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Les prédateurs crient au loup
Dans le conflit entre Genex communications et le CRTC, la liberté d’expression est-elle en cause ?

7 septembre 2004

par Jacques Brodeur, consultant en éducation et en prévention de la violence

Dans toutes les écoles du Québec, il arrive que des élèves aient recours à la violence verbale. Des adultes ont parfois recours, eux aussi, à cette violence dans leurs rapports avec les jeunes ou avec leurs pairs. La violence verbale peut prendre plusieurs formes : insultes, menaces, humour cruel, surnoms dégradants, commentaires méprisants, bitchage, exclusion, harcèlement, grossièretés, impolitesse, etc. Au cours des dernières années, ces formes de violence ont pris de l’ampleur.

Il appartient alors aux adultes qui interviennent auprès d’eux de rappeler à l’ordre les utilisateurs de cette violence et, en cas de récidive, de sévir. Les sanctions sont graduées et visent à faire prendre conscience des dommages causés, à les réparer. Les interventions des enseignantes et des enseignants ne visent pas uniquement à recycler les récidivistes, mais aussi à augmenter la capacité de réplique des victimes et le pouvoir d’empathie des témoins. Voilà pourquoi toute la collectivité doit être sensibilisée à la nécessité de réduire cette violence et chaque individu doit être préparé à faire sa part pour la prévenir et la contrer. Que les victimes acceptent de se laisser traiter de façon blessante ne rend pas cette violence plus acceptable, au contraire.

La violence verbale blesse profondément

" Gros cul ", " crisse de fiffe ", " sti de con ", " maudite vache " sont des expressions inacceptables à l’école. Une enseignante de maternelle rapportait avoir entendu, lors du premier jour de classe, un garçon dire à une petite fille : " Grosse câlisse de p’lotte sale ". Au gymnase, certaines expressions n’ont pas plus leur place. " Poche ", " pourri ",
" nul " et " nouille " devraient être interdits. Les élèves qui utilisent ce genre de vocabulaire réduisent l’estime de soi de leurs pairs, nuisent à leurs apprentissages, polluent les rapports sociaux dans l’école en plus de s’abaisser eux-mêmes. Une application rigoureuse et cohérente de règles langagières fondées sur le respect ne constitue pas un abus d’autorité. C’est la tolérance de ce type de vocabulaire qui nuit au climat de la classe et de l’école. À force de laisser faire, on finit par ne plus entendre.

Lorsque pris en flagrant délit, les abuseurs verbaux sont prompts à invoquer la liberté d’expression. Curieusement, leur expression favorite pour faire valoir leur " droit " de s’exprimer est " taïlleulle ", un mot qui résume bien leur conception de la liberté. Lorsque, après plusieurs avertissements, ils se voient sanctionnés et tenus de réparer les dommages, les parents de ces abuseurs surgissent parfois à l’école pour défendre fiston et demander une réduction de la punition. " C’était juste pour rire ", plaident-ils, " il s’est excusé ".

Prédateur agressé

Quelle surprise lorsqu’un animateur de radio, averti à plusieurs reprises au cours des dernières années, invoque la même défense pour s’opposer à la conséquence de ses paroles ! Il sait pourtant depuis longtemps que ses paroles contreviennent aux engagements de son employeur, qu’elles risquent d’entraîner le retrait de sa licence et la fermeture de la station qui lui prête le microphone. Malgré cela, il persiste et signe, il plaide la liberté d’expression et invite ses supporteurs à " crier liberté partout ". De quelle liberté parle-t-il ?

Le propriétaire de la station accuse l’organisme responsable de gérer l’utilisation des ondes publiques, le CRTC, de jeter à la rue les employés de sa station. Le reproche mérité par le CRTC est bien plus d’avoir laissé la station négliger ses engagements et bafouer les règles d’utilisation des ondes publiques durant autant d’années. De toute évidence, le proprio de la station et l’animateur ne sont pas des victimes, mais bel et bien des abuseurs, coupables d’avoir utilisé la voie publique pour alimenter la haine, l’agressivité et le mépris.

Les gens qui empruntent les ondes pour humilier et faire taire leur entourage font sourire lorsqu’ils crient au loup au moment où les pouvoirs publics s’apprêtent à leur enlever le permis de circuler. Ils se croient au dessus des lois. Le radiodiffuseur serait-il appuyé par 95% de toute la population (ce qui est loin d’être le cas), cela ne changerait rien au droit des autres d’être respectés.

Responsabilité de la fermeture

La première personne à assumer la responsabilité de la fermeture de la station de radio est celle qui a utilisé les ondes publiques pour insulter et accuser des personnes, pour salir des réputations et condamner des gens qui n’avaient pas même le pouvoir de répliquer. Cela contrevient aux engagements pris lors de l’obtention du permis de diffusion. Inviter les auditeurs à changer de poste s’ils sont mécontents est une chose, bien petite chose comparée aux engagements pris par le propriétaire lors de l’obtention de la licence. Ces engagements doivent être respectés, tout comme les règlements de la route au moment de l’émission du permis de conduire. La pollution des ondes radiophoniques doit être régie en fonction de normes qui protègent l’intérêt public, et non seulement en fonction des caprices du propriétaire. Lorsque la protection du bien commun n’est pas suffisante, il faut resserrer les règles, mais certes pas réclamer la dissolution de l’organisme chargé de les appliquer.

Le deuxième responsable de la fermeture, celui qui porte la plus lourde responsabilité, c’est le propriétaire de la station, détenteur du permis de circuler sur la voie publique. Il connaissait les règles. Au lieu de retirer le micro à son employé, - comme l’a fait une station montréalaise en retirant Howard Stern de sa programmation, il y a quelques mois, - il a tiré profit de la violence verbale de son annonceur pour gonfler ses cotes d’écoute et empocher les revenus publicitaires qui en découlent. La violence a été utilisée comme ingrédient de marketing, comme appât, pour attirer des jeunes et empocher une fortune. Au cours des années, les doses de violence verbale ont été augmentées comme la nicotine dans le tabac. Les ondes publiques ont été utilisées pour banaliser la brutalité verbale auprès des jeunes et cultiver les sentiments d’impuissance et de frustration d’une portion de la population contre le fonctionnement de la société.

Lorsque la sanction a été rendue publique, loin de regretter les dommages causés, le diffuseur a invité ses auditeurs à descendre dans la rue et à crier liberté. Le but ? Obliger le CRTC à reculer. Genex a renié les engagements pris envers le public. La liberté d’expression n’était nullement menacée. Le prédateur s’est déguisé en victime et a crié au loup.

Une sanction connue

De tels abus verbaux, commis dans une école, " juste pour rire ", auraient entraîné des sanctions graduées, et, éventuellement, l’expulsion de l’élève impénitent, fut-il rejeton de Mario Dumont ou neveu de Guy Bertrand. L’argument à l’effet que la sanction était trop sévère ne tient pas la route. Les avertissements ont été innombrables, les dégâts étaient importants, la conséquence était connue et les abuseurs la connaissaient.

" Big Control " et " Pensée unique "

Certains considèrent l’intervention du CRTC comme le fruit d’un complot du Big Control. Ils ne comprennent pas l’avantage de confier à un organisme indépendant des partis politiques la surveillance des règles d’utilisation des ondes publiques. La société se donne des règles et tout le monde doit les respecter, avec ou sans micro, avec ou sans avocat, avec ou sans argent. À plus fortes raisons lorsque les abuseurs ont le micro, l’avocat et l’argent. Prétendre que les victimes auraient dû engager des poursuites est ridicule.

L’animateur reproche au CRTC de vouloir imposer la "pensée unique". C’est la station qui a tenté d’imposer la pensée unique en invoquant la loi du marché pour se croire tout permis. Cette loi est simple : puisque des auditeurs veulent entendre, cela donne le droit au diffuseur de renier ses engagements. La raison d’être des règles d’utilisation de nos ondes publiques est justement de faire obstacle au pouvoir d’y semer la haine et le mépris. Le bien commun a été usurpé, il faut maintenant appliquer les conséquences.

Trois victimes

La première victime, dans cette triste affaire, est la population, propriétaire des ondes publiques, qui a toléré ces abus durant toutes ces années sans savoir si le CRTC allait, un de ces jours, avoir le courage de remplir sa mission ingrate.

La deuxième victime, ce sont les auditeurs et les employés de la station que l’animateur a entraînés, sciemment, dans sa crise narcissique. Le détenteur de la licence a renié ses engagements, il a misé sur l’impuissance du CRTC. Comme le petit délinquant qui pousse l’arrogance à la limite, confiant que la nouvelle suppléante n’osera pas sévir. Lorsque le directeur ose, il sait que ses parents viendront à son secours.

La troisième victime, celle qui souffre le plus profondément de la violence verbale diffusée, ce sont les écoliers qui écoutent l’émission le matin avant d’entrer à l’école, pour la musique notamment. Inévitablement, ils entendent les propos dégradants et irrespectueux de l’animateur. Dès la première heure du matin, ces jeunes sont pratiquement conditionnés à mépriser, injurier, exclure, rejeter ceux qui les importuneront. Curieux débuts de journées, non ? Certains utiliseront le même ton auprès d’autres élèves, enverront promener leur prof en s’indignant d’une sanction. Ces élèves entraîneront dans leur sillage d’autres élèves en mal de contestation de l’autorité. Ils reprendront les propos disgracieux entendus à la radio. On s’inquiète à juste titre des jeunes qui n’ont pas déjeuné. Ne faudrait-il pas s’inquiéter de ceux qui absorbent une overdose de violence verbale avant d’entrer en classe ? Une telle surconsommation affectera le pouvoir d’empathie des jeunes autant que le climat d’apprentissage. Une enquête récente nous apprenait que le tiers du personnel de nos écoles vivent une détresse psychologique grave. Pourrait-il y avoir un lien ?

Jeunes lucides

Bon nombre d’ados n’ont pas été dupes. Ils se sont rendus compte que la violence verbale n’est pas une preuve de courage mais de lâcheté, un truc commercial visant à exciter l’auditoire. Ils savent que la grossièreté et l’effronterie n’ont rien en commun avec l’audace et la bravoure. Celui qui blesse verbalement sa femme et ses enfants est un lâche. Hélas, les trop nombreux ados qui, inspirés par l’animateur, ont blessé un élève timide de leur classe, un de leurs parents ou une enseignante ont produit des dommages bien réels. Ces dommages ont entraîné des souffrances chez des milliers de victimes, y compris des adultes chargés de les élever.

Récupération politique

Des partis politiques ont cru rentable d’appuyer le propriétaire de la station en qualifiant les pouvoirs de CRTC d’abusifs. Cela doit nous inquiéter. Nous ne sommes pas devant une question d’esthétique, un petit écart de langage, mais devant une question hautement éthique. Le respect des ondes publiques relève des pouvoirs publics et demeurera toujours une obligation morale, sociale et politique incontournable. C’est l’État qui doit assumer ce bien commun, surtout pas les propriétaires de stations, ni un quelconque parti politique. La Déclaration des Droits de l’enfant fait clairement obligation aux gouvernements des pays signataires de "protéger les enfants contre les productions qui nuisent à leur bien-être".

La protection du bien commun doit être plus rigoureuse

Ceux qui en font un débat de juridiction laissent croire que les engagements pris par le diffuseur au moment d’obtenir sa licence seraient moins exigeants s’ils étaient régis à Québec plutôt qu’à Ottawa. Présenter le CRTC comme un méchant loup canadien qui veut étouffer une entreprise québecoise, cela frise le ridicule. Advenant le rapatriement à Québec des pouvoirs du CRTC, l’utilisation de la violence en ondes devra être mieux encadrée et plus sévèrement réprimée, le respect des jeunes citoyens plus rigoureusement assuré, les atteintes à la réputation plus sévèrement punies et les lynchages sur la place publique bannis, que cela plaise ou non aux diffuseurs et aux auditeurs. Le Premier ministre du Québec et le chef d’un bien petit parti politique sont restés nébuleux sur cette délicate mission de l’État. L’animateur qui a risqué la fermeture de sa station n’a rien d’un créateur. Il n’a rien de commun avec les journalistes qui risquent leur vie pour défendre la liberté, ici et là dans le monde. C’est un mercenaire à la solde du profit, un piètre disciple de Howard Stern, annonceur New-Yorkais tristement célèbre.

Famille ?

Ces politiciens qui, encore hier, réclamaient une politique familiale cohérente, ont donné une image pour le moins douteuse de leur conception de la famille en supportant un homme qui cultive la haine et la misogynie chez les jeunes pour gonfler son auditoire. À l’opposé, ceux et celles qui ont refusé de condamner l’intervention du CRTC ont fait preuve de courage, conscients qu’ils pourraient en payer le prix si la haine cultivée par l’animateur se retournait contre eux.

Éducation aux Droits et aux médias

Plusieurs jeunes qui fréquentent nos écoles ont compris le fossé qui distingue la Liberté l’expression, avec un grand L, de la stratégie de marketing d’une station qui recourt à la violence verbale pour augmenter ses cotes d’écoute. Ils savent que ces dernières servent de baromètre à la fixation des tarifs publicitaires et que la soif de profit du propriétaire est passée avant le respect de ses engagements.

Notre société nord-américaine traverse une période où la violence des jeunes augmente. Elle est devenue rentable pour des diffuseurs de produits culturels toxiques. Les jeunes cerveaux sont aussi vulnérables à l’intoxication culturelle que les éleveurs de porc qui descendent dans la fosse à purin. Il faut, de toutes nos forces démocratiques, appuyer le personnel enseignant, responsable d’expliquer à nos enfants qu’ils ont droit au respect, malgré leurs différences, leur embonpoint, leur acné et la valeur de leurs vêtements. Le droit au respect des personnes doit primer sur le pouvoir des médias. Nos enfants doivent apprendre que les ondes publiques leur appartiennent et s’initier à la propriété collective de ces ondes. Cela comporte des obligations aussi lourdes que délicates. Lorsque nos écoles auront les moyens d’éduquer les jeunes aux médias et aux Droits, comme le propose le nouveau programme du ministère de l’Éducation, nous n’entendrons plus mille personnes "crier liberté partout" pour défendre des prédateurs qui méprisent nos Droits, renient leurs engagements et abusent de nos ondes. Aucun parti ne tentera de gagner des votes en proposant la déréglementation des ondes publiques.

Trois souhaits démocratiques

Dans la poursuite de la saga politique et juridique qui oppose les intérêts privés de Genex au gestionnaire du bien commun, il faut espérer que des juges ou des ministres ne viendront pas au secours des abuseurs pour protéger leur pouvoir. Neutraliser un organisme comme le CRTC qui s’était tardivement et timidement décidé à remplir sa fonction, n’est pas souhaitable. Il faut refuser de laisser les médias réclamer ce qu’ils nommeront hypocritement la "déréglementation" des ondes publiques. Les deux mesures contribueraient à plaire aux complices de la concentration de la presse, inspirés par une réglementation fondée sur la seule loi du marché, à l’abri de l’intérêt commun. Tous les braconniers rêvent de la disparition des agents de la protection de la faune.

Le diffuseur qui a refusé de respecter ses engagements doit payer le prix. Il doit dédommager les victimes, y compris les employés entraînés dans cette aventure hautement lucrative pour lui, suicidaire pour eux.

Souhaitons enfin que les politiciens de tous les partis se réveillent et assurent une meilleure protection des ondes publiques, sans laquelle la protection de nos biens communs et de nos Droits est illusoire.

Jacques Brodeur, consultant en prévention de la violence
342, 17e rue, Québec, G1L 2E4
418-522-2477

Jacques Brodeur a enseigné durant 30 ans et œuvre comme consultant, conférencier et formateur dans les domaines de l’éducation à la paix, l’éducation aux médias et la prévention de la violence

Jacques Brodeur, consultant en éducation et en prévention de la violence


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