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La nécessité d’un débat public sur la prostitution et ses conséquences sociales

9 mai 2005

par Élaine Audet

Depuis les années 70, il existe ici, en Europe et aux États-Unis un courant en faveur de la reconnaissance du concept de " travailleuses du sexe ", pourvoyeuses de services sexuels, au même titre que d’autres le sont de services sociaux. Dans une telle perspective, les femmes prostituées ne seraient pas différentes des autres personnes exploitées, broyées par la mondialisation et la mise en marché de tout ce qui vit. Il n’y aurait donc aucune raison pour qu’elles ne bénéficient pas des mêmes droits que l’ensemble des travailleuses et des travailleurs.

Au Québec, ce sont les membres de l’organisme Stella qui se font les porte-parole de ce courant de libéralisation de la prostitution. Elles refusent qu’on traite les prostituées en victimes, affirment que la plupart ont choisi librement de se prostituer et y trouvent une source d’affirmation de soi (empowerment). On peut cependant s’interroger sur de telles affirmations quand une étude internationale démontre que 92 % des prostituées quitteraient la prostitution si elles le pouvaient (1). Quant au courage des prostituées, il est indubitable car, pas un témoignage qui ne dise, à l’instar de Jeanne Cordelier dans ses mémoires de prostitution : " quand la porte de la chambre a claqué, il n’y a plus d’échappatoire. Voie sans issue, pas de porte de secours (2). "

Dans ce débat, tous les mots sont piégés, particulièrement les concepts de droit, de libre choix, de travailleuses du sexe. Au sujet de cette dernière notion, l’ex-prostituée française Agnès Laury croit qu’une définition plus conforme à la réalité serait celle de "marchandises vendues par des hommes à des hommes " (3). L’existence de la prostitution banalise l’esclavage sexuel des femmes et renforce l’image qu’elles sont de simples objets interchangeables devant être accessibles et disponibles pour tous les hommes en tout temps et partout. La culture patriarcale repose sur le principe que l’unique devoir et pouvoir des femmes réside dans l’art de satisfaire sexuellement les hommes dans le mariage ou la prostitution.

L’anthropologue québécoise, Rose Dufour, vient de publier un livre sur ses entrevues avec des clients et 21 femmes prostituées (4), où elle souligne que "dix sept de ces femmes ont été abusées dans leur enfance, certaines ont été contraintes à la prostitution." Elle refuse de considérer la prostitution comme un métier. "La prostitution aliène l’être humain. Ces femmes ont tout perdu, même leur dignité." Quant aux clients, dit-elle, "ce sont des gens ordinaires, des maris, des pères, de toutes les classes sociales, de tous les âges. Pas des pervers sexuels, ni des victimes. Et leur clientélisme est avant tout le résultat d’une société malade de ses rapports entre hommes et femmes (5)".

Nous vivons dans un univers consommationnaire où la primauté va à l’individualisme, à la consommation effrénée des êtres et des choses, le nec plus ultra étant de nous consommer les uns les autres. Dans un tel contexte, la notion de "travailleuses du sexe" sert à contrer l’opposition féministe à la mise en marché des femmes à l’échelle planétaire. Et les clients ne demanderont pas mieux de croire que c’est par choix, voire par goût, et non par nécessité, comme le démontrent toutes les enquêtes, que des femmes sont prostituées.

Les intérêts en jeu

Le mouvement actuel de libéralisation de la prostitution prend racine dans la libéralisation générale de l’économie et sert objectivement ses intérêts. Il est de plus en plus fréquent d’entendre, aux Nations-Unies ou dans les médias, un discours dans lequel on présente l’industrie du sexe comme une alternative aux problèmes économiques, voire même un chemin vers le développement. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) a fait, en 1998, la promotion d’un rapport favorable à la légalisation de la prostitution dont " la possibilité d’une reconnaissance officielle serait extrêmement utile afin d’élargir le filet fiscal et couvrir ainsi nombre d’activités lucratives qui y sont liées " (6). On admet ainsi carrément que la prostitution a pris les dimensions d’une industrie et contribue, directement ou indirectement à l’emploi, au revenu national et à la croissance économique des pays !

À l’échelle internationale, les revenus de la prostitution sont de l’ordre de 72 milliards $US par année et dépassent maintenant ceux du trafic des armes et de la drogue, soit des millions de dollars au Canada, où un proxénète se fait en moyenne quelque 144 000 $ par année pour chaque personne prostituée (7). À Montréal seulement, 5 000 à 10 000 personnes vivent de la prostitution. Il est clair que le crime organisé et les proxénètes ont intérêt à l’expansion d’un marché si rentable. Bénéficiant de complicités à tous les échelons de la société, ils ont les moyens financiers, politiques et médiatiques pour mettre de l’avant la position d’une minorité prétendant parler au nom de toutes les prostituées.

Les études sur la situation dans les pays qui ont libéralisé la prostitution montrent que la décriminalisation ne profite ni aux prostituées ni à l’ensemble des femmes. Elle profite d’abord aux souteneurs, aux dealers, au crime organisé en général, aux clients pour qui il importe peu que la sexualité soit un acte machinal, dépourvu de réciprocité et de toute responsabilité, l’essentiel étant que tous, quel que soit leur statut social, puissent s’acheter à volonté le pouvoir sur une femme.

Le corps marchandise

Il est, bien sûr, impossible de parler en bloc des personnes prostituées, parce que leur situation diffère considérablement selon qu’elles soient escortes, danseuses nues, qu’elles travaillent dans la rue ou dans les salons de massage, selon qu’elles soient autonomes ou doivent donner une bonne partie de leurs rétributions à un proxénète. Mais ce qui leur est commun, c’est qu’elles sont recrutées en moyenne vers l’âge de 14 ans, vulnérabilisées par la violence de leur milieu, la pauvreté, le chômage, la drogue. La majorité d’entre elles subissent un dressage forcé de la part des souteneurs ou des gangs de rue qui vise à les dépersonnaliser jusqu’à ce qu’elles n’aient plus la faculté d’agir et même de penser par elles-mêmes. Plusieurs passent par les centres d’accueil et la prison, plus de la moitié sont toxicomanes. Comment dans de telles conditions parler du choix librement consenti de se prostituer ?

La prostitution constitue une des formes les plus violentes de l’oppression collective des femmes et, à part de rares exceptions, elle est toujours sous le contrôle coercitif des proxénètes (8). Dès lors, peut-on invoquer, comme un droit humain, celui de disposer de son propre corps dans des conditions qui contreviennent si explicitement au respect de la dignité et de l’intégrité de la personne, reconnu par la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, adoptée le 2 décembre 1949 par les Nations-Unies ?

Les nombreux témoignages de prostituées, qui ont brisé la loi du silence, montrent qu’elles sont constamment en butte aux humiliations de toutes sortes, aux vols, aux agressions physiques et sexuelles, quand ce n’est pas à la roulette russe des rapports sexuels sans préservatifs. " J’avais peur, consciente que la situation pouvait déraper à tout moment ", dit Mylène, prostituée québécoise (9). Ce ne sont certes pas tous les hommes qui sont violents mais, fondamentalement, ce qu’ils achètent, c’est le pouvoir de l’être impunément. " Les filles battues qui ne portent pas plainte ont intégré le message que la société leur renvoie : la prostitution, c’est un package deal ; il faut encaisser, même l’inacceptable (10) ". Combien de temps encore confondra-t-on systématiquement le droit des hommes avec les Droits de l’Homme ?

Le débat en cours sur la prostitution tourne de plus en plus en procès des féministes qui, selon certaines, seraient coupables de la victimisation et de la stigmatisation des femmes prostituées. Tout se passe comme si les féministes avaient créé les termes péjoratifs dont, depuis toujours, les hommes ont traité les femmes prostituées, les stigmatisant de leur mépris. Ce ne sont pourtant pas elles qui sont responsables des conditions de travail des prostituées et de l’hostilité des gens qui voient leur milieu de vie transformé en marché ouvert de femmes et de drogues. Parce qu’on n’est pas arrivé à extirper les causes d’un problème, faut-il en légitimer les conséquences ? Pas un mot ou presque des véritables responsables des agressions et des meurtres de prostituées, les pimps, gangs de rues, membres du crime organisé et les clients qui considèrent que payer leur donne tous les droits sur les prostituées, celui de les battre ou de les abattre si tel le veut leur fantasme du moment ou leur misogynie.

Contre la prostitution et non contre les personnes prostituées

A-t-on jamais entendu dire que ceux et celles qui ont dénoncé l’esclavage étaient contre les Noir-es ? Pourtant, on tente de faire croire que les féministes sont moralistes et méprisent les prostituées lorsqu’elles dénoncent le système proxénète, l’inconscience et la violence des clients, la marchandisation mondiale des femmes par le néolibéralisme. Au Québec, faut-il le répéter, il y a un consensus parmi les féministes pour que tous les niveaux de gouvernement cessent de traiter les prostituées comme des criminelles et leur fournissent l’accès aux services sanitaires, sociaux, judiciaires et policiers qu’elles réclament.

Là où il y a débat, c’est sur la criminalisation des clients, les proxénètes tombant déjà, bien que de façon très laxiste, sous le coup de la loi au Canada. Pour la majorité des féministes, la défense des droits des prostituées ne signifie aucunement l’appui à la libéralisation totale du " travail du sexe ". Il n’y a aucune commune mesure, comme certaines le prétendent, entre le droit de se prostituer et les droits des lesbiennes, le droit au divorce et à l’avortement. Ces droits visent la réappropriation de leur corps par les femmes, alors que le système prostitutionnel les en dépossède et en fait une marchandise disponible pour tous les hommes.

Participer à sa propre oppression ?

On peut se demander qui et combien de personnes représentent réellement les organismes qui font la promotion de la prostitution comme un nouveau " style de vie ", une nouvelle étape de la sexualité où les femmes pourraient librement s’affirmer et s’épanouir ? En quoi sont-ils plus crédibles que la grande majorité des femmes prostituées qui, selon de nombreuses enquêtes, disent vouloir s’en sortir ? L’histoire nous montre qu’il y a toujours eu des opprimé-es qui adoptent le point de vue dominant afin d’échapper au destin de leurs semblables et d’en tirer des bénéfices personnels immédiats. Les intérêts en jeu sont énormes et on peut facilement présumer que tous les moyens seront utilisés pour faire passer une loi légitimant " le travail du sexe " et la marchandisation des femmes. Doit-on prendre des mesures législatives qui engagent l’ensemble de la société au nom des revendications d’une minorité qui présente la prostitution comme un choix librement consenti ?

En légalisant la prostitution, l’État empochera des impôts additionnels et fera des économies sur les prestations de chômage et d’aide sociale en prétendant qu’il y a toujours du travail disponible sur le marché du sexe. On fait généralement des gorges chaudes quand on dit que, si la prostitution était légalisée, les femmes en chômage ne pourraient refuser les emplois qu’on leur offrira comme prostituée. Un article, paru dans le Daily Telegraph de Londres, le 30 janvier 2005 (11), raconte l’histoire d’une serveuse de 25 ans qui a été menacée de se voir couper ses prestations d’assurance chômage si elle refusait la proposition d’un centre d’emploi de "travailler" dans un bordel de Berlin. Selon les réformes du marché du travail en Allemagne, toute femme de moins de 55 ans, qui est en chômage depuis plus d’un an, pourra-t-elle être forcée d’accepter un travail disponible y compris dans "l’industrie du sexe" qui a été légalisée depuis deux ans ?

Traitera-t-on de la même façon un employeur qui cherche une "travailleuse du sexe" que celui qui réclame une assistante dentaire ? Plus rien dans la loi allemande n’empêche les centres d’emplois d’orienter les femmes vers "l’industrie du sexe". Les proxénètes-employeurs peuvent aussi mettre des annonces aux centres d’emplois et ceux-ci peuvent être poursuivis s’ils ne les affichent pas. Une propriétaire de bordel dit qu’elle est dans son droit de recruter du personnel de cette façon, comme n’importe quel commerçant, puisqu’elle paie des taxes comme tout le monde.

À la base de la position pro-libéralisation, il y a la conviction que le comportement sexuel des hommes ne saurait changer, qu’il faut en prendre son parti et chercher à en tirer le plus de bénéfices possibles. On croirait entendre les chantres de la mondialisation néolibérale qui cherchent à nous convaincre qu’il n’y a pas d’autres voies possibles et que tout le monde pourra en bénéficier après les "rationalisations" et "restructurations" nécessaires. On a vu que les résultats sont l’accroissement du chômage, la féminisation de la pauvreté et l’augmentation de la violence faite aux femmes et l’appauvrissement des pays les plus pauvres où d’ailleurs s’accroît le trafic sexuels des femmes et des enfants.

Finalement, seules sont attaquées les féministes qui ne croient pas que la décriminalisation totale de la prostitution apporterait tous les bénéfices que nous prédisent les associations de " travailleuses du sexe " et qu’elle résoudrait les problèmes de santé publique, de sécurité des prostituées, de contrôle du crime organisé, du trafic international, des risques liés à la prostitution de rue ou en bordel. Il n’y a qu’à lire les nombreuses études sur la situation dans les pays qui ont légalisé la prostitution comme les Pays-Bas et l’Australie. Pour la chercheuse Sheila Jeffreys (12), qui a analysé l’expérience australienne, la légalisation constitue un pas en arrière. Voici, en bref, quelques-unes de ses conclusions.

La libéralisation de la prostitution ne résout rien

Au lieu de réduire le fossé entre la population et les prostituées, la légalisation le creuse davantage du fait que, même si elles y sont opposées, les instances locales n’ont pas le droit de refuser de permis à un bordel du moment que certaines conditions sont remplies. La démocratie est piétinée par le système prostitutionnel qui a la caution de l’État. Les problèmes de santé publique ne sont pas résolus non plus, parce que seules les femmes prostituées sont " soumises " à un examen vénérien périodique mais pas leurs clients. C’est donc leur santé à elles qui est une fois de plus mise à risque, environ 40% des clients refusant de porter un condom.

On pense que la libéralisation de la prostitution va limiter l’emprise du crime organisé en forçant toutes les personnes impliquées à agir au grand jour et légalement. Dans les territoires où la prostitution est légalisée, remarque Jeffreys, persiste un secteur illégal considérablement plus développé que le secteur légal. Le nombre de bordels illégaux est estimé parfois à quatre fois plus que les établissements licenciés. La décriminalisation ne met pas fin non plus à la corruption très répandue parmi les forces policières, la magistrature, l’appareil judiciaire, les avocats et la classe politique. Des policiers n’hésiteraient pas à administrer des surdoses mortelles de drogue à des prostituées qui risqueraient de les compromettre.

Les faits montrent également que la décriminalisation n’amène pas la sécurité des prostituées, ni la diminution de la violence " ordinaire " pratiquée par les clients, ni les viols, les agressions, les meurtres auxquels elles sont constamment exposées. Dans certains bordels, il y a un bouton d’alarme, mais l’intervention n’a lieu qu’après l’agression. Une fois que la porte de la chambre est fermée, il s’avère impossible de protéger les femmes. Celles qui se spécialisent dans les pratiques S-M sont la plupart du temps engagées comme " soumises " et leur corps peut être tailladé, percé, marqué au fer rouge. La pénétration au poing du vagin et de l’anus peut déchirer le colon et entraîner la mort. On constate également que la légalisation a entraîné une forte hausse de la pénétration anale. Cette violence est entièrement légale, souligne Jeffreys, et les femmes n’ont aucun recours parce que c’est pour cela qu’elles sont payées. En plus, les femmes prostituées peuvent se voir imposer des amendes par leurs employeurs si elles se refusent à un client qu’elles jugent dangereux.

Expansion de la prostitution de rue et du trafic

La prostitution de rue en Australie continue en dépit de l’existence de bordels légaux où les femmes auraient pu se croire plus en sécurité, même si ce n’est pas le cas. La violence, la toxicomanie et les problèmes avec les résidants ne font que s’aggraver. La majorité des prostituées sont itinérantes et consomment de la drogue. On peut dire sans exagérer qu’avec la légalisation, certaines zones des villes sont entièrement consacrées à l’exercice de la violence masculine.

Contrairement, encore une fois, à ce que prétendent les promotrices de la décriminalisation totale de la prostitution, celle-ci entraîne une croissance de la traite des femmes dont le nombre requis pour approvisionner les bordels légaux et illégaux est en perpétuelle expansion. Les entrepreneurs du sexe (ex-proxénètes) préfèrent les femmes issues de la traite parce qu’elles sont plus vulnérables, donc plus profitables. Les trafiquants vendent ces femmes aux bordels pour $15 000 chacune. Pour rembourser cette dette, elles devront avoir des rapports sexuels avec environ 800 hommes.

En plus de ne pas réduire la violence envers les prostituées, la décriminalisation de "l’industrie du sexe" suscite à l’échelle de la société une culture prostitutionnelle. Le comportement des hommes à l’égard de la prostitution est normalisé et celle-ci acquiert une place ordinaire et routinière dans la culture. Comme on peut facilement l’imaginer, cette normalisation de la prostitution a des retombées néfastes sur le statut et les conditions de vie de l’ensemble des femmes, toutes plus ou moins considérées comme des prostituées en puissance.

Comment peut-on croire qu’un pareil choix améliorerait la vie des prostituées ? Comme le dit l’auteure iranienne Chahdortt Djavann à propos de la liberté individuelle invoquée pour justifier le port du voile : " Si aujourd’hui, des jeunes Juifs commençaient à porter l’étoile jaune, en clamant " c’est ma liberté " ; si des jeunes Noirs décidaient de porter des chaînes au cou et aux pieds, en disant " c’est ma liberté ", la société ne réagirait-elle pas ?" Que doit-on faire quand certaines femmes disent trouver leur liberté dans la marchandisation de leur corps et veulent que la société légitime leur expérience individuelle comme une expérience acceptable pour l’ensemble de la société ?

L’abolition de la prostitution est une action à long terme qui suppose la remise en question des rapports sociaux, économiques et sexuels de domination ainsi que des mesures immédiates pour combattre la pauvreté et la violence envers les femmes, pour fournir aux prostituées l’aide et la protection dont elles ont besoin, pour mettre en place des moyens de résistance aux proxénètes et aux dealers (souvent les mêmes), de dissuasion et de sensibilisation des clients.

Le rôle fondamental des clients

Dans ma récente postface à La Mondialisation des industries du sexe - Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants de Richard Poulin (13), j’ai tenté de dégager les perspectives féministes sur la prostitution, en m’attachant plus particulièrement au client, considéré par les chercheuses féministes comme la clé de voûte de la prostitution, et de montrer qu’un monde sans prostitution est possible comme a été possible l’abolition de l’esclavage et de l’apartheid. J’y notais qu’on dispose de bien peu d’études sur les clients de la prostitution. Elles constitueraient environ 1 % de toutes les études sur ce sujet. C’est la première fois que les hommes, bien qu’au cœur d’un problème, recueillent si peu d’attention, ce qui démontre, en réalité, l’étendue de leur solidarité pour occulter le rôle peu reluisant qu’ils jouent en tant que souteneurs ou prostitueurs.

Ce sont les pays du Nord de l’Europe qui ont, depuis 1980, produit le plus grand nombre de recherches sur ce sujet. Le sociologue Sven-Axel Mansson, de l’Université de Göteborg en Suède, a ainsi mené en 1984, pour l’Unesco, une étude qui fait encore référence intitulée " L’homme dans le commerce du sexe ". Mansson montre que le groupe le plus important de clients est constitué par celui des 30-39 ans, près de 40%, dont 47% cohabitent avec une femme.

Pour ce chercheur, les clients de la prostitution peuvent être groupés en 70 % de clients occasionnels (expérience unique ou rare) et 30 % de clients habituels (plus de vingt contacts). Les occasionnels, qui achètent du sexe dans quelques circonstances durant toute leur vie, sont plus réceptifs aux mesures légales. La plupart du temps, la peur de poursuites a un impact sur eux. Les acheteurs habituels sont des hommes qui, durant des périodes plus ou moins longues de leur vie adulte, ont rendu régulièrement visite à des prostituées. Ils sont peu nombreux mais prostituent régulièrement un nombre important de femmes.

Ces clients ont tendance à projeter leurs problèmes affectifs sur les femmes, en utilisant une violence plus ou moins grande pour les humilier et les dégrader. Ce groupe n’est sans doute pas très réceptif aux mesures légales, ce qui veut dire que les contraventions ou la prison ne les empêchera pas de recommencer à acheter du sexe. Travailler avec ces hommes et traiter leurs problèmes, conclut Mansson, est certainement le défi majeur du travail social.

Il existe aussi des clients, principalement composés de jeunes, dont la représentation des rapports sociaux de sexe et de la sexualité est modelée par les images produites massivement dans la pornographie, la publicité, et les émissions de divertissements télévisuels. Pour ces hommes, tout est possible. Ils ont une vision essentiellement mercantile de la sexualité, où le sexe est comparable à un produit de consommation plutôt qu’à une relation intime. Le sexe est avant tout perçu comme une nécessité physique irrésistible. Une telle perception remonte à l’idéologie patriarcale archaïque qui défend la prostitution hétérosexuelle comme un phénomène naturel inévitable.

Selon Sven Axel Mansson, les motivations des clients ont plus à voir avec les relations hommes/femmes qu’avec leur sexualité. Pour lui, il s’agit bien davantage de quête du pouvoir sexuel, plutôt que de satisfaction d’un besoin sexuel. Aujourd’hui, beaucoup de femmes n’acceptent plus d’être dominées sexuellement par les hommes. Ceux qui ne sont pas capables de vivre ces changements dans les rapports avec les femmes trouvent dans la prostitution un monde où " l’ordre ancien est restitué ". Souvent, dit Mansson, " le besoin compulsif de faire appel à la prostitution peut être examiné à la lumière de cette perte relative de pouvoir ". Beaucoup paient pour jouer un rôle passif et n’avoir pas à prendre en compte les désirs de leur partenaire.

Au passage, le chercheur dégonfle quelques mythes, dont celui qui prétend que la prostitution sauve des couples, les chiffres montrant au contraire qu’il y a plus de divorces et de ruptures d’unions libres parmi les hommes qui ont des rapports avec les prostituées. Même chose pour le mythe selon lequel la prostitution serait une solution pour les hommes seuls alors qu’en réalité, il y a davantage d’hommes qui paient pour avoir des relations sexuelles parmi ceux qui ont de nombreuses partenaires sexuelles. Quant au mythe si répandu des hommes qui, par nature, auraient des désirs sexuels irrépressibles, les sciences sociales ont démontré que la sexualité, tout autant que la différence des sexes, est socialement construite.

La prostitution comme pouvoir de domination sur les femmes

On a cru que la révolution sexuelle ferait diminuer la prostitution. Or, remarque Mansson, il semble qu’un des effets secondaires de cette révolution sexuelle a été de renforcer chez les hommes le sentiment qu’ils ont droit à un accès illimité au sexe. Le sexe est devenu semblable à un produit de consommation plutôt qu’à un aspect des relations personnelles. On ne saurait analyser la prostitution sans avoir constamment à l’esprit le pouvoir de domination que le fait de payer donne aux clients, leur choix d’une relation sans conséquence et sans implication émotionnelle et leur volonté, à travers toute l’histoire du patriarcat et de la propriété privée, de justifier et de perpétuer les relations marchandes de sexe dont ils restent les maîtres absolus du jeu.

De nombreuses chercheuses soulignent que c’est une pure incohérence d’interdire au proxénète d’organiser la vente des femmes et des enfants alors qu’on reconnaît au client le droit de les acheter en toute impunité comme n’importe quelle marchandise. Plutôt que de pénaliser le client, on cherche à en attirer de nouveaux, tout particulièrement des femmes, à stimuler la demande par une offre accrue de " nouveaux arrivages " en provenance de tous les pays du monde, en ciblant toutes les classes sociales.

Si rien n’est entrepris contre ceux qui achètent ou louent le corps des personnes prostituées, c’est qu’on leur reconnaît implicitement ce droit en feignant d’ignorer que la violence est toujours inhérente à la prostitution. Les clients payent pour violer légalement l’intimité des femmes et des enfants. La prostitution ne peut pas être dissociée des autres formes de violence masculine perpétrée à l’encontre des femmes. Elle détruit les personnes qui la pratiquent et la responsabilité du client qui est partie intégrante de cette destruction ne peut continuer à être occultée sans une hypocrisie et une malhonnêteté inacceptables.

La prostitution a les mêmes conséquences que le viol sur la santé mentale et physique des personnes qui la pratiquent. Ce ne sont pas toutes les femmes que la misère pousse à la prostitution, il y faut un terrain qui prédispose à envisager une telle solution. On remarque chez la majorité d’entre elles l’existence de traumatismes vécus dans l’enfance, tels que l’inceste, le viol, les violences physiques, qui créent, chez celles qui ont été ainsi brisées, un désir inconscient d’anéantissement de soi qui trouve un exutoire dans la prostitution.

Certaines chercheuses parlent d’une expérience schizoïde de la prostitution. Elles insistent sur le fait qu’il ne s’agit pas, comme dans beaucoup de professions où le corps est en jeu, d’une force de travail extérieure à ceux et celles qui la pratiquent mais de " l’intégrité du dedans ", de " l’identité d’un être sexué et total ". On n’a pas son corps, on est son corps. " Mon corps est moi ". Non un objet, un instrument, séparé de l’être qu’on peut vendre, louer, abandonner, ou garder pour soi, mais l’être même. On ne s’appartient pas, on est. C’est pourquoi la liberté du propriétaire que les promotrices de la prostitution revendiquent sur leur corps-objet participe de l’aliénation la plus destructrice.

Comment peut-on continuer à faire comme si l’on ignorait que la majorité des personnes prostituées ont été agressées physiquement dans la prostitution, par des proxénètes ou par des clients (coups, viols, tentatives de meurtre, séquestration) ? Alors que la société a fini par se décider à pénaliser le viol, reconnaissant qu’aucun besoin sexuel ne peut justifier l’agression et la destruction d’une personne, qu’attend-t-on pour pénaliser le viol tarifé qu’est la prostitution ?

Le fait que la prostituée prenne l’argent du client donne l’illusion qu’elle est consentante, empêche d’identifier la prostitution comme une violence et de pénaliser le client. Certaines prostituées disent que la prostitution est " un viol acheté et vendu ". Seule la reconnaissance de la prostitution comme une violence permettradepénaliserle client et inversement la criminalisation du client montrera qu’on considère la prostitution comme une violence inacceptable envers les femmes.

Pour la majorité des chercheuses, la seule responsabilisation des clients n’est pas suffisante. Oserait-on proposer une " politique de responsabilisation des violeurs " qui n’inclue pas leur pénalisation en s’insurgeant contre le fait qu’on refuse de considérer les femmes prostituées comme des victimes. Tout se passe, dans cette société faite par des hommes pour des hommes, comme si la violence sexuelle est normale du moment qu’on paie pour l’exercer. Alors que tous les faits et témoignages de prostituées démontrent qu’elles sont victimes de violence, les groupes qui militent pour la décriminalisation complète de la prostitution présentent le terme de " victime " comme une insulte envers les femmes prostituées et une tentative de la part des féministes de nier leur liberté et le pouvoir qu’elles trouveraient à se prostituer. Ils permettent ainsi de perpétuer l’illusion que les prostituées sont consentantes et de déresponsabiliser les clients.

En dépit d’une volonté de changement chez beaucoup de jeunes parents, on socialise généralement encore les garçons comme si les femmes ne rêvaient de rien d’autre que de satisfaire leurs besoins et leurs désirs. Dans une telle optique, le proxénète n’est plus qu’un simple intermédiaire pour réaliser cette appropriation naturelle des femmes dont ils préfèrent penser qu’elles méritent ce qui leur arrive ou qu’elles aiment bien ça. En sanctionnant les clients, l’État montrerait qu’il ne cautionne pas les rapports sexuels de domination dont l’aboutissement est la normalisation de la violence et de la déshumanisation dans la pornographie et la prostitution.

La parole des survivantes

Dans tous les pays, des groupes d’ex-prostituées, de survivantes, luttent pour mettre fin à cet esclavage en ciblant les clients et les proxénètes sans lesquels il n’y aurait plus de prostitution. À San Francisco, par exemple, d’anciennes prostituées ont formé l’association Standing Against Global Exploitation (SAGE). Les témoignages entendus font voler en éclats tous les mythes entretenus autour de la prostitution comme choix et libération (14).

Heureusement, d’autres voix se font entendre pour proposer une analyse différente de l’expérience de la prostitution et parlent de la peur liée au fait de rompre la loi du silence. Comment peut-on confondre la soumission sexuelle aux voeux de tout un chacun à une libération sexuelle ou à la libre expression de la sexualité ? À force de répéter les mêmes arguments à la façon d’un mantra, on cherche à nous convaincre qu’il est de l’intérêt du mouvement féministe de cautionner l’esclavage sexuel des femmes sur le marché du sexe. Devant une telle résignation, on ose à peine se demander ce qui arrivera quand les hommes n’auront plus besoin des femmes pour procréer, ni de mères-porteuses pour engendrer seuls, quand les femmes jetées dans le boulier planétaire de la prostitution seront uniformisées et offertes comme des objets de consommation courants.

Il est grand temps de briser le silence sur le rôle de l’acheteur de services sexuels en se demandant si ce n’est pas le droit et le pouvoir discrétionnaire aux sévices sexuels qu’il achète. Il s’agit non pas de puritanisme, mais d’une question éthique fondamentale concernant la marchandisation de l’humain. (15)
Vers un monde sans prostitution

Les groupes en faveur de la décriminalisation de la prostitution cherchent à minimiser l’importance de l’expérience suédoise sans donner de références récentes aux résultats obtenus dans ce pays. En tant qu’éditrices du site Sisyphe, Micheline Carrier et moi-même avons écrit, dans un article publié dans Le Devoir du 16 décembre 2004 (16), que nous ne voyons pas le modèle suédois comme une panacée. Nous préconisons, non de le copier tel quel, mais de s’en inspirer dans une éventuelle révision des lois canadiennes. La libéralisation a provoqué dans les pays qui l’ont adoptée une augmentation spectaculaire de la prostitution et du trafic sexuel, comme le montrent notamment des études citées par Yolande Geadah (2003) (17) et Richard Poulin (2004) (18), ainsi que les travaux de Sheila Jeffreys (2003) sur l’échec des législations australiennes (19).

Le modèle suédois n’est pas parfait. Aucun ne le sera. Mais il a le mérite de s’inscrire dans un ensemble de lois destinées à protéger les droits des femmes, de décriminaliser les personnes prostituées, de leur offrir un ensemble de services et de lutter contre la prostitution au lieu de se résigner à la considérer comme un pilier de l’économie mondiale. Et, fait sans précédent, un gouvernement reconnaît que la prostitution est une forme de violence faite aux femmes et réussit à faire prendre conscience à la population que cette violence est socialement inacceptable.

À notre connaissance, la plus récente recherche concernant les diverses législations sur la prostitution a été publiée le 4 février 2004 sur le site du gouvernement de l’Écosse (20). En 2003, l’Écosse, qui songeait à revoir ses propres lois sur la prostitution, a commandé cette recherche à la London Metropolitan University. L’équipe de recherche a étudié à fond les législations de l’Australie, de l’Irlande, des Pays-Bas et de la Suède, ainsi que leurs résultats. Il apparaît que la loi suédoise, aboutissement d’un processus de 20 ans et approuvée par 70% des députés (les partis conservateur et libéral ont voté contre), a donné bien plus de résultats positifs que négatifs. La loi prévoyait des budgets importants destinés à des services sociaux complets (y compris une aide financière) pour les personnes prostituées. Il est vrai qu’elle semblait un échec dans les premières années de son application, notamment parce que les policiers et les juges ne faisaient pas leur part pour l’appliquer. La Suède a alors investi des sommes importantes dans la formation de tous les intervenants sociaux et judiciaires et dans la sensibilisation de la population.

En 2002, la Suède a adopté d’autres mesures législatives afin de renforcer les précédentes. " La Loi de 2002 interdisant le trafic humain à des fins d’exploitation sexuelle a comblé certaines déficiences du premier projet de loi et a mieux armé le gouvernement pour qu’il puisse s’attaquer au réseau de personnes qui appuient la prostitution et gravitent autour de cette industrie, tels les recruteurs, les transporteurs et les hôteliers ". (Source : Marie De Santis (21). Selon un article (2004) de Women’s Justice Center (en anglais et en français (22) : " Dans la capitale, Stockholm, le nombre de femmes prostituées de rue a diminué des deux tiers et le nombre de clients a baissé de 80%. Dans d’autres grandes villes suédoises, la prostitution de rue a pratiquement disparu. Sont également disparus les célèbres bordels et salons de massage qui ont pourtant proliféré pendant les 30 dernières années du 20e siècle quand la prostitution était légale. De plus, le trafic de femmes étrangères destinées à devenir des " travailleuses du sexe " a été pratiquement éliminé en Suède. Selon le gouvernement suédois, le trafic sexuel n’a amené que 200 à 400 femmes et filles dans ce pays au cours des dernières années, un nombre négligeable comparativement aux 15 000 à 17 000 femmes que le trafic d’esclaves sexuels amène chaque année en Finlande, le pays voisin ".

On dira que la législation suédoise n’a fait que déplacer le problème chez les voisins. On pourrait dire la même chose, par exemple, des lois sur le crime organisé. Faudrait-il les abolir parce que les criminels organisés émigrent sous des cieux plus cléments ? La Finlande et la Norvège envisagent d’imiter la Suède, et l’Écosse pourrait éventuellement faire de même. L’étude commandée par l’Écosse (2003) confirme ce que plusieurs études antérieures ont indiqué, à savoir que les "industries du sexe", le tourisme sexuel, la prostitution juvénile et la violence à l’égard des personnes prostituées ont augmenté sensiblement dans tous les pays qui ont libéralisé leurs lois sur la prostitution et fait des proxénètes de respectables hommes d’affaires.

Enfin, concluions-nous, une réforme législative ne suffit pas. La Suède ne s’en est pas contentée : elle s’est donné les moyens d’expliquer ses législations à la population, qui l’appuie dans une proportion de 80%, et a investi des sommes importantes dans des services aux personnes qui veulent quitter la prostitution, et même dans des services aux clients. Les efforts de la Suède n’ont sans doute pas fini de porter fruit. Mais pour réussir, il faut d’abord vouloir lutter contre la prostitution.

La lutte contre la prostitution s’organise sur le terrain

Au Québec, le Regroupement des CALACS a été fondé afin de renforcer l’efficacité des luttes individuelles, de réduire l’isolement géographique des femmes et de créer une force de pression sur les gouvernements. Ses militantes ont pris une position ferme contre la décriminalisation totale de la prostitution lors des débats qui ont secoué le mouvement des femmes en 2002. Dans son document de travail (22), le regroupement des CALACS affirme qu’" en nommant les femmes ’travailleuses du sexe’, on minimise la violence, la pauvreté et l’oppression qui mènent des femmes et des filles à la prostitution et les y confinent. On légitime ainsi l’industrie du sexe comme un secteur économique au lieu de la voir comme un système d’exploitation ". Les CALACS considèrent que " la prostitution relève de l’exploitation sexuelle des femmes et ne peut, en aucune manière, être considérée comme un travail légitime ou comme une façon acceptable d’accéder à l’autonomie économique ". Pour ces groupes, la prostitution constitue une forme de violence principalement faite aux femmes et une violation des droits humains fondamentaux, ainsi les personnes en prostitution ne devraient sous aucun prétexte être victimes de discrimination quelle qu’en soit la forme.

En France, le combat pour un monde sans prostitution peut s’inspirer des cliniques itinérantes, tel le Mouvement du Nid (23), qui prend comme point de départ que nul n’a le droit d’acheter les services sexuels d’un autre être humain, même avec son consentement. Ce mouvement, né en 1937, est constitué d’un réseau national de 30 délégations, présent dans 28 villes de France avec environ 250 militants actifs et 3000 sympathisants et publie une revue Prostitution et Société. Ses objectifs sont de développer chez les participant-es la capacité à aborder la prostitution comme un phénomène social (et non pas en raison d’un problème personnel de la personne prostituée), de prévenir la prostitution sous toutes ses formes, d’agir sur le discours ambiant, de repérer l’existence d’un comportement prostitutionnel et de mettre en œuvre une dynamique de réinsertion.

Trois types de publics sont essentiellement visés par l’action de l’association : les femmes prostituées, les clients, les proxénètes) ; l’opinion et les pouvoirs publics en vue des changements durables des comportements face à la prostitution sous toutes ses formes ; les acteurs sociaux en matière de formation pour une approche globale de la prostitution dans leurs responsabilité professionnelles ou bénévoles. Le Mouvement propose moins un service qu’une voie vers la libération. Pour ce mouvement, une véritable politique de prévention du sida implique une réelle politique de prévention de la prostitution, avec la perspective de sa disparition.

Dans son "Rapport sur les conséquences de l’industrie du sexe dans l’Union européenne", déposé en avril 2004, la députée Marianne Eriksson appelle les pays membres à barrer la route à l’industrie du sexe : "Si des mesures de différentes sortes ont été prises et commencent à être appliquées en vue de mettre en garde et de protéger les femmes, il n’existe encore guère d’actions énergiques axées sur les demandeurs" (24). Elle est convaincue que des changements positifs n’auront lieu que si de telles actions sont entreprises.

Eriksson lance un cri d’alarme en attirant l’attention sur le fait que ces dernières années, plusieurs États membres de l’UE ont baissé les bras et, au lieu de lutter contre cette exploitation de l’être humain, ont légalisé ou réglementé la prostitution, contribuant ainsi à faire entrer dans le circuit économique légal une activité auparavant considérée comme criminelle. "Ce faisant", dit-elle, "les États membres deviennent un élément de l’industrie du sexe et, de plus, tirent profit du marché". Déjà le Lobby européen des femmes (LEF) avait appelé à "sanctionner les clients de la prostitution et à renforcer les politiques contre le proxénétisme".

Recommandations

À court terme, il faudrait s’assurer que les femmes prostituées aient accès aux services sanitaires, sociaux, juridiques et policiers qu’elles réclament, ainsi qu’à des refuges d’urgence et à des abris à long terme, que les auteurs de violence à leur égard soient poursuivis au criminel, que les policiers soient là pour les protéger et non pour les harceler et leur distribuer des contraventions. Il ne s’agit pas de lutter contre les prostituées, mais contre la prostitution. Nous possédons déjà un système de protection sociale universel, en vertu duquel tous les citoyens et toutes les citoyennes ont accès à des services de santé gratuits, des prestations d’aide sociale et une pension de vieillesse qui ne sont pas liés à l’emploi, mais seule l’assurance d’un revenu minimum décent à toutes et à tous pourrait faire en sorte que nul ne soit réduit à se prostituer pour survivre.

En 2001, on estimait à 40 millions le nombre de personnes prostituées dans le monde, 75% d’entre elles ayant entre 13 ans et 25 ans. Chaque année, la traite mondiale aux fins de prostitution fait environ quatre millions de nouvelles victimes chez les femmes et les enfants. Nous voulons que le Canada, en s’appuyant sur ses valeurs d’égalité et de respect des droits humains, s’inspire du modèle de la Suède qui a su freiner l’expansion de la prostitution, sans criminaliser les personnes prostituées.

Il n’y a eu aucune recherche importante au Canada sur la prostitution et la pornographie depuis le rapport Fraser, en 1985, et la situation a beaucoup changé en 20 ans. Dans un appel adressé à tous les parlementaires canadiens (en français et en anglais) et signé par une trentaine de personnalités (25), Micheline Carrier et moi-même demandions au gouvernement du Canada d’entreprendre une étude sérieuse pour évaluer tous les enjeux de la décriminalisation de la prostitution, notamment les risques d’augmentation du trafic et du tourisme sexuels au pays, avant de procéder à toute réforme du code criminel concernant le proxénétisme, la prostitution et la sollicitation. Puisque les politiques en matière de prostitution ont un effet structurant sur l’ensemble de la société et, donc, sur notre avenir collectif, nous lui demandions également de mener une vaste consultation publique sur le sujet.

 * Mémoire soumis, à sa demande, au sous-comité pour l’examen des lois sur le racolage du Comité permanent de la justice, des droits de la personne, de la sécurité publique et de la protection civile à Ottawa, le 10 février 2005.

NOTES

1. Conseil du statut de la femme, La prostitution : profession ou exploitation ? Une réflexion à poursuivre, juin 2002. Ce document est disponible en version intégrale (PDF) ou en version synthèse.
2 Jeanne Cordelier, La dérobade, Paris, Hachette, 1976.
3 Agnès Laury, Le cri du corps, Paris, Pauvert, 1981.
4. Rose Dufour, Je vous salue..., Québec, Éditions MultiMondes, 2005.
5. Rose Dufour, "Le vrai visage des "prostitueurs", Québec, La Gazette des femmes, janv.-fév. 2005.
5 Op. cit., CSF.
6 Lin Lean Lim, The Sex Sector : The Economic and Social Bases of Prostitution in Southeast Asia, Genève, Organisation internationale du travail (OIT), 1998 ou voir Janice Raymond, Legitimating prostitution as sex work : UN Labor, Organization (ILO) calls for recognition of the sex industry, 1998.
7. Delphine Saubaber, "Paroles d’anciennes", L’Express, 22.08.02.
8. La parole aux prostituées.
9 Ibid.
10. Lire l’article.
11. Sheila Jeffreys, La légalisation de la prostitution, une expérience qui a échoué en Australie : lire l’article.
The Legalisation of Prostitution : A failed social experiment, October 2003 : lire le texte anglais.
12. Richard Poulin, La Mondialisation des industries du sexe- - Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants, Ottawa, L’Interligne, 2004.
13. Voir en particulier :Dominique Foufelle, Les survivantes parlent aux survivantes
Op. cit., Jeanne Cordelier.
Op. cit., Agnès Laury.
Nancy Huston, Mosaïque de la pornographie (Marie-Thérèse/Vie d’une prostituée), Paris, Denoël/Gonthier, 1986.
Nicole Castiani, Le soleil au bout de la nuit, Paris, Albin Michel, 1998.
Op. cit., Delphine Saubaber.
"Entretiens avec Cathy, ex-prostitutée", Nouvelles Questions Féministes, No. 2/2002.
Témoignages : La parole aux prostituées (Québec)
Témoignages de survivantes (France)
14. Voir en annexe : Élaine Audet, Perspectives féministes sur la prostitution, postface, Richard Poulin, La mondialisation des industries du sexe, Ottawa, Les Éditions l’Interligne, 2004.
15. Élaine Audet et Micheline Carrier, Le modèle suédois : une source d’inspiration, non une panacée, 16 décembre 2004.
16. Yolande Geadah, La prostitution, un métier comme un autre ?, VLB, Montréal, 2003.
17. Op. cit., Richard Poulin.
18. Op. cit., Jeffreys.
19. Recherche de la Metropolitan University, A Critical Examination of Responses to Prostitution in Four Countries : Victoria, Australia ; Ireland ; the Netherlands ; and Sweden, 4 février 2004, site du gouvernement de l’Écosse : lire le texte ici.
20. La Suède voit la prostitution comme de la violence faite aux femmes, 2004 : lire ici.
21. Sweden Traiting Prostitution as Violence Against Women, 2004 : lire ici.
22. RQCALACS, Dossier sur la prostitution, 2002 et le site du Regroupement.
23. Mouvement du Nid (France)
.
24. Marianne Eriksson, Rapport sur les conséquences de l’industrie du sexe dans l’Union européenne, avril 2004.
25. Élaine Audet et Micheline Carrier, Une trentaine de personnalités demandent la décriminalisation des personnes prostituées, mais non de la prostitution, novembre 2004 et en anglais
Elaine Audet and Micheline Carrier, Some thirty personnalities ask to decriminalize prostitutes, not prostitution, December 2004.

Bibliographie

Élaine Audet, La prostitution : droits des femmes ou droit aux femmes, 11 septembre, 2002.
Élaine Audet, Rapport du Comité de réflexion sur la prostitution et le travail du sexe, août 2001.
Gisèle Halimi, " Débat autour de la légalisation de la prostitution - L’esclavage sexuel, pépère et labellisé ", Montréal, Le Devoir, 1er août, 2002.
Le Nouvel Observateur, dossier, "L’aggravation de la prostitution relance le débat", no 1972, 22 août 2002.
Le Nouvel Observateur, dossier, "Prostitution. Les nouvelles mafias", no 1854, 18 mai, 2000.
Marie-Victoire Louis, " Le corps humain mis sur le marché ", Le Monde Diplomatique/Manière de voir, no 44, mars-avril 1999.
Florence Montreynaud, " La prostitution, un droit de l’homme ? ", Le Monde Diplomatique/Manière de voir, no 44, mars-avril 1999.
Lucile Ouvrard, La prostitution : Analyse juridique et choix de politique criminelle, L’Harmattan Sciences Criminelles, 2000.
Janice G. Raymond, Dix raisons pour ne pas légaliser la prostitution, octobre 2003.
Janice G. Raymond, Ten Reasons for not legalizing prostitution, April 2003.
Danielle Stanton, " Prostitution un crime ? ", Gazette des femmes, Mai-juin 2000, Vol. 22, no 1.

Sites Internet

 Coalition contre le trafic des femmes (CATW)
  Gouvernement français,
Les systèmes de la prostitution. Une violence à l’encontre des femmes.
  Lobby Européen des Femmes.
 Marie-Victoire Louis.
 Mouvement du Nid.
  Prostitution- Research & Education.
 Sisyphe.
 SOS SEXISME.

Élaine Audet est poète, essayiste et chercheuse indépendante. Son dernier essai est Perspectives féministes sur la prostitution, postface de La Mondialisation des industries du sexe - Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants du sociologue de Richard Poulin. De 1989 à 2004, elle a été responsable de la rubrique "Mouvement des femmes" au mensuel d’information politique l’aut’journal et, depuis 2002, elle est éditrice associée du site électronique Sisyphe. Elle s’intéresse depuis longtemps à la problématique de la prostitution et aux diverses formes de violence faites aux femmes.

Publications

Soleil noir, poésie, Paris, Nouvelles éditions Debresse, 1958.
Pierre-feu, poésie, illustrations de Claude Carette. Genève, Poésie vivante, 1966.
La Passion des mots, Montréal, L’Hexagone, 1989.
Pour une éthique du bonheur/ chroniques de l’imposture, Montréal, éditions du remue-ménage/l’aut’journal, 1994.
Le Cycle de l’éclair, poésie, illustrations de Jeannine Bourret, Québec, Le Loup de Gouttière, 1996.
Le Coeur pensant/ courtepointe de l’amitié entre femmes, Québec, Le Loup de Gouttière, 2000.
Louise Vandelac-L’Amour du vivant/portrait d’un parcours exemplaire, Montréal, L’Apostrophe/éditions du renouveau québécois, 2001.

Ouvrages collectifs

Polytechnique 6 décembre, Montréal, éditions du remue-ménage, 1990.
Les Femmes et l’information, Montréal, Agenda remue-ménage, 1993.
Pour un pays sans armée, Montréal, Écosociété, 1993.
Trente lettres pour un oui, Montréal, Stanké, 1995.
Perspectives féministes sur la prostitution, postface de La Mondialisation des industries du sexe - Prostitution, pornographie, traite des femmes et des enfants du sociologue de Richard Poulin, Ottawa, L’Interligne, 2004.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 14 mars 2005.

Élaine Audet


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1625 -