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Prostitution
Le modèle suédois : une source d’inspiration, non une panacée

22 décembre 2004

par Élaine Audet et Micheline Carrier

Réponse à l’article de Guillaume Landry, « Prostitution - Le modèle suédois est-il une panacée ? »"Le Devoir", 16 décembre 2004.

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Dans « Le Devoir » du 16 décembre 2004, M. Guillaume Landry pose la question : « Prostitution : Le modèle suédois est-il une panacée ? » Il cite un extrait de notre Appel au gouvernement du Canada (« Le Devoir », 3 décembre et Sisyphe, le 20 novembre) dans lequel nous demandons une vaste consultation publique et une recherche exhaustive préalables à toute réforme des lois sur la sollicitation, le racolage, le proxénétisme et la prostitution.

Nous ne voyons pas le modèle suédois comme une panacée. Nous avons suggéré, non de le copier tel quel, mais de s’en inspirer dans une éventuelle révision des lois canadiennes. Le sous-comité des Communes qui avait été créé pour examiner la question, ainsi que le projet du député Réal Ménard, s’inspiraient exclusivement des positions favorables à la décriminalisation totale de la prostitution (c.-à-d. clients et proxénètes compris) et de pays qui ont libéralisé leurs lois. La libéralisation a provoqué dans ces pays une augmentation spectaculaire de la prostitution et du trafic sexuel, comme le montrent notamment des études citées par Yolande Geadah (2003) (1) et Richard Poulin (2004) (2), ainsi que les travaux de Sheila Jeffreys (2003) sur l’échec des législations australiennes (3).

Le modèle suédois n’est pas parfait. Aucun ne le sera. Mais il a le mérite de s’inscrire dans un ensemble de lois destinées à protéger les droits des femmes, de décriminaliser les personnes prostituées, de leur offrir un ensemble de services et de lutter contre la prostitution au lieu de se résigner à la considérer comme un pilier de l’économie mondiale. Et, fait sans précédent, un gouvernement reconnaît que la prostitution est une forme de violence faite aux femmes et réussit à faire prendre conscience à la population que cette violence est socialement inacceptable.

M. Landry demande aussi « sur quelles recherches se basent les acteurs impliqués dans le domaine pour prétendre que le modèle suédois a véritablement su régler son problème de prostitution ». Il fait allusion, sans donner de référence ni date, à une étude de la Direction nationale de la santé et des affaires sociales de Suède, introuvable sur le site de ce ministère, et à un groupe sud-africain, le Sex Worker Education and Advocacy Taskforce (SWEAT) (site 2000 ?), qui, comme le groupe montréalais Stella, reconnaît la prostitution comme un métier et réclame la décriminalisation de tous ses acteurs.

À notre connaissance, la plus récente recherche sur le sujet a été publiée le 4 février 2004 sur le site du gouvernement de l’Écosse (4). En 2003, l’Écosse, qui songeait à revoir ses propres lois sur la prostitution, a commandé cette recherche à la London Metropolitan University. L’équipe de recherche a étudié à fond les législations de l’Australie, de l’Irlande, des Pays-Bas et de la Suède, ainsi que leurs résultats. Il apparaît que la loi suédoise, aboutissement d’un processus de 20 ans et approuvée par 70% des députés (les partis conservateur et libéral ont voté contre), a donné bien plus de résultats positifs que négatifs. La loi prévoyait des budgets importants destinés à des services sociaux complets (y compris une aide financière) pour les personnes prostituées. Il est vrai qu’elle semblait un échec dans les premières années de son application, notamment parce que les policiers et les juges ne faisaient pas leur part pour l’appliquer. La Suède a alors investi des sommes importantes dans la formation de tous les intervenants sociaux et judiciaires et dans la sensibilisation de la population.

En 2002, la Suède a adopté d’autres mesures législatives afin de renforcer les précédentes. « La Loi de 2002 interdisant le trafic humain à des fins d’exploitation sexuelle a comblé certaines déficiences du premier projet de loi et a mieux armé le gouvernement pour qu’il puisse s’attaquer au réseau de personnes qui appuient la prostitution et gravitent autour de cette industrie, tels les recruteurs, les transporteurs et les hôteliers ». (Source : Marie De Santis (5). Selon un article (2004) de Women’s Justice Center (en anglais (6) et en français (7) : « Dans la capitale, Stockholm, le nombre de femmes prostituées de rue a diminué des deux tiers et le nombre de clients a baissé de 80%. Dans d’autres grandes villes suédoises, la prostitution de rue a pratiquement disparu. Sont également disparus les célèbres bordels et salons de massage qui ont pourtant proliféré pendant les 30 dernières années du 20e siècle quand la prostitution était légale. De plus, le trafic de femmes étrangères destinées à devenir des « travailleuses du sexe » a été pratiquement éliminé en Suède. Selon le gouvernement suédois, le trafic sexuel n’a amené que 200 à 400 femmes et filles dans ce pays au cours des dernières années, un nombre négligeable comparativement aux 15 000 à 17 000 femmes que le trafic d’esclaves sexuels amène chaque année en Finlande, le pays voisin ».

On dira que la législation suédoise n’a fait que déplacer le problème chez les voisins. On pourrait dire la même chose, par exemple, des lois sur le crime organisé. Faudrait-il les abolir parce que les criminels organisés émigrent sous des cieux plus cléments ? La Finlande et la Norvège envisagent d’imiter la Suède, et l’Écosse pourrait éventuellement faire de même. L’étude commandée par l’Écosse (2003) confirme ce que plusieurs études antérieures ont indiqué, à savoir que les "industries du sexe", le tourisme sexuel, la prostitution juvénile et la violence à l’égard des personnes prostituées ont augmenté sensiblement dans tous les pays qui ont libéralisé leurs lois sur la prostitution et fait des proxénètes de respectables hommes d’affaires.

Enfin, nous sommes d’accord avec M. Landry : une réforme législative ne suffit pas. La Suède ne s’en est pas contentée : elle s’est donné les moyens d’expliquer ses législations à la population, qui l’appuie dans une proportion de 80%, et a investi des sommes importantes dans des services aux personnes qui veulent quitter la prostitution, et même dans des services aux clients. Les efforts de la Suède n’ont sans doute pas fini de porter fruit. Mais pour réussir, il faut d’abord vouloir lutter contre la prostitution.

Sources

1. Yolande Geadah, « La prostitution, un métier comme un autre ? », VLB, Montréal, 2003.
2. Richard Poulin, « La mondialisation des industries du sexe. Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants », L’Interligne, Ottawa, 2004.
3. Sheila Jeffreys, « La légalisation de la prostitution, une expérience qui a échoué en Australie ».
4. Recherche de la Metropolitan University, « A Critical Examination of Responses to Prostitution in Four Countries : Victoria, Australia ; Ireland ; the Netherlands ; and Sweden », 4 février 2004, site du gouvernement de l’Écosse.
5. La Suède voit la prostitution comme de la violence faite aux femmes, 2004.
6. Sweden Traiting Prostitution as Violence Against Women, 2004.
7. La Suède voit la prostitution comme de la violence faite aux femmes, 2004.

Élaine Audet et Micheline Carrier

P.S.

AUTRES SOURCES

 Une trentaine de personnalités demandent la décriminalisation des personnes prostituées, mais non de la prostitution, par Élaine Audet et Micheline Carrier. M. Guillaume Landry réagissait à cette position collective.
 La Suède en lutte contre la traite des femmes, par Ingmarie Froman, journaliste indépendante, SWEDEN.SE, 15 mai 2003.
 Lutte contre la prostitution en Suède : l’homme au centre du dispositif, AFP, 11 mars 2003.
 « The Swedis Law That Prohibits the Purchase of Sexual Services. Best Practices for Prevention of Prostitution and Trafficking in Human Beings », par Gunilla Ekberg, Ministry of Industry, Employment and Communications, octobre 2004. On peut télécharger ce document en format PDF.




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