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La résistance aux tribunaux islamiques s’organise au Canada
5 septembre 2004
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Depuis l’annonce, à l’automne 2003, de la création en Ontario de l’Institut Islamique de justice civile (IIJC), tribunal d’arbitrage dont les jugements s’appuieront sur la Charia, des protestations n’ont cessé de se faire entendre tant chez les femmes musulmanes que parmi la population canadienne en général (1). Il s’agit de la mise sur pied, par quelques dignitaires islamiques de Toronto sous la direction de Syed Mumtaz Ali, de tribunaux privés d’arbitrage qui tranchent des litiges en s’appuyant sur le Coran plutôt sur la Charte des droits et libertés et le code civil canadien.
En avril 2004, Homa Arjomand, une Torontoise d’origine iranienne, lançait une pétition internationale pour contester l’instauration de tribunaux islamiques au Canada. Cette pétition a recueilli, à ce jour, plus de 3350 signatures (2). Arjomand sait de quoi elle parle pour avoir vécu, en Iran, sous la règle de la Charia. Selon elle, la tolérance de tribunaux parallèles religieux créerait un dangereux précédent qui inciterait les groupes islamiques à revendiquer leur instauration dans les divers pays où ils résident, constituant ainsi une justice à deux vitesses et la préséance du droit religieux sur le droit civil.
Pour le ministre fédéral de la Justice, Irwin Cotler, à qui nous avons écrit pour manifester notre inquiétude, il n’y a pas lieu de s’alarmer : des tribunaux semblables existent depuis longtemps dans la communauté juive orthodoxe et nul n’a eu à s’en plaindre. Le recours à ces tribunaux d’arbitrage se fait sur une base volontaire, affirme le ministre, leurs jugements sont régis par les lois provinciales et territoriales en vigueur et peuvent être contestés s’ils contreviennent aux lois canadiennes et à la Charte des droits et libertés (3).
La Ligue des droits et libertés du Québec, quant à elle, considère que ces projets n’ont aucune chance de voir le jour, même au nom du multiculturalisme, car ils entreraient en contradiction avec l’ordre juridique actuel. Pourtant, dans l’hebdomadaire Voir du 28 juillet, M. Mumtaz Ali affirme que "malgré la controverse engendrée, le service d’arbitrage est en fonction et qu’il a déjà rendu des décisions qui sont "privées et confidentielles" (4). Comment, dès lors, pourra-t-on s’assurer que les droits des femmes sont respectés ? Sur la page d’accueil du site de l’Institut islamique de justice civile, on peut lire que le Darul Qada, conseil d’arbitrage musulman, marque le début d’un système musulman de justice civile au Canada (5).
Le gouvernement de l’Ontario réagit
Dans un premier temps, les autorités politiques et judiciaires ont refusé de prendre au sérieux les inquiétudes des groupes de femmes musulmanes canadiennes qui, à juste titre, craignent que plusieurs d’entre elles, vivant dans des ghettos ethniques et ignorant souvent leurs droits, subissent des pressions pour recourir aux tribunaux islamiques et se soumettre à leurs jugements sous peine de subir l’ostracisme de leur famille et de leur communauté. Certaines personnes établissent une analogie entre un grand nombre de femmes musulmanes isolées et les victimes de violence conjugale qu’il faut parfois défendre malgré elles parce qu’elles subissent trop de pression et d’intimidation pour remettre en question les conditions qui leur sont faites. Dans ce sens, le fait que les jugements de tribunaux parallèles soient privés et confidentiels ne peut manquer d’inquiéter.
Comment peut-on imaginer que des tribunaux régis par des dignitaires religieux, fondamentalistes et misogynes, puissent aboutir à autre chose qu’à défendre les intérêts de ces derniers au détriment de ceux des femmes qui comparaîtront devant eux ? Lorsque les communautés musulmanes en Angleterre ont voulu instaurer des tribunaux islamiques, on leur a donné pour réponse un refus catégorique. On se souvient que les femmes amérindiennes, il y a quelques années, avaient réclamé, à juste titre, la préséance de la Charte et de la justice canadienne sur la justice de clan pour faire prévaloir leurs droits.
Les jeux ne sont heureusement pas faits. Sous la pression des groupes de femmes musulmanes dont les craintes ont été largement relayées par les médias, le premier ministre de l’Ontario, Dalton McGuinty, a finalement réagi, fin juin, en chargeant l’ex-avocate du NPD, Marion Boyd, de revoir ce projet de loi et de s’assurer que les droits des femmes n’y sont pas lésés et qu’elles sont bien informées sur la législation canadienne et le code des droits humains en Ontario.
Ce qu’elles ont à dire
Alia Hogben, présidente du Conseil canadien des femmes musulmanes (6), composé de 900 membres provenant de diverses allégeances islamiques, se demande pourquoi les musulmanes devraient être traitées différemment des autres femmes canadiennes alors qu’elles se sentent très bien défendues par la loi du pays où elles ont choisi de vivre ? Il y a tout lieu de s’interroger en voyant le mépris affiché envers elles par le président du Conseil musulman de Montréal qui réplique que poser de telles questions est "totalement stupide et ignorant. La plupart des femmes du Conseil canadien des femmes musulmanes ne connaissent pas l’islam. Demandez-leur si elles peuvent délivrer une fatwa..." (7)
Sally Armstrong, auteure de La Menace voilée, paru en 2002, qui a visité plusieurs pays musulmans pour son travail, considère que l’instauration de tribunaux islamiques en Ontario serait "une catastrophe sur le plan des droits humains". Car, selon elle, même si l’interprétation de la Charia varie d’une culture à l’autre, les femmes n’y sont jamais considérées comme égales aux hommes. Alors que la loi de la Charia ne fonctionne nulle part comme elle le devrait, Armstrong s’étonne de voir que le ministère de la Justice de l’Ontario s’obstine à croire qu’elle fonctionnera au Canada. Pour elle, il est clair que les Canadiennes vont se mobiliser pour empêcher l’instauration de ces tribunaux. "Nous avons passé 30 ans à travailler sur la loi concernant la famille et l’égalité de droits afin de nous assurer que les femmes et les enfants sont en sécurité dans ce pays. Nous allons être nombreuses à faire entendre notre voix à ce sujet" (8).
Alors que la Colombie-Britannique doit faire face à son tour à l’instauration de tribunaux islamiques et que Salam Al-Minyawi, président du Conseil musulman de Montréal, dit souhaiter établir au Québec le même type d’arbitrage selon la Charia, l’Association nationale des femmes et du droit (9), sous la direction de Me Andrée Côté, procède actuellement, en collaboration avec le Conseil canadien des femmes musulmanes (CCFM), à une recherche visant à évaluer les impacts juridiques des tribunaux islamiques sur les droits des femmes (10).
Cette recherche, qui devrait être terminée en août 2004, a pour but de publier un texte politique visant à informer et éduquer l’ensemble des femmes sur les enjeux reliés à l’utilisation d’autres instances que la Loi de la famille, sur le recours à la Loi islamique de la famille, et sur les impacts de la privatisation de la Loi de la famille en Ontario. L’ouvrage, qui sera traduit dans plusieurs langues et largement distribué, tentera d’explorer toutes les utilisations de la Charia et de la loi islamique de la famille en Europe, en Angleterre et aux États-Unis.
Me Côté se dit inquiète de la privatisation du droit de la famille. Après plus de trente ans de lutte du mouvement des femmes pour transformer le droit de la famille, éliminer les règles patriarcales et instaurer l’égalité, on veut renvoyer les femmes à un système privé où elles seront exclues des normes publiques. L’avocate dit vouloir assurer une bonne dialectique entre la protection des libertés religieuses et les droits des femmes. Avec les restrictions budgétaires, dit-elle, les femmes ont peu d’accès à l’aide juridique et sont souvent mal informées sur leurs droits. Une jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada tend également à préserver les ententes signées entre les parties, ce qui rendra difficile pour une femme d’aller en appel, même si elle n’a pas signé le renoncement à la procédure d’appel, comme cela se fait généralement dans les tribunaux d’arbitrage. Selon Me Côté, on ne peut utiliser au Québec de tribunaux d’arbitrage dans le droit de la famille. Pendant combien de temps encore ?
Pour l’avocate et analyste politique Marilou McPhedran, qui a participé en 1981 à la rédaction de la clause 28 de la Charte canadienne des Droits et libertés, toute discrimination envers les femmes au nom de la religion ou de l’héritage multiculturel canadien y est clairement interdite. La clause 28 stipule en effet qu’"indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes" (11). Il fallait ajouter cette section, dit Me McPhedran, "parce que les femmes vivant dans des communautés étroitement contrôlées sur le plan culturel, tribal et religieux en avaient besoin" (12). Il était absolument nécessaire de donner préséance aux droits relatifs au genre afin de pouvoir faire face à des causes concernant, par exemple, la mutilation génitale féminine ou diverses formes de discrimination envers les femmes décrétées par la Charia.
Il est inconcevable, pour l’avocate, que le ministère de la Justice permette qu’une loi provinciale soit employée de façon à perpétuer la discrimination envers les femmes. À l’argument selon lequel des tribunaux semblables existeraient dans la communauté juive, Me Mc Phedran répond qu’on prend trop de choses pour acquises et qu’il faudrait faire enquête pour voir si tout va si bien qu’on le prétend dans ces tribunaux. D’ailleurs, il semblerait que des femmes juives, dans la foulée des contestations actuelles des femmes musulmanes, commencent à se plaindre de leurs difficultés à obtenir justice dans les tribunaux d’arbitrage (13).
Pour l’écrivaine d’origine iranienne Haydar Ketabchi, la menace d’implantation de tribunaux islamiques au Canada, au nom de la liberté religieuse, de la tolérance et de la relativité culturelle, doit être prise au sérieux et dénoncée comme une nouvelle tentative, de la part des groupes islamiques, d’institutionnaliser la domination masculine, l’apartheid sexuel, la xénophobie et la loi coranique à travers le monde (14). Par l’entremise de l’Institut islamique de Justice Civile (IIJC), dit-elle, les islamistes se sont organisés pour mettre un frein aux droits des femmes et aux libertés individuelles.
L’écrivaine craint que des pressions légales soient exercées pour imposer aux jeunes musulmanes des codes vestimentaires, des mariages arrangés et leur interdire tout lien à l’école avec des personnes homosexuelles, des athées ou des Juifs. On ne peut que partager son inquiétude quand on entend Syed Mumtaz Ali, initiateur de l’IIJC, affirmer que "les musulmans vivant dans des pays non-musulmans sont comme des ’Bédoins’ et, où qu’ils vivent, doivent régler leur conduite sur les lois de l’islam" (15).
Les femmes ne sont pas seules à protester contre la multiplication de tels tribunaux au Canada. Elles reçoivent l’appui de nombreux hommes qui font entendre leurs voix dans les médias et les forums publics. Des avocats torontois de droit civil, comme Me Jonathan Schrieder et une douzaine d’autres, leur ont offert gratuitement leurs services parce qu’ils sont convaincus que même une version canadianisée de la Charia soumettra les femmes musulmanes à une injustice énorme (16). Pour qu’aucune accusation de discrimination ne puisse être portée, il faudrait éliminer tous les tribunaux d’arbitrage religieux et rappeler que les droits et les devoirs sont les mêmes pour l’ensemble des citoyens et des citoyennes du Canada, quels que soient leur sexe ou leurs croyances.
Le 8 septembre Homa Arjomand, coordonnatrice de la campagne contre les tribunaux islamiques au Canada, et d’autres groupes résolus à leur barrer la route organiseront des manifestations dans plusieurs villes au Canada, en Grande-Bretagne, en Suède, en Allemagne, en France et en Finlande, ainsi que dans d’autres pays à travers le monde (17). Au Québec, on peut également écrire pour exprimer son opposition à M. J. Dupuis, ministre de la Justice du Québec et signer la pétition contre l’instauration de tribunaux islamiques au Canada.
Notes
1. Micheline Carrier et Élaine Audet, Un groupe torontois veut créer des tribunaux islamiques au Canada, 23 décembre 2003.
2.pétition et Campagne internationale contre la Shari’a dans les tribunaux du Canada !, 16 avril 2004. Lire également : Margaret Wente : "Life under Sharia, in Canada ?", Globe and Mail, 29 mai 2004.
3. Lettre de M. Irwin Cotler à l’auteure, 27 mai 2004.
4. Frédéric Denoncourt, "La Charia en Ontario", Montréal, Voir, 29 juillet 2004.
5. Institut islamique de justice civile (IIJC).
6. Conseil canadien des femmes musulmanes
7. Op. cit., Denoncourt.
8. Lynda Hurst, "Les protestations montent contre la loi islamique en Ontario", Toronto Star, 6.06.04.
9. Association nationale de la femme et du droit.
10. : Me Andrée Côté, entrevue avec Anne-Marie Dusseault, Le Cœur à l’été, SRC, 5.août 2004.
11. Charte canadienne des droits et libertés.
12. Op. cit., Linda Hurst.
13. Op. cit., Anne-Marie Dusseault.
14. Asian Pacific News service, 20 mai, 2004.
15. Op. cit., IIJC.
16. Op. cit., Lynda Hurst.
17. Pour se renseigner sur la manifestation du 8 septembre.Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 août 2004
P.S.
Suggestions de Sisyphe
Clairandrée Cauchy, Un tribunal islamiste n’a pas sa place au Canada, Le Devoir, 20 octobre 2004.
Mounia Chadi,
"Pressions sur Québec en faveur d’une cour islamique", Le Devoir,
11 et 12 décembre 2004.
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