifs, et que les considérations relatives à leur appartenance à un sexe passent au second plan : peu de celles se destinant à ces carrières auront à surmonter ce genre d’obstacle. Ce qui rassemble ces contemporaines et celles dont elles ont pris la suite, c’est l’amour du métier et la conviction que l’imprimerie et la typographie sont des domaines ouverts à toutes et tous montrant de l’allant et l’envie de mieux faire pour se réaliser pleinement.

Londres, 13 novembre 2003

Caroline Archer

P.S.

Tombeur, Jef, Femmes et métiers du Livre (Women in the Printing Trades), Mons, Talus d’approche, Paris, Convention typographique, fév. 2004, ISBN 2-87246-099-3 - 300 p., dont 266 de texte incluant la préface de Caroline Archer (Friends of the St Bride Library), illustrations, biblographies, annexe, colophon d’Alain Hurtig.




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