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Colette et l’amour de l’amitié

26 août 2004

par Élaine Audet

Colette

À l’occasion du cinquantenaire de la mort de Colette, le 3 août 1954, des colloques, conférences, expositions, films, publications, salons, festivals, soirées-dîners, spectacles, théâtre et lectures auront lieu dans le monde pour célébrer cette grande écrivaine, dont l’oeuvre demeure inoubliable par la beauté sensuelle de son écriture et le souffle de liberté qui la traverse. En guise de contribution à cette commémoration, Sisyphe publie un texte d’Élaine Audet sur l’importance que Colette a accordé à l’amitié dans sa vie et dans son oeuvre.



Sidonie Gabrielle Colette, dite Colette (1873-1954), a eu une mère admirable, une confidente privilégiée, Sido, incontestablement "personnage principal de [s]a vie" (1). Sido possède une personnalité non conformiste et généreuse. Elle a su transmettre à sa fille son amour de la nature et le respect de la vie sous toutes ses formes. L’enfance heureuse et libre de la future Colette a pour cadre la maison et le village méridional de Saint-Sauveur (France).

Les milieux intellectuels et universitaires ont très longtemps ignoré l’œuvre de Colette, même si elle comprend près de soixante titres (romans, récits, recueils de chroniques). Pourtant, plusieurs de ses confrères prestigieux reconnaissent son originalité et son génie, tels Proust, Anatole France, Gide, Valéry et même le misogyne Montherlant. L’amour est la grande affaire de sa vie et le thème principal de son œuvre, "la grave et constante étude du cœur, saisi dans le vif de ses balbutiements", selon son amie Germaine Beaumont. Si le contenu de l’œuvre suscite des discussions, la sensualité et la beauté incomparable du style font l’unanimité.

L’amitié pour les femmes occupe une place centrale dans l’œuvre de Colette, tout particulièrement son amitié pour Marguerite Moreno, qui sera sa meilleure amie pendant cinquante ans. Elles se rencontrent dans les années 1900, se perdent et se retrouvent toujours, mais c’est surtout pendant la Grande Guerre, après le mariage de Colette avec Goudeket, que leur amitié et leur correspondance prennent véritablement leur envol. Michèle Sarde, biographe de Colette, pense que Colette ne s’est davantage confiée à aucune autre amie. Ses amitiés féminines, "par une différence d’âge et d’autorité, par la nature aussi de Colette, [elles] comportaient de sa part quelque chose de tutélaire (maternaliste) (2)".

Marguerite Moreno est une actrice française célèbre, recherchée par les poètes de son temps parce que "nul ne disait mieux leurs vers" et qui ne connaît de rivale que Sarah Bernardt. Avec sa voix lente, son visage immobile, ses gestes économes, elle raconte des histoires irrésistibles. Le cinéma en fait un monstre sacré avec soixante dix films, mais son plus grand succès reste La Folle de Chaillot, qu’elle crée en 1945, à l’âge de soixante-quinze ans. Marguerite est l’égale de Colette, par sa personnalité et par sa force, et leur amitié est fondée sur l’estime et la connivence. Colette se raconte dans Lettres à Marguerite Moreno (3) et met le meilleur d’elle-même dans cet échange égalitaire et non concurrent : " Aucune forfanterie, aucun désir de sauver les apparences, de la complicité rigolarde (4)."

Marguerite Moreno est morte en 1948 et leur première rencontre date de 1894. Dans la préface aux Lettres, Colette écrit :

    Je n’eus d’yeux et d’oreilles que pour la longue jeune femme. Son esprit, la parole qu’elle eut toujours aisée et brillante, un timbre de voix que l’oreille recueillait avec gratitude, le blanc sans nuance de son teint, une grande chevelure châtaine, çà et là dorée... Je revois aussi son chaud regard, agile et droit, qui méprisait la coquetterie. Tout, en elle, humiliait, enchantait la provinciale dépaysée que j’étais encore. Dès ce premier déjeuner, j’admirai, j’aimai MM. L’étonnant est qu’elle me rendit mon affection. Nous étions assez jeunes - majeures depuis peu - pour que notre amitié s’empreignît de la fougue dont se grisent les amies de pensionnat (5).

Les nombreuses exigences de leurs carrières respectives provoquent de longues périodes de séparation et de silence, mais il suffit d’une lettre pour renouer une amitié demeurée intacte. Colette raconte que, pour essorer les draps qu’elles savonnaient à la main, elle les tordait, cravatés au col d’un gros robinet de cuivre, et Marguerite Moreno, la cigarette aux lèvres, répandait sur toutes ces tâches "la bienfaisante rosée des nouvelles fausses ou vraies, de l’anecdote, des prédictions, [...] puissante à semer la graine miraculeuse du rire, le rire des drames, le fou rire nerveux des guerres, l’insolence qui se dresse contre le danger proche, le jeu de mots excitant comme une gorgée d’alcool (6)". Colette évoque nostalgique, "la place où [elle] lui donnait un baiser de bienvenue, sur le cou, au-dessous de l’oreille, [qui] embaumait, outre le tabac bien fumé, un parfum épidermique invariable et captivant. [...] Odeur qu’exhalait une peau noble et douce, blanche avec un reflet d’ambre errant sous sa blancheur (7)" !

Alors que l’écrivaine malade ne sort plus de son appartement du Palais-Royal, Moreno surmonte sa propre fatigue et entre parée de ses attributs : la cigarette, le chapeau de feutre incliné sur l’œil, le manteau couleur de crépuscule et de pluie, et Colette s’enchante de la voir toujours pareille à elle-même, prête à partir et à repartir, surmenée, pleine d’endurance. Elle aime le mouvement incessant de Moreno, sa fidélité à lui écrire de loin, son entêtement à travailler qui semble la préserver de vieillir (8). Et rien n’échappe à Colette de ce qui concerne son amie, même pas ce fugitif instant où :

    Elle abaissait orgueilleusement ses paupières, avec une réserve que j’ai maintes fois, et pour moi seule, assimilée à la sensualité. [...] Cette chute de paupières, qui lui servait à interrompre une phrase, à dérober une partie de sa pensée, c’était un des rares, un des brefs mouvements qui m’ont paru rapprocher, d’une signification voluptueuse, le grand visage blanc et sévère de Moreno (9).

Elle parle aussi de la façon qu’a Marguerite Moreno d’isoler les êtres qu’elle aime dans un tête-à-tête et elle remarque que toutes et tous, comme elle-même, se montrent jaloux de ces moments privilégiés qu’elle leur accorde.

La place qu’occupent les hommes dans la vie et l’œuvre de Colette révèle sa grande ambivalence, car en dépit de liens d’amitié authentiques avec des femmes tout le long de sa vie, elle n’échappe pas avant un âge avancé à la traditionnelle rivalité féminine à propos d’un homme. Cela ne l’empêche cependant pas de vouer un véritable culte à l’amitié et d’avoir plusieurs amies envers qui elle est très attachée, telle sa secrétaire, la poète Hélène Picard, dont elle s’occupe avec une fidélité sans défaut. Elle entretient également une belle relation avec Renée Hamon, jeune Bretonne, amoureuse de la mer et de l’aventure, qui fait seule le tour du monde à bicyclette. Renée, "le petit corsaire", avec qui elle entretient une correspondance assidue, lui en impose par son indépendance, son goût de l’aventure et tous ces voyages dont Colette rêve. Elle possède les vertus que Colette apprécie chez ses amies : elle sait prendre des décisions hardies, elle fait des choses étonnantes et même scandaleuses, avec beaucoup de courage physique (10).

Ses amitiés amoureuses, notamment avec Polaire, Missy, Renée Vivien, Natalie Barney, Lucie Delarue-Mardrus, ont fait scandale, mais ne l’ont pas empêchée de dire, dans toute son œuvre, cette part essentielle d’elle-même que fut sa passion pour les femmes. Sa liberté, sa joie, sa sensualité profonde, son amour insatiable de la vie et son œuvre imposante auront certainement réussi à faire disparaître plusieurs préjugés envers les femmes et resteront gravés à jamais dans l’histoire comme un des plus vibrants témoignages d’amitié envers celles-ci.

Notes

1. Les informations biographiques générales sont tirées du Dictionnaire des femmes célèbres, p. 194-196.
2. Michèle Sarde, Colette libre et entravée, Paris, Seuil, 1978, p. 413.
3. Colette, Lettres à Marguerite Moreno, Paris, Flammarion, 1959.
4. Michèle Sarde., op. cit., p. 410.
5. Lettres, op. cit., p. 10.
6. Ibid., p. 14.
7. Ibid., p. 15.
8. Ibid., p. 17.
9. Ibid., p. 18.
10. Michèle Sarde, op. cit., p. 416.

Extrait de Élaine Audet, Le Cœur pensant/Courtepointe de l’amitié entre femmes, Québec, Le Loup de Gouttière, 2000. Distribué par les éditions Sisyphe.

Mis en ligne sur Sisyphe le 14 août 2004.

Élaine Audet

P.S.

Lire également : Liliane Blanc,
Colette et Sido, des femmes libres.




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