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L’ambivalente George Sand

2 octobre 2004

par Élaine Audet

Le bicentenaire de la naissance de George Sand en 1804 permet de souligner la volonté d’égalité de cette écrivaine, qui prit un nom d’homme, adopta le vêtement masculin et revendiqua les mêmes droits et libertés que ses confrères et amis écrivains. Élaine Audet traite ici de son ambivalence envers les femmes, entre la passion et le rejet hautain.



George Sand (1804-1876) perd son père à l’âge de quatre ans et est élevée par sa grand-mère paternelle au domaine de Nohant. Belle, autoritaire, souvent vêtue de costumes masculins, fumant le cigare, moins par goût du scandale que pour affirmer son indépendance et celle des femmes dans la société, on se souvient malheureusement plus de ses amants célèbres que de son œuvre littéraire. Mère d’une fille et d’un garçon, elle n’a d’yeux que pour ce dernier, comme il se doit chez ce type de femme obnubilée par le pouvoir masculin et avide d’être reconnue et acceptée dans le club des hommes. George Sand a laissé 19000 lettres (regroupées en 25 volumes), quelques 150 romans, sans compter les essais, les articles, les critiques.

Fille spirituelle de Jean-Jacques Rousseau, elle est très influencée par Le Contrat social et La Nouvelle Héloïse. Amoureuse de l’amour, cette romantique passionnée nourrit son œuvre de sa propre expérience. Journaliste, elle lutte pour le socialisme et contre les préjugés bourgeois. Après avoir participé à la révolution de 1848, elle se retire de la politique. Elle a laissé une importante correspondance avec Musset, Aurélien de Sèze et Pauline Viardot, son amie intime, une personnalité remarquable du monde romantique, considérée l’une des plus grandes cantatrices de l’école française.

Le comportement de George Sand envers les femmes est ambivalent. Lors du soulèvement de 1848, les féministes pensent que, déjà célèbre, Sand pourrait être une porte-parole idéale pour leur cause. Eugénie Niboyet, saint-simonienne, lance donc le 6 avril 1848, dans le journal La voix des femmes, un appel pour que l’écrivaine soit élue députée. Celle-ci n’a nullement l’intention de se faire élire députée, encore moins pour défendre des féministes pour qui elle ne cache pas son mépris. Hautaine, c’est par l’intermédiaire d’un autre journal qu’elle adresse sa réponse, traitant l’article d’Eugénie Niboyet de "plaisanterie", et se moquant même de ce journal, rédigé par des "dames", et qui a même osé annoncer sa candidature à l’Assemblée nationale. Elle déclare ne pas pouvoir permettre que, sans son consentement, on la prenne pour symbole d’un cénacle féminin avec lequel elle n’a jamais eu la moindre relation (1). Cependant, il en est autrement dans ses œuvres où elle défend la cause des femmes, notamment dans Indiana, qui soulève plusieurs polémiques. Elle déclare alors qu’elle défendra une si belle cause "tant qu’il [lui] restera un souffle de vie."

    Quand je m’examine, je vois que les deux seules passions de ma vie ont été la maternité et l’amitié. (C’est Sand qui met ce passage en italique) J’ai accepté l’amour qui s’offrait, sans le chercher, sans le choisir, et ainsi lui ai-je apporté, en ai-je exigé tout autre chose que ce qu’il me donnait. J’aurais pu trouver des amis, des fils dans ceux qui ont obtenu de moi de l’amour. Après les deux premiers choix, je n’avais plus le droit d’imposer l’amitié. Il faut de l’autorité morale pour cela. Les hommes n’aiment en amis qu’à regret (2).

Outre Pauline Viardot, George Sand a des amitiés tumultueuses avec "les deux Marie", Marie Dorval et Marie d’Agoult, toutes deux jouant un rôle important dans sa vie. En dépit des apparences et malgré la frénésie de certaines lettres, George Sand n’a jamais trouvé dans l’amour des hommes cet absolu de la passion, ce délire heureux, cette détente enfin, qu’elle y cherchait. Marie Dorval est tout ce que George aurait voulu être :

    Pour savoir l’empire qu’elle exerce sur moi, il faudrait savoir à quel point son organisation diffère de la mienne... Elle ! Dieu lui a donné la puissance d’exprimer ce qu’elle sent... Cette femme si belle et si simple, elle n’a rien appris ; elle a tout deviné... Je ne sais de quels mots expliquer ce qu’il y a de froid et d’incomplet dans ma nature ; je ne sais rien exprimer, moi. Il y a sur mon cerveau, à coup sûr, une paralysie qui empêche mes sensations de prendre une forme expressive... alors, si cette femme paraît sur la scène avec sa taille brisée, sa marche nonchalante, son regard triste et pénétrant, alors savez-vous ce que j’imagine ?... Il me semble que je vois mon âme (3). (C’est Sand qui met ce passage en italique)

Pendant les débats sur Lélia, la vraie confidente de Sand est Marie Dorval, dont le mélange de cynisme, de naturel, de grandeur et de passion convient alors parfaitement au désarroi de George. Il est probable que les dialogues de Lélia et de la sage courtisane Pulchérie s’inspirent des conversations de George et de Marie.

    Ne dissimulant rien d’elle-même, elle n’arrangeait et n’affectait rien. Elle avait un abandon d’une rare éloquence ; éloquence parfois sauvage, jamais triviale, toujours chaste dans sa crudité et trahissant partout la recherche de l’idéal insaisissable, le rêve du bonheur pur, le ciel sur la terre (4).

En cette femme ayant vécu bien plus qu’elle, George retrouve son propre besoin d’absolu. Le poète Alfred de Vigny, amant de Marie, est jaloux de cette amitié passionnée et force Dorval à rompre. En dépit de cette trahison, quatorze ans plus tard, George Sand confirme son jugement sur son amie : " Elle ! Elle est toujours la même et je l’aime toujours. C’est une âme admirablement belle, généreuse et tendre, une intelligence d’élite, avec une vie pleine d’égarements et de misères. Je t’en aime et t’en respecte d’autant plus, ô Marie Dorval (5)."

George Sand a encore moins de chance avec Marie d’Agoult, compagne de Liszt, qui, tout au long de leur amitié, ne cesse de médire d’elle auprès de ses amis. Marie d’Agoult, grande épistolière, décrit sans bienveillance les ridicules de George "enchopinée". Lamennais, à qui elle montre cette lettre, prend un plaisir satanique "à brouiller ces femelles", conseillant à une amie de la faire lire à George. Celle-ci, irritée à juste titre, écrit en travers du premier feuillet : " Voilà comment on est jugé et arrangé par certaines amies (6) !" Quand George et Marie d’Agoult reprennent une correspondance directe, après plusieurs lettres de cette dernière, Sand ne ménage pas son ancienne amie, en qui elle avait toujours deviné une ennemie. Aussi remarquable par la fermeté du style que par la finesse des analyses, la lettre mérite d’être lue dans son entier :

    Vous savez que je me jetai dans votre amitié prévenante avec abandon, avec enthousiasme même [...] Vous n’avez que de douces paroles, de tendres caresses, même des larmes d’effusion et de sympathie avec les êtres qui vous aiment. Puis, quand vous parlez d’eux, et surtout quand vous en écrivez, vous les traitez avec une sécheresse, un dédain !... Vous les raillez, vous les dénigrez, vous les rabaissez, vous les calomniez même avec une grâce et une légèreté charmantes. [...] Tâchez, non de m’aimer - vous ne le pourrez jamais - mais de vous guérir de cette haine qui vous fera du mal. Vous voudriez avoir une conduite noble et chevaleresque, mais vous ne pouvez pas renoncer à être une belle et spirituelle femme, immolant et écrasant toutes les autres (7).

Les passages que j’ai mis en italique illustrent bien comment ces femmes, se prétendant semblables aux hommes, ayant même pris des noms de plume masculins, vivent aussi leurs amitiés sur le mode masculin de la compétition et ne reculent devant rien pour salir leurs rivales. Après une brouille de onze ans, Marie d’Agoult, pendant la rédaction de son Histoire de la Révolution de 1848, souhaite se rapprocher de Sand qui a vécu ce drame en première ligne. Elle lui écrit en chantant une "belle amitié brisée, de nature immortelle, une affection vraie, profonde, indestructible (8)" et rend Liszt responsable de son comportement passé envers Sand.

À la vérité, l’amitié entre les deux femmes n’est plus possible. Elles ont trop parlé, trop écrit l’une et l’autre. Pour André Maurois, chacune sait ce que pense d’elle sa rivale. L’excès de franchise ne se pardonne pas. Il fait craindre à Sand un jugement dont elle a déjà subi, et peut subir encore, la lucidité cruelle. Point d’amitié sans confiance, et l’estime, même feinte, lui convient davantage qu’une sincérité dure et rancunière (9).

Leur rivalité va si loin qu’elle se poursuit au sujet de leurs rencontres communes. Dans un opuscule qu’elle publie en 1860 pour défendre les femmes contre les attaques de Proudhon, Juliette Lamber Adam loue avec passion George Sand et Daniel Stern (pseudonyme de Marie d’Agoult) d’avoir osé vivre leur vie librement. Marie d’Agoult, invitant Juliette la première, Sand écrit à sa jeune admiratrice : " Le jour où vous serez fâchée avec Mme d’Agoult, vous saurez que George Sand est votre amie et que vous pouvez venir à elle (10)."

Mais, égale à elle-même, Marie ne peut résister à la tentation de démolir George dans l’esprit de la néophyte : "Ma chère enfant, laissez-moi vous donner un conseil. Ne connaissez jamais Mme Sand. Vous perdriez sur elle toute illusion. Comme femme, pardon ! comme homme, elle est insignifiante. Aucune conversation. C’est un ruminant, elle le reconnaît elle-même. Elle en a le regard d’ailleurs fort beau (11)." Mais Juliette juge Sand infiniment supérieure à Marie d’Agoult, par la délicatesse des sentiments, par la noblesse du cœur, par la sérénité et par la compréhension de la vie. En 1867, la brouille avec Mme d’Agoult autorise enfin Juliette Adam à voir Sand qui, maternelle, lui ouvre les bras. La jeune femme s’y jette, et cette scène muette inaugure une longue amitié. Sand adopte sur-le-champ cette fille spirituelle, conquise de haute lutte à sa rivale.

De l’avis de son biographe, André Maurois, George Sand est sincère et désintéressée et n’a aucune ambition personnelle. Il ne la considère pas féministe, au sens qu’on a donné à ce mot depuis la fin du XIXe siècle. Selon lui, Sand n’a jamais demandé ni souhaité l’égalité politique pour les femmes. Elle juge les fonctions publiques incompatibles avec les devoirs de la maternité. Ce qu’elle demande pour les femmes, ce n’est pas le droit de suffrage et d’élection, c’est l’égalité civile et l’égalité sentimentale. La liberté (12). Telles sont les limites de son féminisme, et on a vu plus haut qu’il n’implique pas, pour elle, le militantisme politique des femmes. Les avis sont vraiment partagés sur cette femme ambivalente. Pour Simone de Beauvoir, elle est l’exemple même de l’inauthenticité, se faisant passer pour ce qu’elle n’est pas par "la falsifiquation systématique de son langage intérieur qui transfigure toutes ses conduites en exemples édifiants(13)."

Dis-moi qui tu aimes et je te dirai qui tu es ! Pour sa part, Lise Bissonnette, écrivaine et ex-directrice du quotidien Le Devoir, a une véritable "passion de Sand" depuis la lecture d’Indiana :

    Roman de jeunesse, baroque et débordant, où la fureur le dispute au romantisme le plus transporté. Comment se prendre d’amitié pour ce style au moment où on s’abreuvait encore au Nouveau roman ? À cause d’elle, de la juste colère. J’ai écrit "Indiana" avec le sentiment non raisonné, mais profond et légitime, de l’injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l’existence de la femme dans le mariage, la famille et la société (14).

Lise Bissonnette explique sa passion pour cette écrivaine par le fait qu’elle a trouvé chez Sand, le chaînon manquant, c’est-à-dire : l’héritage de la révolution et de l’ébullition intellectuelle du XIXe siècle. Héritage indispensable dont la censure religieuse a privé le Québec d’avant la Révolution tranquille.

Pour Marie-Jo Bonnet, le roman Lélia (1833) évoque La Cité des dames de Christine de Pisan, écrit à la suite d’une dépression causée par la lecture d’œuvres misogynes. "Cri de douleur, souffle de colère", constate-t-elle. L’amitié de Marie Dorval a beaucoup compté pour Sand, comme en fait état une lettre de 1833 : "Tu es la seule femme que j’aime, Marie : la seule que je contemple avec admiration, avec étonnement. Tu as des défauts que j’aime et des vertus que je vénère. Seules parmi toutes celles que j’ai observées attentivement, tu n’as jamais un instant de petitesse ou de médiocrité (15). " Sand est une des premières femmes à faire une place importante dans ses romans à l’amitié entre femmes.

Notes

1. Jacques Marseille et Nadeije Laneyrie-Dagen,Les Grands événements de l’histoire des femmes, Paris, Larousse, 1993, p. 216.
2. André Maurois, Lélia, Paris, Hachette/Marabout, 1952, p. 491-492.
3. Ibid., p. 153.
4. Ibid., p. 172.
5. Ibid., p. 174.
6. Ibid., p. 311-312.
7. Ibid., p. 326-329.
8. Ibid., p. 398.
9. Ibid., p. 401.
10. Ibid., p. 488-489.
11. Ibid., p. 489.
12. Ibid., p. 367.
13. Lise Bissonnette, « Chez Sand », Le Devoir, 4 octobre 1993.
14. Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1972, p. 211 et 212.
15. Marie-Jo Bonnet, Les relations amoureuses entre femmes Paris, Odile Jacob, 1995, p. 223.

Extrait de Élaine Audet, Le Cœur pensant/Courtepointe de l’amitié entre femmes, Québec, Le Loup de Gouttière, 2000.

Mis en ligne sur Sisyphe le 14 août 2004.

Élaine Audet


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