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C’était en décembre 1989

4 décembre 2020

par Micheline Carrier

 Lire le texte du 6 décembre 2004 : Quinze ans, quatorze femmes et tant d’autres.

Les sociétés patriarcales transmettent encore des erreurs grossières, dont les conséquences sont lourdes d’abord pour la vie des filles et des femmes, mais aussi pour les relations que les garçons entretiennent avec le monde.



En ce 6 décembre 2001, il fait un vent doux qui me reporte des années en arrière, à une époque où je flânais également, sac au dos, en revenant de l’école. J’ai toujours aimé le vent. Outre la mélodie qui lui est propre, j’apprécie sa complicité avec les autres éléments de la nature, les arbres qu’il décoiffe, l’herbe qu’il couche, les nuages dont il accélère la promenade, les frissons qu’il donne aux cours d’eau, les caresses qu’il dispense généreusement aux chevaux et aux vaches dans les champs. Vous me direz qu’il n’y a guère de vaches et de chevaux dans le quartier de Rosemont... Je parle bien sûr d’un autre lieu et d’un autre temps, dans le Bas Saint-Laurent sur la ferme de mon père. Aujourd’hui, même dans cette région, on ne voit guère d’animaux dans les champs. Le monde agricole s’est industrialisé et, rentabilité oblige, les animaux sont engraissés à l’intérieur afin qu’ils produisent plus et plus vite.

On observe des choses intéressantes quand on flâne. Deux personnes très âgées flânent, elles aussi, main dans la main. Une magnifique chatte, portant un joli collier de Noël, est attachée à l’entrée d’un édifice ; elle observe sa propriétaire - pardon ! sa co-locataire ou sa gouvernante... - qui ramasse les feuilles sur le terrain. Je ne la connais pas. Ce n’est pas une raison de ne pas lui parler chat. Un sujet inépuisable pour les amoureux et amoureuses des félins. Évidemment, nos chats respectifs ont de grandes qualités et de petits défauts. Ils sont capables de prouesses exceptionnelles ! Et quelle intelligence ! Ils comprennent tout ! On croirait entendre des parents vanter les mérites de leur progéniture !

Je poursuis mon chemin, clopin clopant, rien ne presse. Sentiment d’avoir la vie devant moi, comme à 6 ans. Bizarrerie du réchauffement climatique : dans une ruelle, près de la 3e avenue à Rosemont, je vois un pommier plein de pommes. Le 6 décembre ! Il a perdu toutes ses feuilles, mais conservé ses fruits. Les oiseaux doivent être contents. Leur bonheur sera peut-être éphémère. Si le réchauffement de la planète s’intensifie, ne va-t-il pas modifier les conditions de la vie humaine et animale, et pas nécessairement pour le mieux ? Enfin, ce n’est pas sur ce sujet que je veux réfléchir aujourd’hui, mais sur une autre tragédie.

Treize ans déjà et nous n’avons pas oublié.

C’était en décembre 1989. Un jeune homme, fusil à la main, a surgi dans une salle de cours de l’École polytechnique à l’Université de Montréal. Il a séparé les filles des garçons et tiré à l’aveuglette sur les premières. Il s’est ensuite promené dans l’édifice avant de retourner l’arme contre lui. Bilan : quinze vies interrompues brutalement.

Un garçon malheureux, sans doute. Mais aussi un garçon éduqué dans la conviction que le masculin a partout préséance sur le féminin et frustré que l’École polytechnique ait préféré, cette année-là, la candidature de filles à la sienne.

Marc Lépine a commis un crime contre la liberté et la place des femmes dans la société. Il en était conscient. En criant sa haine des féministes, Lépine a signé les motifs de son geste dramatique. Sa colère visait spécifiquement les femmes. De quoi faire frissonner, encore aujourd’hui, les femmes qui nourrissent des ambitions légitimes pour leurs filles ou pour elles-mêmes. La rage de Lépine donnait en même temps au mouvement féministe le crédit du progrès réalisé par les femmes en éducation, particulièrement dans les secteurs traditionnellement masculins.

La vengeance du jeune homme était préméditée. Il avait en outre établi une liste de personnalités féminines, dont certaines du milieu politique et des médias. A-t-il eu l’intention de s’en prendre à elles ? ... En dépit des faits, bien des gens à l’époque ne voulaient pas reconnaître explicitement que le meurtrier visait des femmes simplement parce qu’elles étaient des femmes. J’ai été surprise que le premier ministre du Canada, M. Jean Chrétien, rappelle clairement cette évidence lors d’une allocution aujourd’hui.

Lors de cet événement tragique, les médias ont refusé les analyses féministes. D’ailleurs, les voix masculines occupaient presque tout l’espace médiatique. Certaines d’entre elles faisaient leur la haine de Lépine à l’égard des féministes. Des chroniqueurs ont presque accusé le mouvement féministe d’être responsable du drame... par provocation - relisez les textes de Pierre Foglia, le chroniqueur adulé (je ne sais pas pourquoi d’ailleurs) du quotidien « La Presse ». Le Canada, surtout le Québec, a connu une vague antiféministe qui en a blessé plus d’une. On trouvait toutes sortes d’excuses au meurtrier et tous les prétextes pour attaquer le mouvement des femmes. Des psychologues et des psychiatres, presque tous des hommes, ont spéculé des jours et des jours sur les mobiles du crime, occultant le plus évident des mobiles, la frustration de Lépine du fait que des filles aient été admises, et non lui, à l’École Polytechnique.

Avant même qu’on sache quoi que ce soit de la famille du meurtrier, les psy avaient déjà incriminé les relations du jeune homme avec sa mère. En réalité, c’est du côté de son père que se situait le principal problème. Un homme décrit comme un être méprisant et violent, qui battait les membres de sa famille, Marc y compris. Quand les faits ont été connus, les spéculations à caractère psychanalytique ont tourné court. Pour la psychanalyse traditionnelle, la responsable de tous les maux, c’est la mère. On laisse le père tranquille...

Il ne s’est pas trouvé beaucoup de ces gens pour penser à la détresse des femmes québécoises bouleversées par le drame, par le mobile du meurtrier et par les discours misogynes autour de ce drame. Pas beaucoup de psy pour suggérer que de nombreuses femmes pourraient avoir besoin de soutien, comme les proches des victimes et la communauté étudiante de Polytechnique. Pourtant, ce drame a causé et laissé des blessures profondes chez plusieurs partout au Canada. Il a atteint plusieurs femmes au plus profond de leur être, dans l’essence même de leur féminité.

Le mouvement féministe québécois, mis en cause autant par les médias que par le meurtrier, a vécu des années de fragilité et d’hésitation. Je ne suis pas certaine qu’il s’en soit remis tout à fait. On n’a qu’à voir comment des femmes, surtout des jeunes femmes, se méfient du féminisme dont elles profitent pourtant des acquis. Elles oublient, ou elles ne savent pas, que leurs aînées ont pris des risques et ont mené des luttes épiques pour améliorer la condition des femmes et, partant, leur avenir à elles, ces jeunes filles. Les médias claironnant leur mépris du féminisme et des féministes, elles tiennent à s’en dissocier de peur qu’on les méprise à leur tour si on les croit féministes. C’est triste.

L’idéologie patriarcale encore et toujours

Aujourd’hui, ce 6 décembre, je reviens de l’aquaforme en me remémorant cette histoire désolante. La vie n’est pas toujours équitable. Elle a ses favoris et ses favorites. Ces jeunes femmes, dont le seul crime, aux yeux du meurtrier, était de vouloir réussir une vie professionnelle en dehors des sentiers battus, n’ont pas eu de chance. Combien y a-t-il de Marc Lépine en puissance à l’échelle de la planète ? Il n’y a pas qu’au Québec qu’on enseigne aux garçons à se croire des êtres supérieurs « par nature » et à mépriser l’élément féminin. Pensons à tous ces hommes qui invoquent les prophètes ou les dieux pour justifier l’exclusion des femmes et leur domination sur elles. Ailleurs aussi on tue les femmes lorsqu’elles refusent de se soumettre ou même lorsqu’elles le font. Et la communauté internationale tolère ces crimes sous prétexte de respecter la « culture » et les « traditions » d’autrui. L’obligation d’assistance de personnes en danger ne s’applique pas dans le cas de la persécution systématique des femmes.

Les sociétés patriarcales transmettent encore des erreurs grossières, dont les conséquences sont lourdes d’abord pour la vie des filles et des femmes, mais aussi pour les relations que les garçons entretiennent avec le monde. Quel être rationnel peut croire aujourd’hui que, à chances égales, un sexe est supérieur à l’autre dans la vraie vie ? Il existe en ce monde des individus des deux sexes plus talentueux, plus doués dans certains domaines, que d’autres. La différence n’est pas synonyme de supériorité. La maturité affective et émotionnelle influence parfois les facultés intellectuelles, le jugement et le rendement, surtout à certaines étapes de la vie. On le constate, ces années-ci, dans le monde scolaire. L’analyse qu’on en fait laisse croire que n’est pas révolue la mentalité selon laquelle il y a UN « sexe fort ».

Les filles réussissent mieux que les garçons à l’école. Pourquoi ? Je pense que les filles prennent leurs études plus au sérieux parce qu’elles savent que la société, plus particulièrement le marché du travail, exige davantage des femmes. Ces filles devront gagner leur place, elles en sont conscientes et s’y préparent. En outre, la majorité d’entre elles vivent peut-être mieux les perturbations de l’adolescence que la majorité des garçons. De leur côté, si les garçons ont tendance à prendre l’école à la légère, c’est peut-être par excès de confiance : ils savent que la société leur réserve, de toute façon, les meilleures places et les meilleurs traitements. Peu importe l’effort qu’ils fournissent, la société donne encore préséance aux hommes. Du seul fait d’être homme, on part avec une longueur d’avance. Alors, pourquoi s’en faire ? C’est d’abord à ce niveau qu’il faudrait aider les garçons.

Mais non, disent les savantes et savants technocrates, si les filles réussissent mieux, c’est parce que l’école n’est pas adaptée aux garçons et véhicule des valeurs « féminines ». De quelles valeurs s’agit-il ? Le goût d’apprendre, la lecture, la volonté de réussir, l’effort, les relations humaines, le civisme, ces valeurs-là ont-elles un sexe ? Quelles valeurs « masculines » veut-on mettre à l’agenda des écoles qui n’y sont déjà ? Certaines facultés de médecine projettent de modifier les critères de sélection parce que plus de filles que de garçons sont admises à cette profession... Il y a plus de femmes en soins infirmiers. A-t-on déjà cherché à modifier la situation ?

Ce qui est dit entre parenthèses, c’est que la profession médicale jouit d’un tel statut et d’un tel pouvoir qu’on ne veut pas la laisser entre les mains des femmes... La société dit aux femmes : « Vous avez votre place, à la condition de ne pas dépasser les hommes. » Au moment où les filles commencent à s’affirmer et à occuper la place qui leur revient, la valorisation des garçons pour le seul motif qu’ils sont des « gars » et la sélection académique sur la seule base du sexe vont-ils redevenir à la mode ? On a dit aux femmes qu’elles devraient s’adapter aux « règles du jeu » masculines, elles l’ont fait, et si bien qu’on veut maintenant changer ces règles parce que les hommes n’y sont pas à tout coup gagnants.

Dans mon enfance aussi, les filles réussissaient en général mieux que les garçons à l’école primaire. Et pour les mêmes raisons : elles prenaient l’étude plus au sérieux et travaillaient davantage. Cela a-t-il suscité un débat ? Je ne m’en souviens pas. À l’époque, il est vrai, le succès des filles aux niveaux primaire et secondaire ne représentait pas une « vraie menace » puisque la majorité d’entre elles ne se rendraient pas à l’université ni n’aspireraient à une profession. Mais à l’époque de mon adolescence, on enseignait tout de même aux filles à cacher qu’elles étaient intelligentes afin de ne pas effrayer les garçons ou, pire encore, de heurter leur amour-propre. Avec le résultat que de nombreuses filles et femmes, réprimant leurs aptitudes et leurs talents, ont joué les idiotes pendant une partie de leur vie.

Elles m’ont entraînée loin, ces réflexions sur quatorze jeunes filles, promises à un brillant avenir, et assassinées par un jeune homme incapable d’accepter que les femmes puissent choisir leur place dans l’existence.

Montréal, 6 décembre 2001. Mis à jour en novembre 2002.

Micheline Carrier

P.S.

Lire également :

 Texte du 6 décembre 2004 : Quinze ans, quatorze femmes et tant d’autres.

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Des hommes veulent réhabiliter Marc Lépine




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