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Alison Lurie
The Last Resort : sous le soleil de l’émancipation

13 juin 2005

par Méryl Pinque, doctorante en littérature

Alison Lurie, née en 1926 à Chicago et professeure de littérature à Cornell, brosse depuis 1962 une fresque sociale jubilatoire composée d’une dizaine de romans satiriques (dont Foreign Affairs, son chef-d’oeuvre, couronné par le Pulitzer en 1985, et The Truth about Lorin Jones, prix Femina étranger 1989) ancrés dans la réalité caractéristique d’une Nouvelle-Angleterre rigide et compassée. Passée maître dans l’art de l’analyse psychologique, décrivant en entomologiste les bouleversements infimes du sentiment qui dégénèrent en révolutions, l’écrivaine, qui s’inscrit dans la lignée d’Austen, peut être comparée à A. S. Byatt (Babel Tower, A Whistling Woman), Oates (Unholy Loves) ou encore David Lodge (Rummidge Trilogy).

Son oeuvre, placée sous le signe de ce « picaresque académique » évoqué par Umberto Eco, se distingue par sa subtilité et un art consommé de la nuance. Saisissant les femmes au temps de leur naissance, c’est-à-dire dans ces flambées émancipatoires qui les éveillent brusquement à la singularité, Lurie dote ses personnages (généralement de brillants et sémillants universitaires, l’Alma mater formant ce microcosme de choix, à la fois pathétique et glorieux) de parcours classiques qui sombrent dans l’atypisme à la faveur d’événements dérisoires en apparence mais dont les répercussions révèlent des préoccupations éminemment contemporaines. L’âge, le réveil subit des consciences ployées ou encore le désamour, doublé presque alors systématiquement d’une passion nouvelle, imprévue et dévastatrice, les plongent dans les affres existentielles. Disséquant avec un humour ravageur les palpitations des coeurs et les élans des corps, les mouvements des âmes en crise, Lurie trace le portrait caustique et tendre de ses contemporains aux prises avec leur finitude, que le voile clinquant des apparences, de la réussite sociale et des convenances dissimulait jusque-là.

Une dérive inusitée

Key West, joyau de cette Floride emblématique d’une Amérique (et d’un Occident) jouisseuse et positiviste, vaste aire de jeux dévolue au bonheur d’Homo festivus(Muray) et au présent perpétuel, sert, une fois n’est pas coutume, de décor à son dernier roman, paru en 1998 : contrairement à la plupart de ses précédents ouvrages, The Last Resort ne se déroule pas à Convers (même si les Walker, héros de l’histoire, en sont issus), cette Amherst de fiction, archétype de la petite ville universitaire de la Côte Est engluée dans un conservatisme hostile aux élargissements individuels et notamment féminins. Par opposition, Key West, réputée pour l’importance et la vitalité de sa communauté homosexuelle, version paradisiaque de Cape Cod ou Kennebunkport, havre d’artistes et de personnalités vagabondes, de hippies nostalgiques et de clochards célestes (le personnage de Gerry Grass est un avatar New Age de Gary Snyder) et, accessoirement, de quelques nantis vieillissants, apparaît donc comme le dernier champ des possibles et le point d’ancrage d’un bonheur et d’une liberté à (re)conquérir pour des âmes continentales à la dérive, en proie au doute et soumises aux fluctuations du temps ainsi qu’à des lois qui les excèdent et dont elles n’avaient guère eu jusque-là à éprouver l’implacabilité.

Ce passage, plutôt inhabituel chez Lurie, d’une topographie imaginaire qui la rattache à une longue tradition littéraire où figurent des auteurs aussi différents qu’un Faulkner (Jefferson) ou un King (Derry, Castle Rock) dont elle partage le goût de l’intertextualité interne, à un lieu tangible des États-Unis (et ce d’autant plus qu’il appartient à cette Amérique surréelle des parcs d’attraction et des loisirs illimités), accentue le relief des destinées particulières et leur résolution dans un ici-bas défini par une immédiateté et un individualisme qui n’excluent cependant ni la générosité, ni l’amour : Key West, en dépit de l’image d’Épinal qu’elle constitue, et de tout ce qu’on peut légitimement lui reprocher, prend ici des allures de paradis perdu, d’îlot de résistance menacé à l’instar du lamantin qui hante ses côtes, l’incarnation nostalgique d’un certain Occident progressiste, égalitaire et compassionnel né dans l’Amérique transfigurée des années 60 et mis en péril par le resurgissement des intégrismes.

Rédemption

Si l’on en croit Edgar Morin, qui estime, après Hölderlin, que « là où croît le danger croît aussi ce qui sauve », c’est-à-dire que seule la catastrophe est apte à provoquer la transformation, ce sera précisément dans son déclin spirituel, artistique, moral et écologique que l’Occident trouvera matière à se relever afin d’échapper aux menaces, intérieures et extérieures, qui pèsent sur lui avec de plus en plus d’acuité. Ainsi les Keys (et The Last Resort le démontre en filigrane), incarnation du rêve occidental porté à son acmé, où les adultes ressemblent à « des gamins en vacances », puiseront probablement leur salut dans le cauchemar qui en est l’envers inévitable : c’est « grâce » à leur urbanisation galopante, à la destruction de la nature et à la raréfaction des animaux sauvages qui lui sont inhérentes, que pourront se développer et s’enraciner durablement les consciences écologistes ; c’est également à la faveur de leurs moeurs très libres que grandira le sens des responsabilités individuelles et collectives.

Tout cela, Lurie l’exprime dans son roman par le truchement de personnages émouvants et caractéristiques. Ainsi Barbie Mumpson, jeune femme candide qui tente, par le voyage, d’exorciser un mariage malheureux, trouve-t-elle finalement à Key West ce qu’elle cherchait vainement depuis toujours : un sens à donner à son existence et, au-delà, au monde entier. En décidant de se consacrer à la survie du lamantin (totem qui traverse le livre de sa douceur emblématique, comme l’éléphant, autre géant pacifique en voie de disparition, hantait symboliquement les pages des Racines du ciel de Romain Gary), c’est aussi une certaine idée de l’Occident moderne qu’elle vient illustrer, révélant certes sa prodigieuse fragilité mais aussi sa nature de phénix et la vitalité de son humanisme révolutionnaire. Quant à Perry Jackson, homosexuel antiromantique mais généreux, séropositif, son amour des fleurs qu’il ne cesse de planter aux quatre coins de l’île est déjà le signe de sa transfiguration et de son éternité par-delà la mort.

Un bonheur insoutenable

C’est cependant autour des époux Walker, originaires de Convers - ironiquement qualifiée d’« historique » par l’auteure -, que se cristallise l’intrigue du roman. Jenny, belle jeune femme d’une quarantaine d’années, est mariée « depuis un quart de siècle » à Wilkie Walker, 70 ans, ex-séduisant naturaliste de renommée internationale ayant déjà deux unions ratées à son actif. Dévouée entièrement à la carrière de son époux à qui elle sert d’assistante (des passages entiers des ouvrages de Walker sont de sa main), de secrétaire et de domestique, elle est l’artisane consciencieuse et fidèle, colettienne, d’une gloire qui n’est pas la sienne - à cette différence, non négligeable, qu’elle n’éprouve pas (du moins jusqu’à la crise qui fait l’objet du livre) sa condition comme un asservissement. Elle a toujours estimé au contraire le « besoin [de] dévotion » de son mari éminemment naturel et considéré qu’il était de son devoir de s’y consacrer, « avec joie et gratitude ». À l’instar du lamantin, au symbolisme décidément multiple, Jenny représente « un anachronisme vivant », cette femme dite « modèle » dont le destin se fond absolument dans celui d’un époux magnifié.

Quant à Wilkie, moderne Hemingway (la villa du matamore immémorial constitue l’un des fleurons touristiques de l’île), l’amour tendre mais paternaliste qu’il lui porte, tout comme son écologisme mondain, masquent mal son narcissisme constitutionnel, son conservatisme idéologique et sa réticence vis-à-vis de l’émancipation des femmes. Ainsi le voit-on se désoler de la political correctness, de ce que sa fille soit devenue « une féministe entêtée et exubérante », son fils « un pauvre type efféminé ». Se croyant atteint d’un cancer en phase terminale, rongé par le doute relativement à son âge, sa postérité, la valeur de son oeuvre et l’évolution d’un monde qui a cessé d’être le sien, hanté par le fantasme de l’immortalité (thème du Hêtre rouge, livre somme dont la figure centrale, cet arbre centenaire planté virilement sur le campus de l’université de Convers et menacé de cent périls imaginaires, n’est que la métaphore de lui-même) et dans le but de s’épargner la honte d’une déchéance dont il ne fait que se repasser, comme un film, l’étendue, il perd la joie de vivre, sombrant dans un mutisme de plus en plus profond. Obsédé par l’idée de ne pas se trahir devant son épouse, il affecte à son égard une indifférence qu’il est loin d’éprouver. Attentive à la moindre variation de l’humeur maritale, ignorant la cause réelle d’un détachement dont elle éprouve d’abord cruellement les ravages, Jenny ne tarde pas à croire au désamour de Walker, et s’en affole. Dans le but de sauver une union qu’elle n’a cessé de considérer exemplaire, elle décide qu’ils iront passer l’hiver à Key West.

Surprises

Mais le soleil de la Floride brûlera d’un feu libératoire inattendu. À la faveur d’une rencontre douloureuse avec une méduse dans les eaux tièdes qui baignent l’île, et tandis que son mari, plus distant et désabusé que jamais, expérimente vainement mille plans suicidaires afin de disparaître avec honneur (l’une de ses tentatives échouera de façon tragi-comique, puisqu’il se verra contraint de sauver de la noyade un de ces homosexuels qu’il déteste), Jenny fait la connaissance de Lee Weiss, lesbienne affranchie et magnifique, ancienne psychologue new-yorkaise reconvertie dans les locations saisonnières pour femmes uniquement. Entre elles, c’est le coup de foudre immédiat, le début d’une profonde - et clandestine - histoire d’amour. Au contact de son amie féministe, Jenny prend conscience de sa valeur singulière, risque l’autonomie, pose un regard neuf sur elle-même et ses désirs, sur son mari vieillissant et l’existence de servilité qu’elle a menée auprès de lui.

De son côté, Wilkie apprendra finalement n’être atteint que de vulgaires hémorroïdes : la disparition du titan, à nouveau sensible à la beauté des choses et reprenant goût au cabotinage, sera pour plus tard. Parce que Key West « plaît à tout le monde », qu’elle est cette « Île de la dernière chance » agissant comme un révélateur, les Walker, rejoignant le contingent des âmes dessillées en partance pour d’autres moi-mêmes, évolueront classiquement, à l’image de la plupart des habitants, du statut de touristes à celui de résidents permanents, sous un ciel ma foi presque serein.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 juin 2005.

Méryl Pinque, doctorante en littérature


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