source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1057 -



Le sexisme très ordinaire de la gauche médiatique

25 avril 2004

par Micheline Carrier

L’ère est à la banalisation de tous les abus au nom de la tolérance, de l’anti-rectitude politique (anti-politically correct) ou de la liberté d’expression. Aux yeux de certain-es, tout se vaut, toute protestation contre des comportements abusifs représente un jugement inadmissible, absence d’humour, volonté de censure, attitude répressive, voire antidémocratique. Il n’est pas sans intérêt de souligner que ces abus ne ciblent pas également tout le monde. Dans le contexte actuel, les femmes et les féministes sont des cibles privilégiées autant de la gauche que de la droite.

Banalisés dans les médias de masse, l’antiféminisme et le sexisme imprègnent désormais des milieux habituellement progressistes. Ils ne s’expriment pas toujours sous leur vrai visage, ils se camouflent souvent sous le manteau de la liberté d’expression, dont les milieux de gauche se disent habituellement d’ardents défenseurs, ou l’humour qu’on prétend avoir.

L’esprit que L’aut’journal croit avoir

En avril, j’ai publié dans L’aut’journal, un mensuel progressiste, un article d’information sur des pétitions en faveur du maintien du Conseil du statut de la femme et du Secrétariat à la condition féminine que des milliers de femmes et des centaines d’hommes du Québec ont signées en février et mars. J’avais fourni des photographies au journal pour illustrer mon texte.

La pétition des femmes s’adressait au gouvernement du Québec. Ce choix voulait signifier que les signataires tenaient L’ENSEMBLE du gouvernement, et NON SEULEMENT une ou deux ministres, responsable des décisions prises dans le cadre de sa « réingénierie ». L’article mettait en évidence un acte de protestation important de la part de femmes provenant de toutes les régions du Québec, de toutes allégeances politiques, et il évitait l’emploi facile de la dérision.

Or, L’aut’journal a utilisé cet article d’information comme toile de fond pour régler ses comptes avec la ministre Monique Jérôme-Forget en publiant d’elle une caricature grossière et à caractère sexuel qui la ridiculise (1). Je considère que cette caricature détourne le sens de mes propos qui mettent l’accent la défense des droits et de certains acquis des femmes au cours des trente dernières années. Qu’ils soient de gauche ou de droite, bien des hommes ne peuvent s’empêcher de souligner l’aspect sexuel de la femme qu’ils critiquent. Rarement agit-on de la sorte à l’égard d’un homme. Un sexisme bien ordinaire, mais qui n’en est pas moins déplaisant.

L’aut’journal s’est également donné le droit d’ajouter à la toute fin de mon article une phrase concernant la ministre Michelle Courchesne qui ne s’y trouvait ni textuellement ni même suggérée, comme s’il était normal d’utiliser le texte d’une autre personne pour diffuser ses propres critiques.

Oui, je continue de dénoncer les reculs que le gouvernement Charest a fait subir aux femmes du Québec. Comme des milliers d’autres, je réclame le maintien du CSF et du SCF et j’estime que la ministre Michelle Courchesne, soi-disant chargée des questions concernant les femmes, ne se démène pas tellement pour protéger leurs acquis. Mais je n’attaque ni ne ridiculise les personnes.

J’ai spécifié ma désapprobation à M. Pierre Dubuc, directeur de L’aut’journal, en l’avisant que je me dissocierais totalement et publiquement de cette caricature sexiste, grossière et malveillante à l’égard de la ministre Jérôme-Forget. Je lui ai demandé également de publier ma lettre de protestation dans le prochain numéro de L’aut’journal, auquel il n’est plus question que je collabore. Je doute que cette lettre soit publiée.

Une liberté d’expression sélective

Une autre caricature, plus particulièrement les commentaires qu’elle a suscités, est à l’origine d’un désaccord fondamental survenu récemment avec La Tribu du verbe dont j’étais membre depuis plus d’un an. Disons que ce fut la goutte qui a fait déborder le vase, car La Tribu du verbe tolère depuis longtemps le sexisme et l’antiféminisme primaire au nom de la liberté d’expression. (Il est rare que j’aie pu intervenir sur ce site sans subir soit des attaques personnelles, soit un déluge d’injures adressées à l’ensemble des féministes). La caricature en question représente Robert Gillet, Guy Cloutier, tous deux accusés d’abus sexuels sur des jeunes filles, un policier ainsi que le couple Pierre-Carl Péladeau et Julie Snyder. C’est à la seule femme de la caricature - bien sûr, ce n’est pas parce qu’elle est une femme, a-t-on dit - que le caricaturiste réserve sa flèche acérée. En dirigeant l’attention sur Julie Snyner et en faisant dire d’elle par Péladeau qu’il en choisit une d’âge légal, mais d’un âge mental de 5 ans, on banalise les actes des deux abuseurs présumés de filles mineures, on leur donne quasi une position de héros.

J’ai osé écrire le premier commentaire - une courte phrase qui faisait référence aux tavernes... mais je n’ai pas réclamé, comme plusieurs se sont empressés de le dire, le retrait de la caricature. (On ne réclame pas une telle chose sur ce site, voyons). Du coup, c’est moi qui suis devenue le sujet des discussions. On m’a même reproché de ne pas m’être prononcée sur le parti que veut créer Françoise David, de ne pas vouloir en débattre. Quel rapport avec la caricature litigieuse ? Aucun, mais quand on veut être bête, il n’est pas difficile de l’être, certains n’ont qu’à suivre leur penchant naturel. Tout est prétexte pour certains d’attaquer des féministes. Françoise David, qui n’a rien à voir avec tout cela, s’est vue soudain associer à Julie Snyder (et bien sûr, c’est encore une pure coïncidence que seules des femmes soient ainsi attaquées dans cette discussion). Ce n’était pas la première fois que ce genre de choses se produisaient sur La Tribu du verbe, mais c’était la dernière de mes interventions à titre de collaboratrice de ce site. J’ai demandé que l’on retire mon nom de la liste des collaboratrices et collaborateurs qui figure dans la page d’accueil. Les intéressé-es peuvent lire (2) les commentaires de présumés humoristes d’avant-garde qui sévissent régulièrement contre les féministes sur la Tribu du verbe. Ce sont presque toujours les mêmes.

Sur le même site où on ne tolère pas les qualificatifs de "téteux, épais, pissou, emmerdeurs" et autres jolies épithètes (3), - très graves atteintes à la réputation d’autrui, n’est-ce pas ? - on peut tout de même lire ces lignes sans que son auteur soit le moindrement ennuyé : « Le féminisme d’aujourd’hui ne sert plus qu’à promouvoir une idéologie sexiste, haineuse et sectaire qui déconsidère la moitié du genre humain. Les avantages conférés par cette idéologie réductrice doivent être comparés aux résultats obtenus par les instigateurs du national-socialisme allemand. L’analyse comparative nous en laisse le frisson. La dictature fémisexiste actuelle doit être dénonçée sous peine de complicité pour crime contre l’humanité » (4). On trouve des dizaines de commentaires du genre sur ce site et il ne faut surtout pas s’en plaindre : on nous prête rapidement une volonté de censure, de l’intransigeance, voire une rigidité "stalinienne" (littéralement).

Comme l’a fait longtemps le CMAQ, qui réussit depuis quelques semaines à mieux contrôler la progagande sexiste et antiféministe, on nous dit, sur La Tribu du verbe, qu’au lieu de chercher à censurer et de se montrer "politically correct" (une expression dont on abuse sans en connaître ni l’origine ni le sens véritable), on n’a qu’à démontrer que les propos sexistes et antiféministes sont faux... Une inversion typique des masculinistes que d’autres membres de ce site ont fait leur. C’est contagieux, je crois. Pourquoi ne demanderait-on pas plutôt aux accusateurs de faire la preuve de ce qu’ils affirment ou de retirer leurs accusations ? L’accusateur vous place dans la position de vous justifier. Pourquoi, lui, serait-il justifié de porter ces accusations ou de dire n’importe quoi en réclamant que l’accusé-e réponde, argumente, négocie, démontre, prouve ? Et en affirmant qu’il s’agit simplement d’une opinion parmi d’autres ? La liberté d’expression commande-t-elle que l’accusateur puisse tout se permettre en obligeant sans cesse les accusé-es à se défendre sur son propre terrain ? Comment est-il possible dans ces cas d’abus d’entrer en "dialogue", de "négocier", comme le suggèrent certains membres de La Tribu qui réussissent de temps à autres à relever le débat ? (5) Comment la liberté d’expression de l’accusé-e peut-elle s’exercer réellement quand l’accusateur se livre à du terrorisme psychologique ou à de la diffamation pure et simple ? Cette liberté n’est-elle pas, dans les faits, abolie par ceux qui se disent ses plus grands défenseurs ? Comme ces débats surviennent presque toujours sur des sujets concernant les femmes ou lorsque des féministes interviennent, il semble clair que la liberté d’expression qu’on prétend défendre masque d’autres intérêts.

Sur le site "ouvert et public"

Le CMAQ, je le répète, a fait des progrès notables depuis quelques semaines dans le contrôle de la propagande sexiste et antiféministe, mais le filet a encore quelques trous. Un débat sur le procès de Robert Gillet démontre une attitude pour le moins ambivalente à l’égard de la prostitution juvénile et une conception bizarre de la liberté d’expression. Un stagiaire du CMAQ avait publié un texte (6) sur cette affaire très médiatisée. La première version de son texte était plutôt favorable aux victimes du réseau de prostitution juvénile dans la Ville de Québec. Il semble qu’on lui ait demandé d’être plus "objectif", c’est-à-dire d’adopter la position de "l’establishment" médiatique, à savoir, la complaisance à l’égard des abuseurs.

Le stagiaire a donc ajouté à son article une deuxième partie qui rassemble une bouillie de préjugés courants sur la tenue vestimentaire des adolescentes d’aujourd’hui, de leurs mères qui ne les encadrent pas suffisamment et de la population de Québec qui n’aurait pas d’autre divertissement que de dénoncer un réseau de pédophiles. Cette partie du texte, en orientant la responsabilité de la prostitution juvénile vers les adolescentes, leur tenue vestimentaire et les mères, annule la première et détourne le débat de fond. Dans le texte comme dans les commentaires qui le suivent, on fait parfois apparaître les hommes impliqués comme les véritables victimes. Le soumissionnaire du texte va jusqu’à reprocher une attitude "de classe" antidémocratique à certain-es intervenant-es dont l’argumentation a fait fuir un participant qui semblait justifier la prostitution juvénile et s’avouait dépassé par la discussion. Il faudrait donc taire certains propos et certaines manières d’argumenter pour descendre au plus bas démominateur commun. Drôle de conception de la liberté d’expression.

Un complot de féministes contre les hommes ?

Plusieurs commentaires antiféministes virulents, publiés à répétition sur la Tribu du verbe et le CMAQ depuis un an, sans compter ceux qu’on peut lire sur les sites masculinistes, pourraient laisser croire à l’existence d’un véritable complot féministe contre les hommes. Ils nous rapportent que les hommes sont discriminés, que les pères sont injustement traités par les tribunaux, que les hommes sont autant sujets à la violence des femmes que l’inverse, que les femmes et les enfants portent sans cesse de fausses accusations, que les gouvernements sont pris en otage par des "féminazies" ou "fémisexistes". En bref, les hommes sont les victimes du féminisme. Les signataires de ces commentaires ont pour noms Pageau (bis), Thomas, Sash, Zardoz, Bleuler, Caron, Lebel et quelques autres cachés sous des pseudonymes. Leurs discours, protégés par le droit à la liberté d’expression et l’anonymat pour la plupart, se retrouvent également dans les médias conventionnels sous différentes formes. En effet, depuis quelque temps, à écouter les rumeurs et les soupçons véhiculés ici et là, on croirait qu’une armée de menteuses (probablement entraînées par les féministes...) ourdissent sans cesse des complots contre les gens riches et célèbres.

Dans l’affaire des commandites qui éclabousse le Parti libéral du Canada, par exemple, Miriam Bédard mentirait pour se venger d’avoir perdu son emploi, une autre femme témoin chercherait à noircir des hommes politiques, et la vérificatrice générale elle-même, selon un témoin qui cherche à justifier son rôle dans ce scandale, tremperait dans un complot anti-hommes politiques.

À la une des journaux à potins sur les étagères des dépanneurs et des épiceries, on pouvait lire récemment ces manchettes concernant le producteur Guy Cloutier accusé de viol, de voies de fait et d’entrave à la justice : « Coupable ou innocent, sa vie ne sera plus jamais la même ». « Piégé par sa présumée victime ». « La justice est sévère pour les gens riches et célèbres ». Bien entendu, cette vedette est elle aussi victime de scénarios fantaisistes comme on l’a prétendu des clients de la prostitution juvénile à Québec.

Trois exemples de la pratique de l’inversion chère aux stratèges masculinistes dont le lobying a été très efficace auprès des journalistes, hommes et femmes. Mais n’est-ce pas plutôt les victimes d’abus qui sont piégées par les abuseurs de toutes sortes et dont la vie ne sera plus jamais la même ? Qui a les moyens de payer les meilleurs avocats pour intimider les victimes et jeter de la poudre aux yeux des juré-es ? Et qui des personnes démunies et anonymes ou des vedettes fortunées jouissent de la plus grande indulgence de la part du système justidiciaire, comme de l’opinion publique, dans les cas d’abus sexuels ou d’autres abus ? Gilbert Rozon, défendu par un avocat très connu (Pierre-Marc Johnson), n’a-t-il pas obtenu la "grâce" d’un juge, il y a quelques années, parce qu’il était un homme d’affaires appelé à voyager pour son travail, donc il ne devait pas avoir de casier judiciaire ? Peut-on aussi habilement détourner le cours de la justice lorsqu’on est un humble travailleur et un quidam ?

Cette stratégie de l’inversion, on la retrouve autant dans les médias progressistes que dans les médias conservateurs. Quand les circonstances l’exigent, droite et gauche fraternisent volontiers pour préserver des intérêts de clan ou de sexe.

Notes

1. Lorsque sexisme et gauche journalistique se rencontrent : bévue à l’aut’journal, par Yannick - Hommes contre le patriarcat
2. http://www.latribuduverbe.com/archives/001724.html#001724
3. http://www.latribuduverbe.com/archives/001741.html#001741
4. http://www.latribuduverbe.com/archives/001285.html
5. Lire surtout les commentaires. Les échanges sont intéressants et révélateurs.
6. http://www.cmaq.net/fr/node.php?id=16121
Les références aux pages web étaient valides au moment de publier cet article. Étant donné la précarité du réseau Internet, il se pourrait que les pages ne soient plus accessibles après quelques mois ou quelques années.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 16 mars 2004

Micheline Carrier

P.S.

Lire également

Lorsque sexisme et gauche journalistique se rencontrent : bévue à l’aut’journal, par Yannick - Collectif Hommes contre le patriarcat




Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1057 -