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La prostitution, indissociable de la violence envers les femmes

12 juin 2005

par Lee Lakeman, Vancouver Rape Relief Center

Je suis la représentante régionale pour la Colombie-Britannique et le Yukon de l’Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel. Je travaille auprès des victimes de viol et d’agressions sexuelles depuis 1973. Je représente donc assez bien l’évolution des centres d’accueil des victimes de viol et des maisons de transition au Canada. Je fais maintenant partie de l’organe national de décision de notre association, qui comprend également les CALACS du Québec et d’autres centres. Le Comité canadien de la marche des femmes m’a élue récemment au Comité international chargé de discuter la question de la prostitution.

Je m’intéresse à la question de la prostitution d’aussi loin que je puisse me rappeler. Les premières années où j’ai travaillé dans des maisons de transition, j’ai été très étonnée de voir que bon nombre de femmes qui arrivaient dans les refuges avaient également fait l’expérience de la prostitution à un moment ou à un autre, généralement de façon temporaire. Nous nous sommes rapidement rendues compte qu’il existait un lien entre les femmes victimes d’inceste, celles qui se prostituaient et celles qui étaient victimes de violence conjugale. À mon avis, il est impossible de traiter ces questions séparément. Pour moi, la prostitution s’inscrit dans le cadre de la violence faite aux femmes. Ces problèmes sont pour moi inséparables.

Je voudrais toutefois vous dire que le débat actuel sur la situation au Canada est étroitement lié à l’évolution de la gouvernance et de la situation économique de notre pays. La prostitution a beaucoup plus à voir avec ces questions qu’avec celles qui ont été discutées par la commission Fraser. C’est probablement l’élément le plus important dont on doit tenir compte.

L’impunité des auteurs de violence

Le ministère de la Justice a financé pendant cinq ans un projet de recherche que j’ai entrepris visant à examiner comment, dans tout le Canada, le système de justice pénale se lave les mains des cas de violence contre les femmes. Comment se fait-il que le nombre des condamnations soit aussi bas ? Comment se fait-il que tant de ces cas soient balayés du revers de la main ? Au cours de cette recherche, nous avons découvert que les changements dans la gouvernance au Canada sont l’un des grands facteurs qui influent sur le débat relatif à la prostitution et au système de justice pénale. Le projet est intitulé LINKS. Son rapport sera publié d’ici la fin de 2003. Le lancement aura lieu à Vancouver. On y examine les changements de la gouvernance au Canada qui ont complètement modifié la relation avec les ONG, plus particulièrement les groupes de femmes. On y traite également de l’abandon du régime d’aide sociale à titre de mesure de redistribution du revenu au Canada et non à titre de service. On y parle de la promotion de la prostitution, qui s’inscrit dans le cadre politique dans lequel nous vivons maintenant.

Prostitution et néolibéralisme

Dans toutes les grandes villes, les changements dans l’économie parallèle sont frappants. Il y a maintenant plus de femmes - de jeunes femmes et de jeunes hommes, mais je parle plus particulièrement des femmes adultes - dans les rues qu’il n’y en a jamais eu depuis que je suis née. Ce phénomène est nécessairement lié aux changements de l’économie, entre autres l’abandon de l’aide sociale et des services publics. Il ne m’appartient pas de discuter de l’abandon des services publics. D’autres peuvent le faire bien mieux que moi. Mais pour avoir travaillé à des lignes d’écoute téléphoniques, dans une maison de transition et dans un centre d’aide aux victimes de viol, comme je le fais encore tous les jours, puisque c’est là l’essentiel de mon travail, je puis vous dire qu’il est impossible de ne pas voir le lien entre les changements de l’économie et la situation de la prostitution. Voilà mon premier message. À moins que vous n’abordiez vous-même ce sujet, je ne crois pas que vous en entendrez beaucoup parler.

La recherche appuiera en partie ce que j’avance, mais je dois surtout compter sur le fait que j’ai travaillé toute ma vie dans ce domaine et que je sais deux ou trois choses. Je vous laisse en juger.

Légalisation du crime organisé

Je puis affirmer qu’une foule de gens sont poussés à l’écart du droit chemin, et cela m’a toujours inquiétée. De plus en plus, on oblige des gens à subir le régime des bandes de motards et autres criminels. Le crime organisé est un phénomène grave dans les grandes villes et il est lié à la prostitution. Comment peut-on imaginer qu’on pourra changer les services de sortie de prostitution et la lutte contre la violence faite aux femmes et la prostitution sans traiter cette question. C’est une question de gouvernance. Les grandes villes en ont été grandement touchées, mais aussi des villes aussi petites que Winnipeg. Il serait imprudent de faire au sujet de la prostitution des recommandations qui ne tiennent pas compte de ces questions.

À l’origine, je pensais qu’il faudrait immédiatement décriminaliser la prostitution pour protéger les femmes. Je ne suis plus aussi certaine que ce soit la bonne solution. Compte tenu de l’absence de services et de financement, ainsi que des compressions budgétaires et de la dévolution des pouvoirs, je m’inquiète beaucoup de ce que la décriminalisation aurait pour effet d’abandonner à leur sort un grand nombre de femmes dans les rues des grandes villes, où elles seront ballotées d’un endroit à l’autre au gré des intérêts fonciers. Je ne saurais trop insister à ce sujet. Le contexte a complètement changé depuis la dernière fois que cette question a été examinée.

Je vous exhorte donc à ne pas prendre de mesures de décriminalisation sans tenir compte du fait que ces mesures légalisent foncièrement un commerce énorme et menaçant. Je vous demande de voir la prostitution comme une industrie en pleine croissance qui ne pourra jamais être réglementée. Si vous décriminalisez cette activité, vous éliminerez le pouvoir le plus important dont nous disposons pour avoir prise sur cette industrie. C’est ce qui m’inquiète. C’est également ce qu’on dit des gens qui travaillent dans d’autres pays. Je vais vous donner une liste de sites Web et de personnes-ressources au sujet des recherches que d’autres ont effectuées à ce sujet.

Une question de droits des femmes et de redistribution des revenus

Nous avons tenu un colloque à Vancouver, il y a quelques semaines. L’administration municipale de cette ville a été élue parce que la population se préoccupe beaucoup de la situation lamentable des personnes du quartier est du centre-ville. Il faut toutefois reconnaître qu’aucun gouvernement n’a reçu le mandat de mettre fin à l’aide sociale. Aucun gouvernement n’a reçu le mandat de détruire les services qui étaient offerts. À Vancouver, on a fait davantage. L’administration municipale a été élue pour résoudre le problème du ghetto. Elle a été élue par des gens de bonne volonté. Tout cela est bien cynique, puisque je ne vois pas comment une administration municipale pourrait augmenter le revenu de ces gens ou résoudre leurs problèmes. C’est exactement ce qui se passera si ce dossier est dévolu aux municipalités. Les villes ne peuvent pas résoudre ce problème.

C’est une question fondamentale de droits humains des femmes et de redistribution du revenu. Il s’agit foncièrement de ce à quoi nous avons tous droit en tant qu’êtres humains, entre autres la protection de l’État. La question doit être traitée dans ce contexte. C’est ce que j’ai de plus important à vous dire. Je puis appuyer mes propos sur des statistiques et des personnes-ressources. Je veux vous communiquer cette idée. Nous ne sommes plus en 1970. En 1970, je réclamais la décriminalisation. Je vous dis maintenant qu’il faut y réfléchir deux fois. Soyez très prudents.

Témoignage de Lee Lakeman, représentante régionale pour la Colombie-Britannique et le Yukon, Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel, devant le Sous-comité de l’examen des lois sur le racolage du Comité permanent de la justice et des droits de la personne, le 4 novembre 2003.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 13 juin 2005.

Lee Lakeman, Vancouver Rape Relief Center


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1836 -