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En huit ans, des dizaines de milliers de Congolaises violées et torturées par des militaires et des proches

9 mars 2005

par Rory Carroll

Reportage de Rory Carroll sur une vague de violence sexuelle qui se répand dans la République démocratique du Congo dans The Guardian, le 31 janvier 2005. Traduction française : Édith Rubinstein, Femmes en noir.



Mwanvua Silimu vient de raconter un mensonge et tout le monde dans la chambre le sait. Elle regarde silencieusement ses pieds. La gamine de 14 ans
est de retour chez elle, après avoir été prisonnière pendant des mois de soldats vagabonds, elle raconte sa pénible épreuve.

C’est la question évidente et la famille la pose : combien de fois ses 13 kidnappeurs l’ont-ils violée ? Dans un murmure, Mwanvua répond « une fois ».

Ses parents et ses frères et sœurs échangent un regard mais ne disent rien. Personne ne la croit. Sans lever les yeux du sol, avec une voix plus ferme cette fois. « Tous. Ils sont tous passés sur moi ».

Sa mère, Mariamo, grimace et détourne les yeux. Son père, Radjabo, cligne des yeux plusieurs fois et regarde sa fille. Ils avaient deviné la vérité, mais l’entendre dire tout haut, dévoilé ici dans la maison familiale, n’est pas facile.

La famille craint à présent de nouvelles révélations. Les règles de Mwanvua sont en retard ; elle pourrait être enceinte d’un enfant de l’un de ses kidnappeurs. Elle peut être infectée par n’importe quelle maladie transmissible sexuellement, y compris le HIV/sida. Il n’y a pas de médecin dans le village et pas de moyen de faire un test.

Se plaignant de douleurs musculaires et de maux de tête, elle passe la plus grande partie de la journée dans sa chambre. Considérée comme « marchandise endommagée » par la communauté, elle a peu de chance de trouver un mari - et même si elle en trouve un, il n’y aura pas la dot traditionnelle de 5 chèvres, un sac de sel et des vêtements pour une valeur de $100 parce qu’elle n’est plus vierge. « C’est la mentalité ici : une fois qu’on est attrapé par ces gens, vous n’avez plus de valeur », dit le père.

Une histoire marquée par la violence

Deux ans après qu’on ait déclaré la guerre officiellement terminée, une vague de violence sexuelle continue à se répandre dans la République démocratique du Congo. Des scènes comme celles de la famille Silimu se répètent dans toutes les provinces orientales, sans loi, qui forment la frontière avec le Rwanda, le Burundi et l’Ouganda. Ici la guerre a
reflué mais n’a pas disparu : des combattants des myriades de milices congolaises et de groupes rebelles, ainsi que des combattants du Rwanda, sont encore toujours lâchés dans la forêt et les villes, pillant, tuant et violant.

Bien que la violence n’atteigne plus le niveau d’autrefois, cela reste un conflit compliqué, inachevé qui a un énorme impact sur les civils - en
particulier sur les femmes et les filles. Au moins 40,000 d’entre elles ont été violées ces six dernières années, d’après un rapport récent d’Amnistie Internationale.

L’histoire congolaise récente est une sombre histoire d’horreurs peu couverte qui a débuté il y a une décennie quand les Hutus, responsables du
meurtre de 800,000 Tutsis et de Hutus modérés dans le génocide rwandais de 1994, s’enfuirent au-delà de la frontière pour échapper à la vengeance de l’armée tutsi.

Deux années plus tard, le Zaïre dans l’état où il se trouvait alors, le vaste coeur délabré de l’Afrique centrale, implosa suite à une guerre civile et les invasions par les pays voisins, principalement le Rwanda. Le Rwanda l’envahit de nouveau en 1998 dans le but déclaré de faire la chasse aux Hutus, relançant une guerre de six ans qui aspirait six autres pays.

Toutes les parties utilisèrent des forces mercenaires : l’armée congolaise était aidée par les milices tribales Mayi-Mayi et les Hutus. L’armée
rwandaise dirigée par des Tutsis sponsorisait un mouvement rebelle comme le fit aussi l’Ouganda. Ils firent du Congo de l’Est des fiefs de pillage dans lesquels le viol était une forme de butin ainsi qu’une arme contre des groupes ethniques considérés comme hostiles.

Le fait de séjourner, parfois pendant des mois, dans des forêts éloignées éroda « la discipline et l’humanité » des combattants. « Ces forces se rencontraient très rarement mais elles punissaient toutes la population civile », dit Gwendolyn Lusi, une organisatrice de programme au Congo oriental pour l’organisation « Doctors on Call for Service » (DOCS).

Après la perte de plus de trois millions de vies, des accords de paix ont été signés en 2002 et 2003. Les forces étrangères se retirèrent et les factions rivales congolaises formèrent un gouvernement intérimaire dans la capitale distante de Kinshasa, sous la présidence de Joseph Kabila. Cette coalition peu maniable d’anciens ennemis, qui se méfient les uns des autres, promit de nettoyer les combattants maraudeurs dans l’Est mais ils n’ont
pas réussi à intégrer leurs forces en une seule armée unifiée, laissant dans l’est un patchwork de loyautés divisées. Chancelant sous l’effet d’une succession de crises politiques, le gouvernement a manifesté un intérêt de pure forme au retour de l’ordre et n’a réalisé que peu de progrès dans
l’édification réelle d’une force de police et d’un système de justice criminel, laissant largement l’Est sans loi.

Le viol des femmes et des filles par leurs proches et par des soldats

Le nombre d’attaques contre des jeunes filles à Goma, la capitale de la province du Nord Kivu au Congo oriental, a augmenté depuis l’an dernier, d’après Virginie Mumbere, une administratrice de DOCS. Elles ne sont pas seulement attaquées par des soldats mais aussi par des hommes qu’elles connaissent - des voisins, des parents, des enseignants. Personne ne peut dire si cela signifie une augmentation de la fréquence des viols ou s’ils sont rapportés plus souvent, ou les deux.

« L’insécurité continue à régner et les viols continuent : ils sont le fruit du désordre », dit le Dr Jacques Kalume qui traite 150 patients hospitalisés - 90% de ces patients étant des victimes de violence sexuelle - dans le principal hôpital de Goma. Il opère par mois 44 femmes qui souffrent d’incontinence suite à la formation d’une fistule entre l’anus et le vagin consécutive à une violence extrême. L’odeur des fèces qui parfois sont évacuées par le vagin peut être si forte que beaucoup de victimes sont évitées par leur entourage. Réparer le dommage implique une chirurgie délicate et des mois de convalescence. Plus d’une opération est souvent nécessaire.

Dans un pavillon de convalescence, les patientes du Dr Kalume tricotent ou surveillent des enfants en bas âge tandis que d’autres fixent le plafond. Esperance Nyirandegeya, 30 ans, halète de douleur tandis qu’elle se vide la vessie dans un tube, mais elle veut parler - de l’homme qui l’a violée et qui a tué son mari et deux enfants ; de sa peur de rentrer chez elle parce que les combattants rwandais rebelles y sont toujours ; du petit nombre de femmes qui ont la chance de se faire soigner.

D’un lit voisin, Cecile Furaha, 24 ans, parle d’attaques récentes contre des femmes de son village. Quand on l’interroge sur les violeurs, sa voix devient cassante. « Je les hais ; ils m’ont détruite ».

Le grand inconnu est le HIV/sida. Avec beaucoup de soldats et de réfugiés en provenance de l’Ouganda et du Rwanda, des pays à taux élevé, on suppose que
beaucoup de Congolais ont été infectés. Mais dans des villes comme Kasongo dans la province du Maniéma, il y a peu de possibilités d’effectuer des tests ou de traiter. L’hôpital de l’ère coloniale, avec ses sols
couverts de seringues et d’aiguilles, ne peut se permettre que d’effectuer 140 tests par mois, dont la plupart sont utilisés pour sélectionner des donneurs de sang et des patients chirurgicaux.

Un dixième des patients sont positifs au test mais on ne le leur dit pas. L’équipe médicale craint des suicides en apprenant une si mauvaise nouvelle, dit le directeur de l’hôpital, Dr Felly Ekofo. Et il y a certains patients masculins qui, après avoir découvert qu’ils avaient le virus, continuent à
coucher ou à violer. Pourquoi ? Le Dr Ekofo hausse les épaules comme si la réponse était évidente. « Parce qu’ils ne veulent pas être les seuls à mourir ».

Mais il y a quelques faibles lueurs d’espoir que la paix, aussi fragile et irrégulière qu’elle soit, soit en train d’en éroder le terrible héritage. Une preuve anecdotique - en l’absence de statistiques fiables il n’y a pas de preuves d’autre nature - suggère que le nombre d’attaques sexuelles, encore toujours élevé, est en diminution dans certains endroits. Une
sécurité améliorée permet aux soins de santé d’atteindre maintenant des régions qui étaient coupées du reste, parfois pour la première fois en 6
ans.

Des zones rurales, comme les forêts de la province du Maniéma, sont devenues plus sûres, dit Zahera Zanabo, vice présidente de l’ONG « La voix de la Femme opprimée du Maniéma ». Alors qu’elle enregistrait un viol par jour l’an dernier, à présent, l’organisation ne reçoit plus qu’un rapport de viol en trois mois.

Le viol fait partie de la culture militaire

C’est encore trop, dit-elle. « Les femmes sont encore toujours considérées comme des jouets, comme quelque chose sans valeur ». Un soldat est déshumanisé par la guerre et ses points de référence moraux sont faussés, dit Zainabo. Comme elle demandait à un groupe de soldats pourquoi ils avaient violé une femme, ils lui ont dit que comme leur femme était loin, ils n’avaient pas d’autres choix que de trouver un remplacement local temporaire.

Mais elle voit des signes de progrès : « Cette semaine, un soldat a été puni pour avoir violé une femme prisonnière, c’est nouveau ». En l’absence
d’un service de police en fonctionnement et un système de justice civil, le militaire est livré à sa propre discipline. Comme il a singulièrement failli avant, voir même un seul soldat être arrêté et emmené pour une détention indéfinie sur ordre de son commandant, peut être considérée comme une étape décisive.

L’arrestation a suivi la diffusion par la station de radio de Kasongo, dans son bulletin d’informations, de l’attaque - un changement osé. « C’était un
grand risque pour nous », a dit le directeur de la station, Modeste Shabani. « Des soldats sont venus vers nous, fâchés, en nous demandant pourquoi nous
faisions cela. D’habitude, nous ne parlions pas de violence sexuelle… »

Même l’histoire triste et brutale de Mwanvua Silimu suggère que la culture de l’impunité s’érode. Elle a commencé de manière suffisamment classique : en juin 2003, elle a été enlevée par un groupe de 13 rebelles hutus qui l’ont utilisée avec d’autres femmes captives comme esclaves - porteuses, cuisinières, lavandières - et qui à tour de rôle les battaient et les violaient.

Mais un an plus tard, l’amélioration du climat de sécurité a donné à la sœur de Mwanvua, Salama, 34 ans, le courage frisant l’imprudence de les localiser et d’exiger la libération de Mwanvua. Son père, Radjabo, l’a suivie pour exprimer la même exigence.

Apparemment excédés de toutes ces années dans la jungle, et dans une tentative évidente de chercher à s’attirer les faveurs des missions pour la paix qui pourraient arranger leur retour au Rwanda, les kidnappeurs obtempérèrent et, en octobre, leur remirent une Mwanvua meurtrie, battue mais joyeuse. « J’étais si heureuse, j’ai pleuré », dit-elle.

Des interviews avec d’autres victimes récentes attaquées à Kasongo et Goma fournissent des exemples de violeurs qui s’en tirent à bon compte sans
être importunés par une force de police chétive qui est soit absente soit peu désireuse d’affronter un soldat. Elaka Kalume, 21 ans, a été attaquée en
juin par cinq soldats en rentrant chez elle du marché. « Mon mari était fâché que j’aie pris cette route seule. Il avait raison. Je ne dois m’en prendre
qu’à moi ».

Vumilia Simuke, 24 ans, a été violée par un soldat sur les ordres d’un chef de village qui voulait punir son mari de mettre en danger la santé publique en ne gardant pas propre le WC familial : « Mon mari ne respectait pas la loi », dit-elle neutre, en haussant les épaules. Asha Mbaruko, 17 ans, a été attaquée dans les champs par deux soldats qui l’ont battue et ont volé la chèvre de la famille. Quand son père est allé dénoncer le viol, les commandants militaires l’ont menacé de le tuer parce qu’ils voulaient garder la chèvre. La plainte pour viol fut repoussée comme manquant de pertinence.

Sous-jacents à ces récits, cependant, sont les signes que les hommes congolais sont moins prompts à stigmatiser leurs filles et leurs femmes qui ont été violées et plus rapides à poursuivre en justice pour viol. Elaka a été « pardonnée » par son mari plutôt que bannie. Le village de Vumilia a été tellement furieux de l’approche impitoyable de l’hygiène publique de son chef, qu’il le vira. Le père d’Asha avait eu le courage de signaler l’attaque et elle a trouvé un mari depuis.

Peut-être des signes avant-coureurs de plus de tolérance pour la victime et moins pour les auteurs. Cela peut sembler peu de choses, mais après huit ans de ténèbres, c’est au moins une lueur.

 Traduction française : Édith Rubinstein, Femmes en noir.

Liens utiles

  AllAfrica.com : Democratic Republic of Congo
 L’Avenir
 http://www.lecsf.org/"> Congo Sans Frontières
 http://www.un.int/drcongo"> UN Mission
 RCD

Communiqué de l’ONU

Des casques bleus auteurs de violences sexuelles sur des Congolaises

La Mission de l’ONU en République démocratique du Congo s’est félicitée de la décision des autorités marocaines d’engager des poursuites judiciaires contre six soldats du contingent marocain qui ont commis des abus sexuels, une décision qui répond à l’appel lancé par le Secrétaire général à plus de 20 pays contributeurs de troupes pour qu’ils prennent des mesures disciplinaires et qu’ils engagent des poursuites judiciaires.

Dans un communiqué de presse publié aujourd’hui à Kinshasa, la Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo, (MONUC) espère que « la réaction vigoureuse du Maroc, faite dans la transparence, constituera un exemple qui sera suivi par l’ensemble des pays contributeurs de troupes ».

La MONUC estime par ailleurs que « la décision des autorités marocaines d’incarcérer et de faire poursuivre par la justice militaire ces casques bleus démontre que ces autorités attachent autant de sérieux et d’importance que l’ONU et ses dirigeants à l’éradication des abus sexuels au sein des missions de maintien de la paix de l’ONU ainsi qu’à l’application de sa politique de tolérance zéro en la matière ».

Le communiqué de la MONUC rappelle les termes de celui qui a été publié le samedi 12 février dernier par la Mission Permanente du Royaume du Maroc auprès de l’Organisation des Nations Unies.

« Dans le cadre de l’enquête diligentée avec la célérité requise, le Commandant du contingent marocain de la MONUC et son adjoint ont été relevés. Aussi, sur les 17 militaires du contingent marocain convoqués dans le cadre de l’enquête sur la première plainte, quatre ont été identifiés par deux victimes. Ils ont été mis aux arrêts et seront poursuivis en justice », indique le communiqué de la MANUC.

« Quant à l’enquête ouverte dans le cadre de la seconde plainte, elle a permis l’identification de deux militaires marocains reconnus par une victime. Les deux militaires mis en cause ont été remis aux arrêts, seront rayés des contrôles des Forces Armées Royales et poursuivis par la justice militaire », ajoute le communiqué.

Le Secrétaire général de l’ONU avait annoncé mercredi, le 9 février, des mesures strictes de cantonnement et de couvre-feu pour le personnel militaire de la MONUC - c’est-à-dire l’interdiction des relations sexuelles entre les casques bleus de la MONUC et la population congolaise -, en attendant la promulgation d’un code de conduite pour tous les casques bleus de l’ONU.

De son côté, Jean-Marie Guéhenno, Secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix, avait proposé lundi, le 31 janvier dernier, au cours de la présentation d’un rapport du Secrétaire général au Comité spécial des opérations de maintien de la paix, une série de recommandations pour régler cette question « de manière énergique » en 2005.

Il avait notamment recommandé la création d’une unité au sein du Département des opérations de maintien de la paix qui soit consacrée aux comportements des Casques bleus, y compris les exploitations et abus sexuels.

Lors du dernier sommet de l’Union africaine, le Secrétaire général avait réitéré son indignation face aux abus sexuels commis par le personnel de
l’ONU et demandé à ce que les Casques bleus se conduisent de manière « professionnelle » et « stricte ».

Il avait aussi rappelé qu’il avait lancé un appel à plus de 20 pays contributeurs de troupes pour qu’ils prennent des mesures disciplinaires et qu’ils engagent des poursuites judiciaires en cas d’abus commis par le personnel civil ou militaire.

Source : Le Centre de nouvelles de l’ONU, New York, 14 février 2005.

Rory Carroll


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