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Une chair triste à pleurer

21 décembre 2004

par Méryl Pinque, doctorante en littérature

La rentrée littéraire de l’année 1997 se caractérisa en France par une avalanche d’histoires d’alcôve, partiellement ou totalement autobiographiques, d’une qualité située elle aussi largement en dessous de certaine limite acceptable, et dans lesquelles des auteurs des deux sexes, jeunes pour la plupart (mais pas seulement), imposèrent au public leur vision pathologique de la sexualité ainsi que la litanie de leurs désirs/délires morbides.

Catherine Cusset est l’un d’eux. Dans Jouir, la narratrice (l’écrivaine elle-même probablement, quoiqu’elle se dissimule - quand même - derrière des « cheveux noirs coupés très court ») donne à voir ses errances minables le long de rues minables et de parkings minables à la recherche d’un homme, minable forcément. Désir qui, à l’instar de l’écriture à laquelle il est comparé (« … cette abrupte envie d’écrire qu’il me fallait satisfaire »), est rabaissé au niveau de la pulsion et du caniveau. Sordidité des décors, des situations, style clinique et glacé… L’auteure ignore apparemment la légèreté, la jouissance joyeuse, la tendresse. Jouir est une confession pour voyeurs, lourde des relents d’un catholicisme mal ou pas encore digéré.

Cusset n’est pas une exception : ainsi en va-t-il d’une certaine littérature, au moins depuis Bataille. La chair y est triste, grise, rouge sang, prisonnière de « l’esthétique » sado-masochiste, victime d’une obscure nostalgie des cours d’Ancien Régime et abonnée aux thèses de Gayle Rubin : la narratrice a lu Sade jeune (le marquis est décidément fort goûté de nos littérateurs), tombe adolescente sur des revues BDSM : le fantasme aussi se formate. Adulte, elle multiplie les fellations dans des parkings jonchés de débris mais refuse qu’on lui rende la pareille : « Il s’est accroupi devant moi. J’ai dit non, il n’a pas insisté ». Elle a du respect pour l’esclavage des femmes, le sien compris. Elle l’entérine, elle l’entretient. En prend soin comme s’il devait cesser bientôt. Se prend pour Justine.

Pourtant, c’est une chasseresse (« Je me promène dans une ville étrangère. […] Je sais exactement ce que je veux : un homme »), mais d’un genre particulier : elle a beau « finir » ses proies, ce sont elles qui la tuent. Elle prend plaisir à son massacre. Elle-même se fait du mal : auto-sodomie qui tourne mal, intromission d’objets dans le vagin qu’il lui faut ensuite retirer avec les doigts, « violemment, profondément » bien sûr, avec la « main presque entière » forcément : en littérature comme ailleurs, une scène de fist-fucking ne se refuse plus.

Catherine Cusset a honte d’être une femme. Une aventure malheureuse avec un homosexuel le lui confirme : le corps féminin est une abomination dont il faut se « purifier ». Le corps féminin pue et aucune douche ne vient à bout de ses exhalaisons immondes. Les femmes sont de la « viande », « avariée » quand elles dépassent un certain âge. Comme la plupart de ses pareilles, la narratrice ne s’aime pas. D’où la conduite inévitable : l’humiliation volontaire. La facilité avec laquelle elle se met à quatre pattes, seule ou aux pieds des hommes (surtout s’ils sont laids et obèses), est étonnante, et les sexistes de tous bords sont comblés - dans tous les sens du terme : Catherine Cusset est une vraie masochiste. Donc une « vraie » femme selon l’idéologie pornophile et patriarcale. Qui rêve d’être torturée. Violée. Par plusieurs hommes. Fatalement. Le gang-bang est dans l’air du temps. « Enfin une femme qui avoue », dirait Paulhan en se frottant les mains.

Souvent ses fantasmes se réalisent : on la viole. Elle appelle cela « faire l’amour ». Justine jouissait peut-être, mais elle luttait. La narratrice, elle, ne lutte pas. Accepte tout. Joue sa vie en permanence. « A dangerous game », comme le lui susurre un de ses pervers amants. Auquel elle perd toujours. Elle prend la défense des dragueurs, se laisse toucher, désire le regard des hommes sur elle. De « n’importe quel homme ». Contrefait la prostituée. Et donc ne jouit pas. Ou si peu. Prend des bains comme les prostituées. Après. Puis recommence.

Cusset (qui enseigne à Yale) illustre à merveille la tendance actuelle d’une certaine littérature plébiscitée par l’industrie de l’édition et le boboïsme parisien : le conformisme pornocratique, où les femmes ont toujours le mauvais rôle. D’un conformisme à l’autre, rien ne change. « Jouir » (glauque s’entend) est devenu un impératif catégorique - comme en témoigne le titre du livre. La pornographie aussi. Le sexe doit être pornographique. Ce qui en dit long sur notre impossibilité (notre refus ?) de nous évader des carcans du judéo-christianisme, tant il est vrai que la pornographie est fille du puritanisme.

Jouir réunit tous les ingrédients d’un cocktail à la mode. Souhaitons que comme toutes les modes, celle-ci passe rapidement. Difficile en tout cas de faire plus misogyne (certaines auteures, qu’il n’est plus besoin de nommer, y sont toutefois parvenues) : les hommes eux-mêmes peinent à l’égaler. En attendant, les éditeurs sont ravis : c’est sûr, Catherine Cusset est une manne.

Et, non décidément, cette femme-là n’est pas faite pour jouir.

Catherine Cusset, Jouir, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997

Mis en ligne sur Sisyphe, le 13 janvier 2005.

Méryl Pinque, doctorante en littérature


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