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Hélène Dagenais, menuisière
La longue marche des femmes vers l’égalité dans les métiers non traditionnels

13 octobre 2004

par Élaine Audet

Le parcours des femmes qui s’engagent dans un domaine aussi peu traditionnel que la construction est semé d’embûches qui nécessitent de leur part une persévérance et une détermination à toute épreuve.



De la vingtaine d’entre elles inscrites à l’École des métiers de la construction en 2000, leur nombre est passé à environ 75 en 2003. Elles se spécialisent dans certains créneaux, notamment en peinture, en plâtrage, en soudage et en pose de revêtements souples. Bien que les femmes qui ont présenté leurs candidatures pour des métiers de cols bleus à la Ville de Montréal possèdent la formation et l’expérience requises, aucune d’entre elles n’a été retenue comme peintre, menuisière, soudeuse, plombière, plâtrière et électricienne.

Hélène Dagenais, une menuisière déterminée

Hélène Dagenais, une jeune femme dans la trentaine, sait ce qu’elle veut. D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle voulait être menuisière et c’est ce qu’elle est devenue.

Hélène Dagenais
Photo : Gordon Beck, The Gazette.

Depuis la fin de sa formation à l’école de la construction Antonio-Barette, en novembre 1994, elle travaille à la Ville de Montréal. Les femmes cols bleus y sont au nombre de 1 200. On les retrouve dans plusieurs secteurs dont les travaux publics, l’entretien des arbres, des parcs, des bâtiments, des piscines et des bibliothèques, à la collecte des déchets et à la conduite de véhicules lourds.

Lorsqu’on étudie les statistiques en détails, on constate qu’il n’y a que sept femmes à Montréal qui ont obtenu la compétence-compagnon. Le diplôme d’études professionnelles (DEP) est décerné par le ministère de l’Éducation du Québec. Assorti d’une garantie d’emploi de 150 heures, réparties à l’intérieur d’une période de trois mois d’un employeur enregistré à la Commission de la Construction du Québec (CCQ), il permet d’obtenir le certificat de compétence-apprenti-e de la CCQ. Cet apprentissage couvre, selon les métiers, une à cinq périodes de 2000 heures. Au terme de cette période d’apprentissage, l’apprenti-e passe un examen de qualification qui, s’il le réussit, lui permet d’obtenir la carte de compétence-compagnon.

La majorité des femmes engagées à la Ville de Montréal exercent des métiers qui ne requièrent aucune formation comme dans les sports et loisirs, les travaux de propreté, l’inspection des borne-fontaines, la signalisation routière, etc. Selon les programmes d’accès à l’égalité (PAE), les pourcentages d’exercice des métiers du bâtiment sont de 1% de femmes, 2% de minorités visibles, 10% de minorités ethniques.

Dès son entrée à la Ville de Montréal comme apprentie-menuisière, Hélène Dagenais y a lutté pour qu’on lui reconnaisse le droit de travailler au poste de son choix (menuisière 521), soit le travail de menuiserie à l’extérieur qui consiste dans l’entretien et la restauration du mobilier urbain. En 1996, on lui refuse ce poste pour lequel il ny a pas dévaluation mais l’exigence de la carte de compétence-compagnon qu’elle ne possède pas encore.

On lui signifie à cette occasion qu’elle a les compétences pour le poste de menuisière d’atelier (526) qui n’exige pas de carte de construction. En 2001, elle retourne donc à la fonction où elle a déjà effectué 170 heures, l’année précédente, lesquelles peuvent lui permettre d’obtenir le poste de menuisière d’atelier quand celui-ci s’ouvrira de façon permanente.

C’est alors qu’on la soumet à une évaluation, qu’elle juge abusive, et qu’on la rétrograde de poste. L’évaluation consiste à remplacer le plancher d’un fardier. Alors que les hommes, qui accomplissent cette tâche dans le cadre de leur travail régulier, s’entraident pour déplacer les gros madriers, il lui a fallu se débrouiller seule. Et elle a réussi. Considérant que ce n’était pas suffisant, on lui demande de faire un travail d’ébénisterie sur le pied d’une chaise antique du bureau de la vice-présidente. Même si on lui fournit les mauvais outils, elle réussit une fois encore cet examen. L’évaluation qui, au départ, devait durer une semaine, a été prolongé de trois semaines.

Lorsque le poste est à nouveau affiché, elle présente sa candidature, voulant vérifier si les candidat-es seront soumis-es à la même évaluation que la sienne. En consultant le formulaire d’examen, elle apprend que, contrairement à l’évaluation d’un mois qu’elle a subie, l’évaluation actuelle se borne à seulement six heures de travail et ne comporte que l’exécution d’un cadre de 20’’ x 20’’ en bois. C’est avec ces preuves qu’elle acquiert la conviction qu’on exerce à son endroit une discrimination basée sur le sexe.

Des démarches interminables

Entre temps, elle est devenue permanente et gagne $24.16 de l’heure. Après sa rétrogradation discriminatoire, commencent pour Hélène Dagenais des démarches interminables auprès de toutes les instances qui lui semblent qualifiées pour obtenir qu’on lui rende justice, soit l’accession au poste 526 de menuisière en atelier. Le groupe Action travail des femmes (ATF) et la Fédération des femmes du Québec (FFQ), alors dirigée par Vivian Barbot, appuient son grief pour discrimination sexiste et elle présente son dossier au Comité d’Intervention Femmes au travail (CIFT). Quant au comité de la Condition féminine de Développement Montréal, il l’avise que le document d’enquête sur son cas n’a pu être retrouvé !

Elle écrit à la ministre Goupil, de l’ex-gouvernement péquiste, et à la ministre Courchesne, de l’actuel gouvernement libéral, dont elle n’a reçu comme appui que l’affirmation de principes généraux. Elle s’adresse au service de soutien de la FTQ, qui la renvoie à son syndicat local, avec la même absence de résultats. Le service des ressources humaines de la Ville de Montréal est au courant de la discrimination envers les femmes, mais aucune mesure de supervision n’a été mise en place pour palier à cet état de fait. Récemment, Hélène Dagenais mettait beaucoup d’espoir en une cause actuellement devant les tribunaux, qui créera un précédent en permettant d’invoquer, dans des litiges semblables au sien, le concept d’exigence professionnelle justifiée (EPJ).

La fin de non-reçevoir de la Ville de Montréal

Beaucoup de questions se posent face aux griefs de Mme Dagenais. Pourquoi la Ville de Montréal ne lui a-t-elle pas offert de formation si elle considérait sa formation insuffisante, alors que la loi oblige à injecter 1% de la masse salariale dans la formation ? Ceci aurait démontré la volonté de la Ville d’intégrer le peu de femmes intéressées par ces métiers traditionnellement pratiqués par des hommes, chaque service ayant le pouvoir discrétionnaire d’offrir une formation à des employé-es qu’elle juge en avoir besoin. Et pourquoi ne peut-elle être entendue, comme elle le réclame, par les autorités compétentes ?

Il semble, selon une lettre envoyée à Mme Dagenais par le Service de la direction stratégique du capital humain et de la diversité culturelle, en date du 3 mars 2004, que la Ville de Montréal ne possède aucun programme d’accès à l’égalité en emploi (PAE), contrairement à ce que stipule la loi 143. Selon cette même lettre, il faudra attendre en 2006 pour que des mesures d’égalité en emploi soient mises en œuvre. En attendant, que doivent faire les femmes qu’on empêche d’exercer le métier pour lequel elles ont reçu une formation ?

Hélène Dagenais n’est pas la seule à se plaindre de pratiques sexistes à la Ville de Montréal. Dans un excellent dossier, paru dans The Gazette, le 14 septembre, Linda Gyulai fait état de l’expérience de Johanne Daly, mécanicienne possédant douze ans d’expérience, qui a présenté sa candidature quinze fois sans succès pour pouvoir obtenir le poste auquel ses compétences lui donnaient droit. Isabelle Jacob, soudeuse depuis douze ans, a reçu les mêmes rebuffades sous tous les prétextes possibles. Daly, Jacob et Dagenais se plaignent qu’il n’existe aucun critière objectif pour refuser leur demande. Ce qui n’est pas le cas, par exemple, à Hydro-Québec ou à Gaz Métropolitain où il y a des examens écrits. Sans de tels examens, il est difficile de prouver l’existence de discrimination.

La Charte de la Ville stipule que le Conseil délègue des pouvoirs a l’administration, mais lorsque des problèmes de fonds surviennent, quant aux droits fondamentaux des individus, le Conseil doit se pencher sur la question et faire enquête sur le processus de l’administration qui a démontré à plusieurs occasions de graves lacunes dans ce dossier.

Un projet-pilote enthousiasmant

Loin de se laisser décourager par des démarches infructueuses, Hélène Dagenais élabore parallèlement un projet-pilote afin de superviser l’accès à l’égalité des travailleuses en construction à la Ville de Montréal. L’idée lui est venue à la suite d’un tour de la ville avec Héritage Montréal. Il s’agirait de confier la restauration du patrimoine de la ville à une équipe de femmes, apprenties dans les métiers de la construction, dont les heures seraient comptées pour l’obtention de la carte de compagnon. Un tel projet permettrait d’assurer le suivi d’un véritable accès à l’égalité pour les femmes en métiers non traditionnels, d’acquérir une expertise dans la gestion de chantiers, de travailler en équipes entre femmes et d’augmenter leur visibilité et leur crédibilité auprès de la population, une expérience valorisante pour Montréal et l’ensemble des citoyen-nes. Elle a déjà reçu l’appui de Héritage Montréal et du Conseil du statut de la femme.

La Ville de Montréal a la réputation d’avoir donné à ses employées des conditions équitables, mais il semble qu’il y ait encore beaucoup à faire pour que cela s’applique à ce bastion masculin par excellence que sont les métiers de la construction. À quoi sert de prôner l’égalité si on ne fait pas en sorte qu’elle se réalise dans les faits ?

Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 septembre 2004.

Élaine Audet

P.S.

Nous remercions le quotidien The Gazette pour l’autorisation d’utiliser la photo de Mme Dagenais.




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