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Opinion
Pour une écriture en forme de liberté

20 novembre 2004

par Méryl Pinque, doctorante en littérature

On ne compte plus les écrivaines dont l’œuvre fut ignorée, méprisée, et dont la parole incessible resurgit sous l’impulsion scrupuleuse d’une poignée d’initiés. La littérature des femmes, invariablement subordonnée à la littérature masculine qui s’est constituée en seule vraie littérature, doit cependant échapper à la ghettoïsation en même temps qu’elle doit passer - momentanément - par cette ghettoïsation pour apparaître.

A l’instar de la différence sexuelle dans la personne humaine une et indivisible, la sexuation n’est qu’un aspect secondaire du fait d’écrire. Sujette à fluctuations en raison de l’écrivant, de son histoire et de l’histoire à venir, elle n’est pas donnée une fois pour toutes, et ne saurait constituer un référent valable pour tous les temps et pour toutes les femmes. Comme le résume Annie Ernaux à la suite de Sarraute, « parler d’écriture féminine, c’est de facto faire de la différence sexuelle - et seulement pour les femmes - une détermination majeure à la fois de création et de réception : une littérature de femmes pour les femmes », tout en reconnaissant par ailleurs « qu’on est produit de son histoire et que celle-ci est présente dans l’écriture ». Mais alors c’est une influence culturelle et non biologique qui s’exprime.

Dans un monde régi par l’égalité sexuelle, les femmes et les hommes s’exprimeraient de la même manière. La domination masculine a généré l’illusion d’une littérature « féminine » qui n’est en fait qu’une réaction à la culture patriarcale. Les femmes, dans leurs productions diverses, ne font que faire réapparaître un contenu humain (le corps en l’occurrence) que les hommes ont décidé de ne pas reconnaître comme leur et dont ils ont fait le propre des femmes. Ce qui résoudrait du même coup (et en apparence seulement) la contradiction qui appert dans la conformité entre ce qu’elles disent et ce qu’« il » disent d’elles : les femmes sont corps.

Mais le problème est plus complexe. Car pour autant que « les » femmes (nous mettons des guillemets pour signifier les limites de la généralisation et de ce genre de littérature : des femmes, heureusement, écrivent et pensent la femme comme sujet altier) parlent du corps, c’est toujours encore du corps féminin. Un corps féminin qu’elles soumettent comme « les » hommes à l’infini de l’abjection, de la torture et de la disparition. De ce fait, la réduction phallique de la femme à la chair et de la chair à la femme demeure, et c’est en cela que la littérature féminine ainsi décrite (citons pêle-mêle, depuis Réage, Millet, Breillat, Cusset…) ne fait qu’entériner la domination masculine. Une telle littérature n’est donc pas pertinente. Elle est condamnée à disparaître au fur et à mesure que l’homme se saisira aussi comme corps et la femme d’abord comme sujet. Alors peut-être que de cette double reconnaissance du « corps-humain » naîtra enfin le concept d’un corps-sujet libéré des rituels de domination à l’œuvre dans la vie sociale et sexuelle.

La parole souveraine est parole d’écrivain. L’écrivain crée des mondes et jouit de cette création. Le verbe est fait pour être entendu. Encore faut-il qu’il puisse se déployer suffisamment loin au-delà des bornes de l’esprit qui l’engendre. On écrit pour qu’autrui, quelque part, recueille l’essence d’une pensée, pour la rejeter, ou la faire sienne. L’écriture, comme le verbe, est échange, transmission ; et c’est parce qu’elle est échange et transmission qu’elle est libération. Si l’on interrompt son mouvement essentiellement expansif, elle devient aliénation, soliloque infini qui tournera, tôt ou tard, à la folie, en vertu de l’impossible dialogue avec soi-même. L’homme qui fait acte d’écriture sait que sa parole n’est pas vaine ; son verbe est visible, sa parole prend corps. L’écrivaine, jusqu’à il y a peu, composait quant à elle dans le silence, c’est-à-dire dans l’illusion. Première différence.

Seconde différence : lui, souverain du monde, est en mesure de déployer une écriture souveraine. Pas elle, qui revendique encore ce corps dont l’homme l’a exilée si longtemps, en même temps qu’il continue à l’y réduire. Son verbe, pour cette raison, reste organique, (dé)monstratoire ; il s’abreuve aux racines de l’être, quand celui de l’homme, libéré de l’obsession d’apparaître, vise à la métaphysique. L’écrivaine a jusqu’à présent rarement engendré un verbe héroïque, seulement un verbe amoureux. Voici pourquoi l’écriture au féminin demeure majoritairement si dépendante, et pourquoi les personnages qu’elle met en scène restent pris dans le rapport viscéral à l’autre, alors que « l’écriture est la possibilité même du changement » (Cixous), un moyen d’explorer les possibles, de déjouer un destin dont on nous dit qu’il est commandé d’abord par le biologique. L’écrivain exhibe son âme quand l’écrivaine en est encore à exhiber sa chair et l’envers de sa chair, dévoilant une plaie dont son sexe porte les stigmates.

Or le sexe féminin n’est pas béance, manque ou blessure comme la métaphore freudienne et patriarcale l’a défini, mais porte la blessure, le manque et la béance. L’écriture tente alors de combler ce « rien » imposé, cette plaie infligée, mais ne peut semble-t-il faire l’économie de la sexualité, de l’amour et de l’homme, qui cessent d’être des ingrédients (nécessaires) de l’histoire pour devenir toute l’histoire. L’héroïne (au sens héroïque du terme) n’existe pas sur le papier parce qu’elle n’est pas encore inscrite socialement : elle est seulement en train d’advenir.

Et elle n’adviendra dans la littérature que lorsque les femmes seront les héroïnes de leur vie, qu’elles auront appris la liberté.

Mis en ligne sur Sisyphe le 2 décembre 2004

Méryl Pinque, doctorante en littérature


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