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Victoires incomplètes, avenir incertain : les enjeux du féminisme québécois

28 juin 2004

par Francine Descarries, professeure de sociologie à l’UQAM


Les enjeux qui confrontent le féminisme québécois sont nombreux et de divers ordres : théorique, éthique, conjoncturel, pragmatique et stratégique. Ces enjeux questionnent la capacité du féminisme à maintenir le caractère subversif de son ancrage dans l’analyse des rapports sociaux de sexe comme dans celle du "Nous femmes", tout en faisant place à une vision plus complexe et actualisée des expériences plurielles, sérielles ou simultanées des femmes. Ils posent également la nécessité de faire place plus systématiquement à une analyse de l’interaction (l’interfécondation) entre patriarcat, capitalisme et racisme pour améliorer son potentiel d’analyse des causes structurelles, culturelles et macro-économiques de l’inégalité entre les sexes et accroître ses capacités d’interprétation et d’intervention. C’est le défi que doit relever la recherche féministe.



L’université féministe d’été de l’Université Laval m’a invitée à proposer ma réflexion sur les " nouveaux " défis de la recherche féministe. Or, bien que je comprenne très bien le caractère de ce qui est " nouveau ", j’ai l’indicible impression, non seulement de reprendre en d’autres mots ce qui a été dit par de nombreuses féministes, mais encore de répéter en grande partie ce que je disais ou écrivais déjà il y a une dizaine d’années … et je ne crois pas que cette réitération soit uniquement due à ma longévité dans le champ des études féministes !

Par ailleurs, ce qui vraisemblablement confère un caractère particulier et impératif à ma réflexion d’aujourd’hui est qu’elle est formulée alors qu’un large espace de la parole publique est accordée à une contre-offensive antiféministe qui compte sur de prétendus experts et des " féministes repenties " pour faire :

 dérailler le débat sur l’égalité et les luttes d’émancipation des femmes ;
 critiquer et discréditer les avancées théoriques, socio-politiques et éducatives des femmes, et
 affirmer qu’il est temps de passer à autre chose puisque l’égalité entre les sexes, à toutes fins pratiques, serait chose " faite ".

Mais l’urgence que je ressens de poursuivre la réflexion sur les défis qui confrontent les études féministes et le mouvement des femmes ne tient pas seulement à la résurgence dans le discours contemporain de cette contre-offensive masculiniste revancharde et accusatrice qui banalise, sinon nie, les inégalités entre les hommes et les femmes et fait resurgir l’idée d’un complot féminin/féministe qui serait responsable des problèmes rencontrés par les hommes dans la société actuelle.

En effet, ma réflexion prend acte du fait que, depuis la fin des années 1980, l’efficacité théorique et mobilisatrice de la pensée féministe, souvent dépeinte comme blanche et occidentale, de même que les fondements analytiques et stratégiques de ses discours et pratiques, s’est vue, et non sans raison d’ailleurs, de plus en plus souvent remise en cause et contestée, tant de l’intérieur que de l’extérieur des études féministes

Ma réflexion prend acte également de la réduction de l’indignation et des visées contestataires qui caractérisaient les premières décennies du féminisme contemporain et son quadruple corollaire :

 la réticence, sinon la gêne, à exprimer toute radicalité dans le discours et l’action féministes ;
 l’abandon par un grand pan de la recherche féministe actuelle d’un procès du patriarcat formulé en termes de rapports de sexe, de rapports de pouvoir, d’appropriation, d’oppression, de discrimination systémique ou de division sexuelle du travail, comme étant le seul moyen d’échapper à une interprétation trop globalisante, dichotomique ou déterministe de la diversité et de la pluralité des expériences vécues par les femmes ;
 l’affaiblissement du potentiel de concertation et de mobilisation du mouvement des femmes et de ses courants de pensée ; et enfin,
 l’éclatement actuel du discours féministe en une pluralité de cadres théoriques et de thématiques dont plusieurs renvoient au singulier et au particulier et privilégient les interprétations subjectives et les droits individuels plutôt que la défense du bien commun qui est au fondement de l’éthique féministe.

Définition des études féministes

Mais avant de poursuivre plus avant sur les enjeux qui interpellent en l’occurrence la capacité des études féministes à :

 absorber des question et thématiques nouvelles ;
 à prendre acte de l’hétérogénéité des statuts socio-économiques et des expériences des femmes et de la diversité des identités, des pratiques et des positions qui en découlent aussi bien à l’échelle locale, qu’à l’échelle nationale et internationale, et enfin,
 à intégrer les nouvelles aspirations et contradictions qui surgissent en raison même des gains réalisés par les femmes, je pense pertinent de préciser ce que désigne sous le vocable d’études féministes ; vocable d’ailleurs que je distingue de celui de " women’s studies " ou d’études sur les femmes, puisque que ce dernier désigne une discipline circonscrite et régie par une affiliation institutionnelle précise, alors que les études féministes renvoient explicitement à un projet ethico-politique et intellectuel qui est à cœur du développement d’un vaste champ d’études.

Quand je parle d’études ou de recherche féministe, je désigne donc essentiellement un champ pluridisciplinaire de production et de transmission des connaissances qui s’expriment à travers de multiples voix, de multiples lieux de production et qui fait appel à divers outils conceptuels et méthodologiques en vue :

 d’analyser les effets structurants des processus sociaux sexués qui traversent toutes les dimensions du social ;
 et de provoquer une transformation en profondeur des rapports sociaux de sexe, comme de notre façon de les penser, de les dire et de les agir.

D’une telle définition, on retiendra que les études féministes ne sont pas simple juxtaposition ou ajout du féminin et des catégories de sexe aux modèles d’analyse des différentes disciplines. On retiendra également qu’elles ne sont pas non plus un champ d’études uniquement centré sur les femmes, ni le résultat d’une façon doctrinaire et homogène de penser et d’analyser l’ensemble des processus sociaux sexués qui président à l’organisation de la vie en société.

De fait, si on me permet une énumération un peu longue, je préciserai, sans même prétendre à l’exhaustivité, que les études féministes sont, à la fois :

 critique épistémologique des biais sexistes à l’oeuvre dans la production des savoirs scientifiques et sociaux ;
 démarches scientifiques et socio-politiques pour déconstruire les modèles théoriques dominants proposés, pour penser et dire les femmes afin d’échapper certes à la cécité androcentriste de ces modèles et à la distorsion de leurs interprétation, mais surtout afin d’imposer le sexe/genre comme catégorie critique d’analyse ;
 et perspective méthodologue pour faire place à la parole et aux expériences des femmes, et favoriser l’établissement d’une base d’échanges démocratiques et complémentaires des savoirs.

D’autre part, les études féministes sont également :

 écriture littéraire et expressions artistiques pour échapper à l’effacement, à l’enfermement et à l’exclusion du langage et des représentations sexistes ;
 efforts de créativité pour soustraire les femmes de l’emprise de la renaturalisation statique et univoque du féminin, de la maternité et de la sexualité dans laquelle le patriarcat les a confinées ; et enfin,
 actions militantes engagées en faveur d’un idéal de démocratie, de justice sociale et de transformation des institutions reproductrices de la division et de la hiérarchie entre les sexes, sinon de l’exclusion pure et simple des femmes.

Partie intégrante d’un mouvement social majeur et de ses enjeux, les études feministes s’inscrivent dès lors dans l’univers des sciences de l’Homme comme démarche critique et problématique de changement.

Enjeux

Quels sont donc les principaux défis qu’elles doivent relever aujourd’hui pour conserver leur caractère dynamique, maintenir leur originalité conceptuelle et méthodologique, offrir une vision plus complexe et actualisée des expériences plurielles, sérielles ou simultanées des femmes, tandis qu’une constante vigilance doit être exercée pour préserver les espaces qui leur ont été faits au sein de nos disciplines et de nos universités ? A mon avis, ceux-ci sont nombreux et de divers ordres, notamment conjoncturel, institutionnel, stratégique, théorique et éthique. Je me contenterai de soulever ceux qui m’apparaissent les plus importants.

D’abord, j’estime que certaines stratégies devront être développées, que certaines démarches devront être repensées, réalignées pour trouver le "troisième souffle" dont dépend l’avenir du savoir féministe et la sauvegarde de ses acquis. Car, en dépit du dynamisme des chercheures et des étudiantes impliquées et de la qualité et de la pertinence de leur production - souvent ignorées néanmoins par leurs collègues -, il faut convenir que la situation des études et de la recherche féministes apparaît, encore aujourd’hui, relativement précaire, sinon menacée, au sein d’un champ scientifique toujours enraciné dans son "objectivité" androcentriste et "pressé" de passer à autre chose, à d’autres problématiques.

Dans une telle conjoncture, nous devons prendre conscience que la situation institutionnelle des études féministes en demeure une :

 de sous-financement, de sous-représentation des femmes au sein du corps professoral des universités, surtout depuis le départ d’une première génération de professeures féministes ;
 de blocage - ou de recul - au niveau de larges secteurs d’enseignement et de recherche, et
 de difficultés à assurer une relève dans des conditions intellectuelles et matérielles avantageuses, alors que des pressions s’exercent sur les jeunes scientifiques féministes pour qu’elles se raccrochent au " mainstream " de leur discipline ou qu’un nombre encore trop grand de nos collègues femmes refusent à s’affirmer, individuellement et collectivement, en tant que féministes, voire même en tant que femmes dans l’univers scientifique.

Aussi, faut-il concevoir de ce point de vue que l’avenir de la recherche féministe passe par sa capacité à s’extraire de la périphérie, de la marge du champ scientifique pour convaincre de sa légitimité et de la compatibilité de ses approches théoriques et méthodologiques avec l’esprit scientifique. Peu de nos travaux ont réussi à contaminer les pensées du " mainstream " et pourtant la survie des études féministes et leur efficacité intellectuelle et sociale dans l’avenir en dépendent.

L’idée que je soutiens ici est que les analyses féministes doivent parvenir à interpeller plus directement et plus systématiquement les différents modèles ou univers disciplinaires dans lesquels elles s’inscrivent - et non simplement s’interpeller entre elles - de manière à intensifier le dialogue avec les théories dominantes et les forcer à intégrer les perspectives, analyses critiques et questionnements féministes dans leur corpus de connaissances. L’enjeu devient donc ici de participer à la reconstruction de nouvelles connaissances et d’imposer, du point de vue des femmes et de leur quotidienneté, une alternative au sexisme des sciences de l’Homme.

Si je déplace maintenant mon regard vers l’avenir éthique, théorique et analytique des études féministes, la diversification des voies de questionnement, des ancrages théoriques et des thématiques qu’elles prennent en charge m’apparaît comme une autre stratégie essentielle pour interpeller les connaissances dominantes et faire reconnaître la légitimité et l’intérêt intrinsèque de la participation des femmes au monde des idées et de la création.

Cela étant, il ne fait donc aucun doute, à mes yeux, et je l’ai déjà affirmé à moult reprises et sur plusieurs tribunes, que le premier enjeu que doit rencontrer la production féministe, pour assurer sa vitalité et sa pertinence, est de conserver, en dépit d’un climat social rébarbatif à une telle orientation, le caractère subversif qui est à l’origine même de son émergence tant et aussi longtemps du moins que les mécanismes de discrimination, de marginalisation ou d’exclusion des femmes, qui ont constitué leur premier objet d’investigation et de critique, n’auront pas totalement disparus.

En effet, il m’apparaît que la consolidation des études féministes comme champ multidisciplinaire de recherche et problématique de changement est tributaire de cette capacité à maintenir le caractère subversif de leur ancrage dans l’analyse des rapports sociaux de sexe et dans un "Nous femmes", tout en faisant place à une vision plus complexe et actualisée des expériences des femmes, et des écarts qui se creusent entre elles en raison des effets conjugués des facteurs sociaux de division et de hiérarchie (race, sexe, classe, colonialisme, orientation sexuelle, …) qui sont à l’œuvre dans nos sociétés.

De même, sans rejeter pour autant l’idée de s’interroger sur la véritable signification de la féminité, du féminin et des rapports de couple, les études féministes se doivent, et cela revient comme un leitmotiv dans ma réflexion, d’échapper au romantisme d’une re-naturalisation d’un féminin-maternel ou au danger de la résurgence d’une vision qui s’accommode de la hiérarchisation des sexes, de la sexualisation précoce des petites filles et de la contrainte à l’hétérosexualité au nom de la complémentarité entre les hommes et les femmes : de telles tendances étant totalement en contradiction avec la définition des études féministes comprises à la fois comme méthode d’appréhension de la dynamique sociale et pratique sociopolitique de changement.

D’autre part, il m’apparaît que les études féministes doivent continuer à explorer les différentes approches susceptibles de réduire les tensions entre théorie et pratique afin de favoriser l’arrimage de leurs préoccupations aux demandes et aux besoins les plus pressants des femmes. Sous ce rapport, je crois qu’elles doivent se faire les championnes de la recherche en partenariat avec les groupes de femmes et de la recherche action.

Enfin, dans le contexte de dépolitisation - et souvent d’indifférence - qui entoure la question " femmes " en regard de la mondialisation des marchés et de la montée des droites politiques et des fondamentalismes religieux, nous devons nous demander comment " penser " et " dire " la réalité des femmes pour que la question de la discrimination et des injustices à leur égard des femmes ne soit pas constamment secondarisée ou abandonnée, à la première occasion venue, au nom de la productivité et de l’efficacité de discours et d’actions politiques spécifiques.

En l’occurrence, je suis fermement convaincue que tout travail d’analyse entrepris du point de vue des femmes ne pourra adéquatement rendre compte de la dynamique en cause s’il ne fait explicitement référence au patriarcat et à son interaction avec le capitalisme et le racisme. En fait, pour améliorer le potentiel d’analyse des causes structurelles, culturelles, macro-économiques et politiques de l’inégalité entre les sexes et entre les femmes elles-mêmes, il m’apparaît impératif de se concerter pour élaborer un modèle théorique d’interprétation qui tienne compte, d’une part, de l’autonomie du patriarcat comme système social possédant sa propre logique et dynamique - logique et dynamique qui bien entendu se transforment au gré des conjonctures et des espaces géo-politiques dans lesquels il se déploie - D’autre part, ce même modèle doit aussi permettre de nommer et d’analyser l’interdépendance du patriarcat et sa relation symbiotique avec le capitalisme et le racisme dans la reproduction des divisions et des hiérarchies sociales qui autorisent, légitiment l’inégal accès aux ressources et la distribution inéquitable des richesses.

Dès lors, il faut que les études féministes fassent la preuve que penser en soi la mondialisation ou les visées néo-libérales comme phénomène isolé ou dissociable de l’architecture du patriarcat (ou du racisme) obstrue notre compréhension des phénomènes étudiés et mène au développement d’une pensée politique ou de stratégies dont la pertinence et l’efficacité peuvent facilement être mises en doute du point de vue des femmes ou de celui d’autres groupes minorisés.

À contre-courant des tendances à l’individualisme et à la démobilisation politique qui imprègnent actuellement tout le tissu social, je tiens donc à insister sur l’idée que le projet scientifique des études féministe doit à tout prix éviter de se laisser enfermer dans les problématiques du singulier et du particulier, ou encore dans celle d’une essence " féminine " aussi attractive soit-elle, ou encore de se laisser piéger dans une rectitude politique ou un relativisme culturel sclérosant qui aboutit à la banalisation/ acceptation/ gommage de l’oppression spécifique des femmes et de la violence dont elles sont souvent les premières victimes.

Indéniablement, les mises en garde contre les généralisations abusives, les prétentions à une fausse universalité ou encore le maintien d’une fiction homogène du monde des femmes ou d’une nature féminine, mises en garde réitérées à satiété au cours de la dernière décennie par différentes théoriciennes américaines post-modernes ou des féministes dites " d’une troisième vague ", ne peuvent être balayées du revers de la main. Mais, plutôt que de contribuer au sabordement d’une pensée ou d’un projet féministes solidaires, de telles mises en garde devraient surtout nous encourager à la prudence face au potentiel explicatif limité des grands récits et nous inciter à développer des réflexions théoriques mieux situées, moins inféodées aux schèmes explicatifs dominantes et davantage axées sur la solidarité que le consensus.

En résumé, il me semble donc que les études féministes devront parvenir à mieux conceptualiser la complexité des identités et statuts multiples et simultanées des femmes, de même que de la diversité de leurs positions, sans pour autant aboutir à un effritement autodestructeur du potentiel transformateur de la pensée féministe. Pour conserver son dynamisme et son caractère subversif, la recherche féministe devra donc, en pratique, mieux s’appuyer sur l’expérience concrète et relationnel des femmes pour approfondir sa compréhension de ce qui les rassemble, sans méconnaître ce qui les sépare les unes des autres, et les rapprochent ou les différencient également des hommes, dans un système de rapports qui continue d’être façonné par des cultures et des structures de pouvoir patriarcales. Mais ceci étant compris, il nous faut aussi veiller à ce les études féministes ne se prêtent pas à la théorisation du désengagement ou de l’individualisme, aux dépens d’une réflexion théorique qui postule le changement et une mobilisation collective pour renverser les rapports de pouvoir, quelles que soient leur forme et leur nature.

Enfin, au nom de la solidarité féministe, et non nécessairement en pensant à faire le consensus, les études et la recherche féministes devront chercher à sortir de la polarisation des débats qui prévaut actuellement dans différents dossiers tels ceux de la prostitution et/ou travail du sexe, de la parité, de la reconnaissance économique du travail de soins, des nouvelles technologies de la reproduction, de l’homoparentalité, de l’économie sociale, de la mondialisation, alors même que la définition et l’existence même du concept " femme " sont remises en cause par certains courants féministes. En l’occurrence, il nous reste donc à s’interroger sur les nouvelles configurations du discours féministe et les métamorphoses que subissent ses propositions théoriques et stratégiques. Tout comme il nous incombe de faire la preuve, auprès des jeunes intellectuelles, artistes et scientifiques, de la pertinence sociale de la recherche féministe et de la nécessité de maintenir le cap sur une critique systématique et transversale des dynamiques patriarcales, comme logique distincte d’organisation du social, pour faire place à une vision actualisée et plus complexe des expériences vécues par les femmes.

Communication présentée par la professeure Francine Descarries dans le cadre de l’Université féministe d’été 2004, à l’Université Laval.

Féminisme et changement social
Enjeux et défis pour l’action et la recherche féministes
Université Laval, 7-12 juin 2004

Francine Descarries, professeure de sociologie à l’UQAM



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