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Terre, expérience ratée ?

27 juin 2002

par Micheline Carrier

Quand je parviens à me soustraire au tourbillon quotidien, je jette parfois sur ce monde un regard effaré. Je veux parler du monde que les hommes et les femmes modernes ont construit. Se peut-il que ce monde soit à notre image ? Des guerres, ici et là, des luttes de pouvoir qui ont l’argent pour enjeu, la souffrance et la mort de milliers d’enfants tous les jours, la corruption à tous les niveaux, la destruction galopante de la planète elle-même, l’intolérance à l’égard des différences et la violence comme instrument de domination, ou même de gouvernement reconnu. "Est-ce ainsi que les hommes vivent ?", peut-on se demander avec le poète Aragon.



Il y a quelque temps, Los Angeles et Toronto ont connu des émeutes raciales. À Los Angeles, quatre policiers blancs ont été déclarés non coupables après avoir passé à tabac, vidéo à l’appui, un automobiliste noir sans défense. Se mettre à quatre pour agresser un homme désarmé, n’est-ce pas de la lâcheté ? Et éprouver un grand plaisir à le voir tomber comme une loque, n’est-ce pas du sadisme ? Lâcheté et sadisme soutenus par un pays qui prétend obliger l’Afrique du Sud, l’Irak et la Chine, pour ne nommer que ces trois-là, à respecter les droits de l’homme.

Il y a quelques mois, en Californie encore, ce bel État pionnier de tant de théories sur les meilleures façons de vivre en harmonie avec soi-même et avec autrui, la propriétaire d’un dépanneur a été acquittée pour avoir tué une adolescente de 14 ans à laquelle elle avait prêté l’intention de voler une bouteille de jus d’orange ! Un meurtre pour une bouteille de jus d’orange ! L’adolescente était une Noire.

À Toronto, le policier acquitté avait tué un jeune Noir de 17 ans, non armé, parce qu’il avait pensé qu’il voulait voler une voiture. Un procès d’intention qui se solde lui aussi par un meurtre, et un large pan de la société applaudit ! Dans les deux villes, une partie de la communauté noire s’est révoltée. Qui peut la blâmer ? Quel moyen a-t-elle d’obtenir justice quand les tribunaux écartent les faits dans le but de lui donner tort ?

Dans les deux cas, la communauté noire a reçu l’appui et la sympathie de plusieurs groupes et individus. La lutte au racisme a fait quelque progrès, aussi modeste soit-il. Sans justifier la violence, on a commencé à comprendre les réactions de la communauté noire. On a rappelé les siècles de discrimination à leur endroit, l’esclavage, l’inégalité, la pauvreté, le chômage, l’injustice.

Je me suis demandé si un groupe de femmes recevrait le même appui, la même compréhension, la même tolérance, advenant qu’il réagissait de la sorte à l’acquittement d’un violeur notoire. Invoquerait-on la culture machiste millénaire, les siècles de violence institutionnelle contre les femmes, l’injustice dans le partage de la richesse collective, pour expliquer que des femmes n’en puissent plus de se taire, de subir ?

J’en doute. J’ai le triste souvenir de certaines réactions qui ont suivi le « massacre » de l’École Polytechnique de l’Université de Montréal, il y a quelques années. Des hommes appelaient des animateurs de radio pour prendre la défense du meurtrier contre les victimes. Certains sont allés jusqu’à dire qu’ils aimeraient bien l’imiter. Et pensez-vous que tout le monde se soit inquiété de ces propos ? Une partie de la population, ainsi que des chroniqueurs vedettes des mêmes médias qui ont muselé les féministes, ont blâmé ces dernières pour le meurtre commis par un déséquilibré et pour les propos criminels des autres. Elles avaient provoqué !

Je ne suis pas loin de croire que si les femmes étaient à l’origine d’incidents mille fois moins importants que les émeutes raciales de Los Angeles et de Toronto, la police et l’armée tireraient sur elles sans hésitation et sans regret. Je frissonne en prenant conscience à quel point ce monde me semble encore profondément misogyne.

« Se peut-il que de tout ce qui aura été, un esprit qui survivrait pour en juger ne puisse qu’inscrire : Terre, expérience ratée ? », demandait Gabrielle Roy dans une réflexion sur Terre des Hommes (Exposition universelle de 1967, à Montréal), qui était en fait une réflexion aussi sur la planète et sur l’humanité (Dans « Fragments de lumière »).

Terre des Hommes ou terre des hommes ?

© 2001 MC

Micheline Carrier


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