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Maisonneuve et Radio-Canada très à l’écoute du Forum XXX

18 mai 2005

par Micheline Carrier

Les médias, on le sait, éprouvent une sorte de fascination pour toute question touchant le sexe et font preuve d’une complaisance, qui va parfois jusqu’à la malhonnêteté, devant le discours banalisant la prostitution. L’émission "Maisonneuve en direct", à la radio de Radio-Canada, en a donné un nouvel exemple, le 18 mai.

Pierre Maisonneuve n’est pas le premier venu. Il est un journaliste expérimenté, qui connaît généralement tous les aspects des sujets qu’il traite et qui ne s’en laisse pas conter par ses invité-es. Cette fois-ci, il avait laissé ses connaissances et son sens critique au vestiaire pour écouter sans sourciller les belles histoires que lui racontaient ses deux invitées, Mme Claire Thiboutot, directrice générale du groupe Stella, et Mme Claudette Plumey du groupe suisse ASPASIE. L’animateur a tout de même eu un éclair de lucidité, à un certain moment, en s’exclamant qu’elles semblaient lui faire "la description d’un sort enviable". Mais ce moment de lucidité n’a pas eu de suite.

L’amorce de l’émission relevait d’une distorsion de la réalité qui augurait de la suite. « Le plus vieux métier du monde, prostituée, diront les uns ou les autres, certains pour condamner, pour réclamer une répression de plus en plus vive, d’autres pour réclamer une reconnaissance, surtout une décriminalisation ou une légalisation des travailleuses du sexe ». Premièrement, la prostitution n’est pas le "plus vieux métier du monde", mais elle en est sûrement l’une des plus vieilles formes d’exploitation des femmes. Les plus vieux métiers sont sans doute ceux de sage-femme et de cueilleur/cueilleuse. La prostitution s’est développée au sein des sociétés marchandes et patriarcales et elle n’est pas inévitable.

Deuxièmement, M. Maisonneuve sait pertinemment, ou devrait le savoir car il en est informé, qu’il existe une autre position, majoritaire même, que les deux seules antagonistes qu’il a énoncées. Cette position demande à la fois la décriminalisation des personnes prostituées et la criminalisation du proxénétisme et des prostitueurs, ces derniers étant les moteurs de l’industrie du sexe. La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), ainsi que les nombreuses collaboratrices/teurs de Sisyphe qui ont écrit sur la prostitution, s’inscrivent dans ce courant. Je pense que c’est également le cas de la majorité silencieuse qui, par définition, ne s’exprime pas sur la place publique et n’intéresse pas non plus les médias. Mais cela fait plus médiatique de polariser les points de vue, de faire croire qu’il y a les personnes très répressives d’un côté et les non répressives ou "libérales" de l’autre.

Pierre Maisonneuve sait que le programme Initiative fédérale de lutte contre le sida a accordé 270 000$ au Forum XXX pour d’autres fins que cette lutte. Mais il ne pose aucune question quand Claire Thiboutot prétend, à présent que Sisyphe a révélé le fait, que le Forum XXX se penchera sur la question de la pandémie du VIH/sida (1). Peut-être pour un atelier, mais cela justifie-t-il une subvention de 270 000$ ? aurait pu demander un journaliste critique et soucieux d’informer. Mais ne troublons pas le ronron de cette entrevue.

D’un ton qui en dit long sur sa désapprobation, M. Maisonneuve parle de "l’état des esprits au Québec" en faisant allusion aux revendications des citoyens qui s’opposent à la prostitution de rue. Comme si ces revendications n’étaient pas légitimes. Comme s’il n’était pas normal de vouloir la paix dans son environnement immédiat et que les enfants soient protégés de tout ce qui est lié de près ou de loin à l’industrie du sexe. Je voudrais bien voir ce que dirait Pierre Maisonneuve si un groupe de femmes prostituées choisissaient sa rue pour faire le trottoir et qu’il n’avait d’autre choix que d’admirer le spectacle du va-et-vient des prostitueurs qui négocient des "passes" devant sa porte. C’est la réalité de plusieurs citoyen-nes de Montréal qui n’ont pas les moyens d’habiter les beaux quartiers mais qui devraient au moins avoir le droit de vivre dans un endroit paisible, sans se voir imposer la prostitution comme métier devant chez eux.

M. Maisonneuve demande à ses deux invitées ce qu’elles pensent du point de vue selon lequel la prostitution est l’exploitation des femmes. À quelle réponse peut-il s’attendre de deux personnes qui considèrent la prostitution comme un métier, au même titre que les professions de secrétaire, vendeuse, infirmière (peut-être mieux payé) ? Il aurait pu inviter la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES) à répondre à cette question, ce qui aurait donné un éclairage différent sur le sujet et informé davantage son auditoire. Pour la porte-parole d’ASPASIE, toutefois, la prostitution n’est pas un métier comme un autre et il ne faut pas s’imaginer que toutes les prostituées en font librement le choix. Tiens, tiens. Une fausse note dans le discours sur la prostitution banalisée. Mais l’animateur ne saisit pas l’occasion d’aller plus loin, laissant Claire Thiboutot prétendre que la prostitution est une fatalité : la prostitution est une réalité, il faut être pragmatique, c’est un contrat à court terme mais contre de l’argent, comme le mariage est un contrat, il faut appliquer le droit du travail à la prostitution comme tout autre métier. Et il y a des femmes clientes, a-t-elle répété à deux reprises. Vous saisissez l’astuce ? Il y a des femmes clientes, taisez-vous les féministes "pas fines" qui voient dans la prostitution des rapports sociaux de sexe. Et bienvenue aux femmes, peut-être ?

Protection du proxénète ? Pas besoin, si la police remplace le proxénète en protégeant les prostituées. C’est la seule allusion à la violence dans la prostitution - la porte était grande ouverte et l’animateur n’a pas su poser une seule question sur la violence inhérente au "métier de prostitution". Vraiment, il était bien résolu à aider ses invitées à promouvoir leur cause. Il a fait allusion à mots couverts (surtout pas nommer cette "chose"…) à la traite des femmes à des fins de prostitution, en abordant la question des migrantes. La directrice générale de Stella a affirmé qu’il existait des femmes qui venaient clandestinement au pays avec l’aide de "passeurs", mais que, franchement, elles n’étaient pas forcées de s’engager dans l’industrie du sexe... Des réseaux de trafiquants, cela ne se vérifie pas ici, a déclaré Claire Thiboutot, sans que l’animateur ne bronche devant une telle dénégation. (Le ministre de la Justice du Canada semble penser autrement puisqu’il vient de déposer un projet de loi contre la traite des personnes). Tout ce que les médias ont révélé sur les danseuses dites exotiques et Immigration Canada, c’est donc faux. Ce que les recherches indiquent, c’est faux aussi. L’animateur aurait eu une femme ou un homme politique devant lui, ou encore une féministe, et il les aurait confronté-es aux faits, comme tout journaliste digne de ce nom devrait le faire. La porte-parole suisse, qui a vanté le modèle de prostitution de son pays, a pourtant admis que les femmes "d’ailleurs y cassent le marché".

Claire Thiboutot dit qu’on s’ennuie du "red light" au Québec - « Vous ne trouvez pas ? », demande-t-elle à Pierre Maisonneuve. Ce serait la raison du succès populaire des films (Monica La Mitraille, Alys Robi, etc.) qui y font référence. Et sa consoeur suisse, voyant l’émission tirer à sa fin, se hâte d’apporter l’argument massue qui vous flatte l’homme dans le sens que vous savez : « Si on supprime la prostitution, qu’arrivera-t-il à tous ces messieurs qui viennent nous voir ? », demande-t-elle. Pierre Maisonneuve demande : « Pourquoi vont-ils vous voir ? » La réponse de Claire Thiboutot : Justement, la société devrait se poser la question. C’est pour satisfaire leurs besoins sexuels, leur besoin de tendresse... « Qui satisfera leurs pulsions sexuelles ? », s’inquiète sa consoeur suisse. N’attendez pas ici de questions sur les rapports de pouvoir, ni sur une contradiction évidente dans le discours : si la protection de la police est si nécessaire, comme on l’a dit précédemment, les clients des femmes prostituées sont-ils vraiment de gros nounours doux et tendres qui n’ont besoin que d’être consolés par une maman, besoin de tendresse et de se satisfaire sexuellement (je dis "se satisfaire", dans le sens de l’article de Jacqueline Lynn sur ce site). Pourquoi n’y arrivent-ils pas seuls ou avec d’autres femmes dans des rapports autres que marchands ? (Voyons donc ! Quelle question impertinente !)

Du début de cette entrevue jusqu’au moment où l’animateur donne un "merci beaucoup" appuyé à ses invitées, le sens critique et la vérité des faits n’étaient pas au rendez-vous. Le sujet n’était d’ailleurs pas l’objet d’une tribune téléphonique, ce qui aurait peut-être trop révélé « l’état des esprits au Québec ». Taisez ces opinions divergentes qu’on ne saurait entendre. Une demi-heure de pure publicité gratuite pour l’industrie du sexe, non pas une émission d’information qui fait avancer la réflexion sur l’importante question sociale qu’est la prostitution. Il ne faut peut-être pas compter sur ce genre d’émission pour alimenter le débat sur le sujet. Et ce sera la même chose dans tous les médias qui parleront du Forum XXX tant on a peur de passer pour "ringard-e", "pogné-e" et moralisateur/trice en affirmant autre chose qu’une approbation complaisante devant le discours qu’impose l’industrie du sexe à la société, par l’entremise des médias, depuis dix ans.

On parle de la décriminalisation totale ou de la légalisation de la prostitution comme du seul moyen de protéger les personnes prostituées, ce qui est une imposture peu commune de la part des médias qui ont mission d’informer. Ils savent pertinemment que les faits démontrent le contraire dans les pays qui ont libéralisé cette industrie. La prostitution est déjà acceptée et promue, par la plupart des médias, comme un métier ordinaire, banal. Ces médias se font propagandistes de l’industrie du sexe, ignorant ou étouffant les nombreuses oppositions (2). Ensuite on s’étonne que, baignant dans une culture prostitutionnelle, les enfants s’essaient à la prostitution dans les cours d’école, les autobus scolaires et à bien d’autres endroits.

Notes


1. Les motifs de cette rencontre sont pourtant énoncés autrement dans les buts et le programme affichés sur le site du Forum XXX. Il s’agit de discuter des préoccupations et des grandes priorités du mouvement et, pour y participer, il faut remplir certaines conditions : "connaître les diverses réalités du travail du sexe ; reconnaître le travail du sexe comme une forme de travail ; être engagé-e ou vouloir s’engager dans la lutte pour la reconnaissance des droits des travailleuses et travailleurs du sexe ; être engagé-e ou vouloir s’engager dans la lutte pour la décriminalisation". Il n’est pas question d’expertise ou de préoccupation en matière de VIH/sida. Une brève mention dans les <http://www.chezstella.org/forumxxx/...> buts du forum concerne le développement de « nos capacités à faire face à l’épidémie du VIH/sida au Canada mais aussi ailleurs dans le monde ».
2. Ainsi, le sous-comité parlementaire sur le racolage mis sur pied par le ministère de la Justice du Canada a entendu de nombreux témoignages qui démontrent une forte opposition à la reconnaissance de la prostitution comme métier et qui demandent la décriminalisation des personnes prostituées, mais la criminalisation des proxénètes et des clients. D’autres groupes, sans présenter de mémoire au sous-comité, ont néanmoins exprimé une position similaire ailleurs. Des groupes qui luttent depuis longtemps contre la violence envers les femmes, tels que l’Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel (l’ACCCACS), qui s’est déclarée, lors de son congrès d’avril dernier, contre la décriminalisation totale de la prostitution, la Marche mondiale des femmes, la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), récemment créée pour promouvoir une solution s’inspirant de l’expérience suédoise, de nombreux groupes d’intervention sur le terrain, tels que le Projet d’intervention prostitution Québec, Street Outreach de Toronto, Prostitution Awareness Fondation d’Edmonton, des organisations charitables qui, à l’instar de l’Armée du salut, travaillent auprès des personnes prostituées de puis des décennies, des chercheur-es comme Yolande Geadah, auteure de « La prostitution un métier comme un autre ? », Aurélie Lebrun et Lyne Kurzman du Projet de recherche sur le trafic des femmes au Québec à l’UQAM, l’anthropologue Rose Dufour, auteure de « Je vous salue…Le point zéro de la prostitution » qui donne la parole à des femmes prostituées, Richard Poulin, auteur de « La mondialisation des industries du sexe », Janice Raymond de la Coalition internationale contre le trafic des femmes (CATW), Melissa Farley de Prostitution Research and Education, Jacqueline Lynn à propos des Amérindiennes, Gunilla Ekberg, représentante du gouvernement suédois, les nombreux services municipaux, provinciaux, fédéraux, les services de santé et les services sociaux qui luttent pour la réinsertion des femmes prostituées, etc. Les médias ne reflètent donc pas les principaux courants sur la question de la prostitution.

 Pour écouter l’entrevue : Maisonneuve en direct.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 18 mai 2005.

Micheline Carrier

P.S.

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