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L’enfant, prétexte de toutes les dérives des pouvoirs ?

21 novembre 2004

par Cécile Nisol, psychologue

Que pouvons-nous lire en couverture du Vif-l’Express de la semaine du 28 mai au 3 juin 2004 ?* Et quelle photo accrocheuse frappe notre rétine ?

L’article s’intitule : « Pourquoi les pères doivent reprendre le pouvoir aux mères ! », avec la photo d’un homme et d’une femme entourant un nourrisson.

Tendre photo ! Titre provocateur ! En une page, nous avons un bel exemple du matraquage (souterrain pour bon nombre de personnes) de l’institution phallocratique qui assigne "à résidence" les êtres humains en leur faisant passer pour naturel des rôles qui sont issus, en fait, de l’organisation sociale. Dans cette photo, il n’y a de place que pour LE couple hétérosexuel, mais attention pas n’importe lequel. Celui-ci doit aussi répondre à des critères stricts pour être "comme il faut".

Nous pourrions rétorquer que c’est dans la logique des choses, étant donné leur prédominance en nombre sur la scène publique. Or, ce n’est pas parce qu’une pratique est majoritaire, ou plutôt majoritairement suivie, que les autres devraient être dans l’erreur, voire être taxées de pathologiques. Le nombre ne justifie rien.

Cette société pratique un art consommé du discours paradoxal : « Vous êtes libres dans vos choix de vie ET vous devez respecter les normes du nombre » ! Où se trouve la liberté si nous sommes constamment bombardés d’images, de discours unilatéraux ?

Quand nous nous penchons sur l’article qui est une présentation du livre d’Aldo Naouri intitulé « Les Pères et les Mères » et de son interview, nous pouvons être totalement décontenancé-e-s par les amalgames et les confusions opérés entre la notion de sexe et celle de genre car « Il en appelle aux pères, sommés de se comportés en hommes ». Déjà la notion de paternité est loin d’être une donnée naturelle, quoique l’on puisse penser, car dans l’histoire, elle n’a pas toujours existée mais aussi, dans certaines cultures, elle n’est pas reprise dans le schéma social. Cette notion est donc déjà une organisation sociale qui régit l’agencement du pouvoir. Et c’est également le cas de l’expression « se comporter en hommes ». Cette expression fait appel aux schémas acquis socialement qui ne correspondent pas au sexe masculin proprement dit mais au concept de genre.

En effet, Nicole-Claude Mathieu écrit : « On oppose généralement le sexe comme ce qui relèverait du "biologique" et le genre comme ce qui relèverait du "social" ». Or, écrit-elle encore : « L’ambiguïté de la notion de sexe, telle qu’elle se manifeste dans la conscience commune comme dans les analyses des sciences sociales et des mouvements de femmes, tient de plus au recouvrement prescrit, au moins dans les sociétés occidentales, entre sexe biologique et sexe social. Ce recouvrement est au centre tant des polémiques politiques dans les analyses et les stratégies des mouvements de femmes que des omissions et distorsions dans l’analyse "scientifique" ».

Dès le début de l’article, nous sommes donc déjà mal partis. Mais la suite ne fait que donner de l’eau au moulin aux conceptions qui ont des relents d’un conservatisme digne du 19e siècle, voire même plus loin encore. En effet, dans l’interview, Aldo Naouri ose faire référence aux Romains qui ont instauré le Paterfamilias qui, toujours selon l’auteur, exerçait le contre-pouvoir au nom de la société. Tout est dit ! Si nous savons que ce fameux Paterfamilias instaurait une mise sous tutelle des femmes, qui passaient de l’autorité du père à celui du mari et étaient considérées comme des mineures à vie. Les femmes ne jouissaient d’aucun droit qui nous paraît actuellement comme des plus élémentaires : la liberté du corps, la liberté de vivre avec qui elles désirent, la liberté financière, le droit de vote, etc.

Aldo Naouri utilise les concepts de base d’une psychanalyse "pervertie" qui, au lieu d’être un moteur de véritables réflexions sur la société, ne sert qu’à entériner les discours sociaux les plus discriminants, les plus oppressifs, touchant principalement les femmes en générales et plus encore les lesbiennes. Car ces dernières sortent carrément des conceptions patriarcales d’être obligatoirement en "relation" avec un homme.

Alors que le début du mouvement psychanalytique se marquait par une pensée réactionnaire vis-à-vis des normes de la société du début du XXe, actuellement, son discours nous fige dans des idées d’un conservatisme défiant parfois tout entendement.

Ce discours se cristalise d’autant plus quand le sujet abordé est l’enfant. Nous épinglerons par exemple la conception que depuis la nuit des temps, il y aurait une opposition de la logique des femmes étant "la logique de la grossesse" et celle des hommes, "la logique du coït". Ne serait-ce pas un peu simpliste que de stigmatiser les logiques des femmes et des hommes de la sorte ? Devons-nous accepter cette mise aux fers de nos êtres ? Ces logiques ne font-elles pas encore l’amalgame entre être et avoir car quand Aldo Naouri dit : « L’être masculin a une logique comportementale d’une grande simplicité : c’est celle du coït. Dans l’acte sexuel, son objet, c’est la femme ». Un peu facile comme discours qui a le mérite d’évacuer vite fait les éventuelles réflexions et interrogations sur les comportements et le psychisme des hommes. Celles-ci étant passées à la trappe, il est facile d’orienter ces questionnements sur « les mystères » de LA femme. Après l’Église et le péché d’Eve, c’est la psychanalyse avec Les mystères de la femme ! Où vont-ils s’arrêter ?

Un autre exemple : une tierce personne qui, évidemment, est obligatoirement toujours le père, doit empêcher la mère de se livrer à un abus de pouvoir ! Nous pouvons nous demander qui abuse du pouvoir, qui l’a pris depuis des millénaires et n’en a concédé que certaines parties qu’après de dures luttes. Et nous ne parlons pas exclusivement des luttes féministes, nous avons aussi l’esclavage qui fut un des rouages des commerces de mains-d’oeuvre très rentables.

Un dernier exemple criant, et qui démontre que la conception de la domination patriarcale est encore vivace dans la tête de beaucoup : « Etre une femme, c’est avoir envie d’aller au lit avec un mec ». Rendons-nous compte de la portée symbolique de cette phrase qui ose parler d’être, ce qui englobe toute la personnalité d’une femme, à un seul schéma prédéterminé : l’obligation hétérosexuelle. Nous ne posons même pas la notion de relations entre une femme et un homme puisque Naouri nous ramène uniquement à un état de coucherie.

En conclusion, comment les journalistes Natacha Czerwinski et Jacqueline Remy (qui sont des femmes) et un magazine comme Le vif-l’Express ont-ils pu exposer un tel discours sans une réelle recherche critique ni aucune distance critique vis-à-vis les propos de ce pédiatre Aldo Naouri ? Nous ne trouvons aucune place pour un débat contradictoire avec d’autres approches explicatives des relations humaines.

De plus à une époque où, dans la société, nous avons des avancées juridiques et éthiques vis-à-vis d’autres modèles de parentalités possibles, comme les couples recomposés, l’homoparentalité etc, celles-ci ne sont même pas effleurées. Même si nous n’avons pas une envie de parentalité, nous pouvons nous poser des questions quant au sérieux de ce magazine qui, au lieu d’être un vecteur de réflexions, nous renferme dans des schémas d’un conservatisme effrayant.

Les êtres humains les plus touchés par ce genre d’article sont encore et toujours les femmes mais au-delà des femmes, ce sont les lesbiennes qui, comme d’habitude, sont effacées de l’organisation de la société. Pourtant, certaines ont des enfants et ceux-ci n’ont pas plus de troubles psychiques que les autres, ou s’ils en ont, la cause n’est pas dans le couple lesbien mais dans les mécanismes sociaux de stigmatisation.

Pour être de bons parents, il faut donc obligatoirement un homme et une femme respectueux des rôles socialement imposés. Si l’un des critères n’est pas rempli, nous tombons dans la culpabilisation normative ou l’effacement pur et simple. Par exemple, les couples gays et lesbiens ne sont même pas mentionnés dans cet article. Procédé facile qui a fait ses preuves : tout ce qui n’est pas dit, n’est pas symbolisé comme faisant partie intégrante des diversités humaines et donc n’existe pas dans les schémas de la pensée.

Cet article est bien plus dommageable que nous pouvons le penser a priori car au lieu de refléter une société basée sur le respect d’autrui, il est un danger de formatage de la pensée unique contraire à toute démocratie digne de ce nom.

En effet, cette pensée unique est un artifice employé par toutes les formes d’intégrismes, tant religieux que fascistes, qui réduisent les relations humaines à une dualité simple et se caractérisent par un endoctrinement à des préceptes qui ne doivent jamais être remis en cause, sinon c’est la mise au ban, ou pire, le meurtre, et surtout la désignation de boucs émissaires (les juifs pour les nazis, les laïques pour les intégristes religieux). Il est donc dangereux pour toute démocratie de ne pas être une réelle vitrine de la diversité des relations humaines respectueuses d’autrui.

Alors, attention ! danger aux dérives des pouvoirs !

Sources

Les autres sont issus du texte de l’hebdomadaires L’Express (France) :
 Pourquoi les pères doivent reprendre le pouvoir aux mères, par Jacqueline Remy, L’Express, 19 juin 2004 ou ici.
 Aldo Naouri : « Remettre l’enfant à la bonne place », entrevue par Natacha Czerwinski et Jacqueline Remy, L’Express, 19 juin 2004.
Le pouvoir des mères. Pourquoi les pères doivent reprendre le pouvoir aux mères, par Natacha Czerwinski et Jacqueline Remy, L’Express, 19 juin, 2004.
 Aldo Naouri et le néosexisme familial, par Thierry Riechelmann
 Liste non mixte Malvira. Pour vous y joindre, écrire à : malvira@yahoogroups.com

Mis en ligne sur Sisyphe, le 14 novembre 2004

Cécile Nisol, psychologue


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1353 -