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Violence sexuelle et conjugalité

10 septembre 2004

par Agnès Echène, chercheuse en anthropologie culturelle


Le couple tue, plus que le cancer, plus que la route, selon un rapport du Conseil de l’Europe. Et on ne fait rien ?

La violence sexuelle

La sexualité est dangereuse ; toutes les sociétés le savent ; toutes mettent en place des règles destinées à la réguler. Que la sexualité s’exerce au mieux et sans dommage pour quiconque, telle est la fonction assignée aux Lois ou aux Tabous qui l’encadrent. Qu’en est-il vraiment ?

Dans la société occidentale moderne, comme dans bien des sociétés traditionnelles, la sexualité provoque des dommages considérables ; la criminalité sexuelle est ravageuse ; ses victimes sont innombrables. Que l’on songe au meurtre, au viol, à la violence, pornographique, prostitutionnelle ou conjugale, on doit bien constater que rien ne semble les endiguer. Même des sociétés sexuellement très libérales comme la Scandinavie, voient la criminalité sexuelle augmenter. Comment expliquer un tel phénomène alors que nous disposons de l’institution du mariage censée réduire l’agressivité entre mâles du même groupe en structurant la famille, ainsi que de lois interdisant le meurtre, le viol, les coups et blessures, la filiation incestueuse etc.

Avant et/ou ailleurs, là où la Loi est inconnue, existe le Tabou. Il importe de distinguer les sociétés régies par la Loi et les sociétés régies par le Tabou. Organisées autour de la famille fondée sur le couple et/ou le mariage, les sociétés conjugalisées ne sont plus régies par le Tabou, mais nécessairement par le Droit et ses Lois, puisque mariage et pacs sont des contrats ; or, force est de constater que les sociétés de Droit entretiennent la violence sexuelle plutôt qu’elles ne l’évacuent, qu’il s’agisse d’ailleurs de sociétés traditionnelles ou de sociétés modernes.

Ignorant la Loi et le Droit, mais régies par le Tabou, et à condition de n’avoir pas été acculturées, nombre de sociétés ne pratiquent pas le mariage et semblent maîtriser efficacement la violence sexuelle. Le Tabou anthropologique - différent du tabou mondain, lié au politiquement correct - crée un interdit majeur : celui de la promiscuité sexuelle ; il s’agit avant tout de disjoindre la sexualité et la familiarité, donc dissocier le lien sexuel et la vie quotidienne. Ce que les ethnologues ont appelé "tabou de l’inceste" et "prescription de l’exogamie" est d’abord un verrou contre la violence sexuelle : proscrite de l’espace familier, de l’entre-soi, la sexualité ne peut s’exercer qu’avec ceux du dehors, les autres, les non-familiers. La convoitise, la possession, la jalousie sont ainsi évacuées de l’espace quotidien ; "qui partage le même bol ne partage pas le même lit", dit le proverbe. Le Tabou exclut de fait la vie de couple puisque celle-ci mêle obligatoirement familiarité et sexualité : "boire et manger, coucher ensemble, c’est mariage ce me semble".

La violence conjugale

Dans nos sociétés, la Loi a remplacé le Tabou ; force est de constater que la Loi est sans effet dans nombre d’espaces dits "de non-droit", en particulier la famille ; en son sein, le père/époux est souvent le premier à transgresser la Loi, qu’il s’agisse de l’inceste, des coups et blessures ou du viol marital. En effet, dans la famille, tout invite à la transgression : promiscuité, absence de témoins, défaut de protection des plus faibles, exaspération de la sexualité, autorité d’un mâle seul, latitude de brutalité. C’est rarement par mauvaise volonté ou intention de nuire que les hommes s’en prennent aux femmes ou aux enfants, les giflent, les violentent, ou les tuent ; c’est plutôt malgré eux, en dépit de leur bonne volonté, voire de leurs résolutions ; il en est d’ailleurs pour exprimer le regret, la honte, la culpabilité de leur propre violence. Mais comment la maîtriser ? comment l’empêcher, absolument ?

Nos contes et légendes (Mélusine, Barbe-Bleue par exemple), inscrits dans le système de la conjugalité, relatent le drame de la transgression ; jamais le héros n’est vainqueur de son impulsion ; plus forte que lui, elle l’entraîne toujours à la violence. Et rien, autour de lui, ne s’oppose à l’infraction : la femme de Barbe-Bleue ou Mélusine en son bain, sont accessibles, sans défense et sans protection, seules face à l’agresseur, au transgresseur ; pas de groupe ou de familiers pour s’interposer, les protéger. Et l’homme le plus charmant du monde peut se trouver dépassé par une pulsion. Il s’agit donc d’un "effet de structure", et non de perte de valeurs ou autre déviation, sociale ou personnelle, dont une religion, une morale ou une thérapie pourraient venir à bout. Cet "effet de structure" est celui de l’organisation familiale conjugale, imposant la cohabitation sexuelle et empêchant ainsi la protection de la faiblesse, de la fragilité, de la différence ; incitant plutôt à la nier, l’exploiter ou la détruire, par la transgression. Ainsi les interdits disparaissent-ils de nos sociétés.

La conjugalité apparaît dès lors comme le phénomène le plus nocif - pourtant le plus massif - de notre organisation sociale. Elle est le détonateur de la violence sexuelle. Il ne s’agit pas de mettre en doute ou de bannir la richesse et la profondeur du sentiment amoureux ; au contraire, il faut le protéger. Pour cela, il faut l’écarter du "nid", que les bêtes n’utilisent d’ailleurs jamais pour copuler, ni même pour se bécoter.

Le verrou de la violence sexuelle

Au-delà de la variété des situations, des époques, des coutumes dont découlent des obligations et interdictions éminemment variables, le Tabou est impensable sans le Totem ; au fil des notations de l’ethnographie, ces deux concepts sont constamment mis en rapport l’un avec l’autre ; ils sont indissociables. Apparu en 1791 avec les observations de J. Long chez les Indiens Ojibwa d’Amérique du Nord, le mot "Totem" signifie "parenté frère soeur utérins (enfants d’une même mère)" c’est-à-dire parenté matrilinéaire. Cette identité du nom de groupe et du lien généalogique à la mère se retrouve dans de multiples sociétés, liant indiscutablement Totem et matrilinéarité. C’est le groupe utérin qui forme le maillon central de cet enchaînement ; c’est autour de lui que s’organisent la famille (le Totem) et les interdits (les Tabous).

La famille totémique, dite aujourd’hui utérine, ou natale, n’est pas sexuée : les amants ne cohabitent pas ; ceux qui cohabitent ne sont pas sexuellement liés, il n’y a donc pas "d’affins" ou alliés (les pièces "rapportées") ; les cohabitants sont les grands-mères et leurs frères les grands-oncles, les fils et filles des femmes, garçons et filles, les enfants de celles-ci, tous cousins et cousines ; il s’agit donc d’une famille sans alliances, donc non conjugale, par conséquent sans époux, et sans "pères" au sens coïtal. Les "pères" sont les germains (frères ou cousins des mères), et ils sont tous responsables des enfants. Les membres d’une famille natale (le Totem) restent unis toute leur vie, se portent assistance mutuelle, élèvent ensemble leurs enfants, mangent ensemble, mais ne doivent ni faire couler le sang les uns des autres, ni copuler ensemble.

Selon les descriptions ethnologiques, dans ces sociétés non conjugalisées, les relations amoureuses sont empreintes d’une totale liberté. Hommes et femmes, dès la puberté, se déclarent et se rencontrent avec empressement et simplicité. Les femmes restent chez elles : les hommes leur rendent des visites nocturnes qu’elles acceptent ou non ; ces nuits amoureuses ayant lieu au domicile de la femme, celle-ci bénéficie de la protection de toute la maisonnée : à la moindre alerte, quelqu’un se lève et peut secourir la femme, s’interposer, chasser l’indésirable ; mais quel amant souhaitant être reçu dans les nuits à venir, en viendrait à violenter son amante ? La violence sexuelle est donc à la fois empêchée (par la présence de la famille dans la maison) et évitée (par des amants avisés).

On observe en outre qu’entre familiers, au sein de la parenté, les évocations sexuelles sont absolument prohibées : l’insulte ou le juron sexuels, la discussion sur les amants ou les actes sexuels, sont totalement exclus des discussions entre parents de sexes opposés. La discrétion en matière de sexe semble préserver le Tabou interdisant la sexualité entre cohabitants. Il est curieux de constater cette apparente pudibonderie associée à la plus totale licence sexuelle. La situation est tout à fait inverse en Occident : à la plus grande liberté d’évocation sexuelle, dans le discours (familier, radiophonique, littéraire ou autre) comme dans l’image (publicitaire, plastique, cinématographique ou autre), est associée une prohibition sexuelle dissimulée mais patente ; en effet, si la liberté sexuelle était une réalité, alors il existerait une infraction punissant les gens qui entravent les relations sexuelles des autres.

On voit donc bien que l’interdit sexuel (le Tabou) ne peut être efficace et respecté que si la famille natale (le Totem) est la norme, entraînant dans son sillage une liberté sexuelle réelle et protégée ; en d’autres termes, les interdits liés au sexe et à la violence ne peuvent être efficaces et respectés que dans les sociétés non conjugalisées. Sinon, les interdits ne sont pas respectés, la violence surgit, femmes et enfants sont en danger, la liberté disparaît. Il est donc parfaitement irréaliste de vouloir la libre sexualité en même temps que l’absence de violence sexuelle, sans agir pour la promotion de la famille natale et l’élimination de la conjugalité.

 Merci à l’auteure de nous avoir proposé cet article. Voir source originale : http://ladivecie.free.fr/article.php3?id_article=36

Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 septembre 2004

Agnès Echène, chercheuse en anthropologie culturelle



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