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Souvenirs des Himalayas

8 avril 2007

par Micheline Carrier

Montréal, juillet 2002. Il fait un temps splendide. Depuis le matin, je pense au Népal où je viens de faire un petit voyage virtuel grâce à mon merveilleux iMAC. Voyage émouvant. J’ai revu les Himalayas dans toute leur splendeur, parfois étalant leurs sommets enneigés, parfois estompées par le brouillard, les petits sentiers qui sillonnent les montagnes souvent tracées au bord des précipices, les nombreux cours d’eau et les ponts suspendus. J’ai revu les villages à flanc de montagne, les terres cultivées en palier, les toits de tôle, la merveilleuse vallée de Khatmandu, la Touroung La Pass que le mauvais temps et la crainte nous ont empêchés de franchir, le fleuve Pheda à Pokhara que nous avons traversé en bac. Tout cela a remué en moi des souvenirs et des émotions multiples.

Je pense souvent au Népal.

Il me vient des "flashs" de mon voyage, surtout le matin, lorsque je fais mes exercices de mise en forme. Peut-être parce que le Népal s’est inscrit dans mon corps au cours de ces deux mois de trekking. Des montagnes majestueuses qui me paraissaient de véritables apparitions quand je me retournais sur le sentier. J’ai une pensée reconnaissante pour nos deux porteurs, Ram et Christian. Je revois une montée ou une descente, un pont suspendu que j’avais peur de traverser à cause du vertige - alors, Ram me tenait le bras - les longues nuits blanches également ; j’ai très peu dormi en montagne.

Les conditions matérielles du pays m’ont surprise. Elles étaient pires que ce que les livres me laissaient entrevoir. Le Népal de 1998 m’a semblé encore moins développé que l’Afrique des années soixante-dix où j’ai vécu deux ans, engagée dans un organisme de coopération internationale. Mais quel pays ! Que le tourisme soit sa première ressource n’a rien d’étonnant.

Le voyage a été très difficile physiquement. J’ai perdu au moins quinze livres. De retour à Montréal, il ne m’a pas fallu deux mois pour les reprendre. Peu de sommeil et peu d’appétit. C’était sans doute l’effet de l’altitude, ce qu’on appelle communément le mal des montagnes. Je ne m’explique pas tout à fait où je trouvais, dans ces conditions, l’énergie de marcher cinq ou six heures par jour. Peut-être l’effet énergisant de la montagne ainsi que les nombreux litres d’eau ...

Je me suis plongée, récemment, dans les oeuvres d’Alexandra David-Néel. Au début de la préface, je trouve cet extrait qui me rejoint : "À vrai dire, j’ai le mal du pays pour un pays qui n’est pas le mien, écrit-elle. Les steppes, les solitudes, les neiges éternelles et le grand ciel clair de "là-haut" me hantent ! Les heures difficiles, la faim, le froid, le vent qui me tailladait la figure, me laissait les lèvres tuméfiées, énormes, sanglantes, les camps dans la neige, dormant dans la boue glacée, et les haltes parmi la population crasseuse jusqu’à l’invraisemblance, la cupidité des villageois, tout cela importait peu, ces misères passaient vite et l’on restait perpétuellement immergé dans le silence où seul le vent chantait, dans les solitudes presque vides même de vie végétale, les chaos de roches fantastiques, les pics vertigineux et les horizons de lumière aveuglante. Pays qui semble appartenir à un autre monde, pays de titans et de dieux. Je reste ensorcelée." (Grand Tibet et Vaste Chine, Plon 1994, Préface, p. 9).

Les descriptions que David-Néel fait du Tibet et de la Chine d’il y a plus d’un demi-siècle s’apparentent, sous certains aspects, au Népal des années quatre-vingt-dix. Comme l’exploratrice l’écrit à quelques reprises, ses descriptions soulignent des traits asiatiques généraux et non seulement des caractéristiques chinoises ou tibétaines. Mon séjour au Népal a été de trop courte durée (deux mois) pour que je puisse même esquisser un portrait du pays et de sa population. Je confesse néanmoins que j’ai davantage apprécié l’environnement physique que les gens du pays. Sauf exception, dont tous les enfants, les Népalais ne m’ont pas été très sympathiques. Cela pouvait tout autant dépendre de mes dispositions que des leurs. Peut-être en aurait-il été autrement si j’avais eu le temps de mieux les connaître.

Le côté cupide des villageois tibétains et chinois, que souligne David-Néel, je l’ai aussi rencontré au Népal. Les Népalais ont la réputation de ne pas voler les touristes en général. C’est sans doute vrai pour les bagages et autres biens personnels. Mais il est d’autres façons de procéder, par exemple, ne pas respecter les ententes conclues. Souvent, on nous fixait un prix pour l’hébergement d’une nuit et pour le repas, au moment du départ, le lendemain, on nous réclamait davantage. Cela m’irritait. Passe encore que le chauffage et l’eau pour se laver ne soient pas compris dans les tarifs. Mais pourquoi nous en avertir après coup ?

On me dira peut-être que ces gens-là sont pauvres et que nous sommes riches. Là n’est pas la question. Nous aurions payé un prix supérieur s’il avait été fixé au départ. C’était le non-respect de l’entente qui me dérangeait. On ne savait jamais à quoi s’attendre. Au risque de heurter les admiratrices et admirateurs inconditionnels des Tibétains, je dois dire qu’à ce chapitre ces derniers étaient les pires, ce qui n’enlève rien, par ailleurs, aux qualités qu’on leur connaît.

Nous n’avons eu qu’à nous féliciter, toutefois, de la droiture et du dévouement de nos deux porteurs. Même si, à comparer à d’autres trekkings, ce fut sans doute pour eux une sinécure d’accompagner deux femmes, ils l’ont fait avec professionnalisme et sens des responsabilités. Contrairement à certains guides et porteurs qui s’enivrent au cours d’un trekking, les nôtres ne consommaient pas d’alcool, leur religion - hindouiste - le leur interdisait.

Ram et Christian, nos porteurs

J’ai éprouvé parfois des difficultés dans les sentiers abrupts, je marchais plus lentement que notre petit groupe, parfois j’ai trébuché, parfois j’ai eu le vertige sur les ponts suspendus ou le long des falaises. Les porteurs - Ram en particulier - étaient toujours vigilants, prêts à me soutenir et à m’aider à franchir les passages difficiles.

Plus âgé, Ram avait plus d’expérience que Christian. Il avait fait beaucoup de montagne, notamment en Inde, et il aimait la vie de montagnard. Aussi a-t-il été déçu lorsque nous avons renoncé à franchir Touroung La Pass. En revanche, son compagnon semblait soulagé.

Je n’ai pas profité entièrement de mon voyage au Népal et j’aimerais y retourner. Je ferais moins de trekking - nous en avons fait pendant 32 jours au total ! - en tout cas, moins rapidement. Je m’arrêterais plus longtemps dans les villages, je m’accorderais plus de temps pour communiquer avec les gens et connaître leurs habitudes. Quand je lis Alexandra David-Néel, ses expériences me font rêver. Je sais bien que je ne pourrai pas parcourir l’Asie à cheval, à dos de mulet ou en chaises à porteur, lorsque j’aurai atteint l’âge de 79 ans, comme elle l’a fait. Mais je verrais volontiers le Tibet et à nouveau le Népal, à cheval si nécessaire. Bien que je sois encore loin de cet âge vénérable, cette ambition restera probablement dans le domaine du rêve, car ma santé ne me le permettrait pas. Il est tout de même agréable de rêver !

Un modèle de liberté

Je relis les récits d’Alexandra David-Néel et je ne peux m’empêcher de sourire en pensant que ses exploits scandaliseraient Denise Bombardier, auteure et journaliste montréalaise. Alexandra David-Néel, dans sa vie aventureuse en Asie, n’affichait pas précisément l’élégance féminine dont D. Bombardier exprime la nostalgie dans un récent article du quotidien Le Devoir. L’aventurière accordait bien plus d’importance à l’être qu’au paraître, des choix qui font sourciller de nos jours. David-Néel, ethnologue et orientaliste confirmée, plaçait la quête spirituelle et la soif de connaissance au-dessus de tout, y compris de sa vie conjugale, qu’elle a abandonnée quelques années après son mariage pour parcourir les routes de l’Asie.

La vie d’Alexandra David-Néel a sans doute été beaucoup plus intéressante et gratifiante que celle de la majorité des femmes de son époque - et de celles d’autres époques également. En dépit des restrictions imposées aux femmes du 19e s. et du début du 20e s., celles-ci n’ont pas eu à subir le harcèlement de la publicité et des médias auquel sont exposées les femmes modernes qui se croient obligées de suivre les codes de la consommation, parfois au détriment de leur santé. David-Néel a eu également la chance d’avoir autour d’elle des gens compréhensifs, dont son mari qui a respecté sa liberté même si elle impliquait la séparation, un phénomène rare, même aujourd’hui.

Le discours actuel laisse croire, bien sûr, à une totale liberté pour les femmes. En même temps, il se trouve toujours une chroniqueuse ou un éditorialiste pour faire la morale à toutes et chacune. Le comportement d’une telle est inacceptable, celui d’une autre n’est pas féminin, les choix de l’une sont radicaux, les opinions d’une autre sont extrémistes, et ceci et cela. Les femmes sont encore soumises à des codes sociaux et moraux précis. Les femmes qui occupent des fonctions publiques sont les plus exposées à se faire rabrouer par les médias si elles s’écartent de ces codes. Ce genre de reproches culpabilisants adressés aux femmes est une limite à leur liberté, d’abord à leur liberté d’expression.

Les chroniqueurs des médias sont prêts à monter aux barricades pour la liberté d’expression, mais entendons-nous, il s’agit de LEUR liberté. Quand s’exprime une liberté de parole différente de la leur, les mêmes chroniqueurs houspillent ceux et celles qui se sont exprimés. Un chroniqueur peut démolir une personne, mais il est rare qu’il offre à sa victime un espace équivalent pour se défendre. Parfois même, il ridiculise l’individu qui veut se défendre. Dans le paysage médiatique québécois, deux exemples se démarquent chacun à leur façon. André Arthur, à la radio, démolit les réputations, accumule les libelles et les poursuites en diffamation. Dans un autre registre, Pierre Foglia, de La Presse s’est créé un personnage de petit baveux provocant, personnage populaire au Québec, et il vit sur ce personnage depuis nombre d’années. Il lui arrive évidemment de traiter de sujets sans cabotiner. Il lui arrive aussi d’être touchant. Mais le plus souvent, il raconte n’importe quoi et n’importe comment, et maints intellectuels et intellectuelles de s’extasier devant le génie ! Ses articles comme les propos d’André Arthur sont parfois de la désinformation. Le cabotinage peut détourner l’attention d’un problème de fond, d’une réflexion plus large, et parfois désamorcer toute réflexion sérieuse.

Je me suis éloignée de mon propos. Pour y revenir, je dirai que lire Alexandra David-Néel est plus rafraîchissant et stimulant que lire nos vedettes des médias. Elle a un style personnel et n’a pas de prétention d’auteure. Sa vie passionnante est un exemple de liberté et de réalisation de soi. Si nous devions offrir des modèles aux fillettes et aux adolescentes, j’offrirais plus volontiers l’exemple d’Alexandra David-Néel que ceux de Madona et de Céline Dion. Le récit de ses expériences nourrirait agréablement, il me semble, l’imaginaire des filles comme celui des garçons.

Mis en ligne sur Sisyphe, juillet 2002

Micheline Carrier


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