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Elles sont jeunes... eux pas

13 juillet 2005

par Suzanne Kadar


    « Pourquoi reste-t-il si difficile pour une femme au milieu de son existence de refaire sa vie ? », Monique Canto-Sperber, Revue « Esprit », n°273

Dans les couples, l’homme est souvent plus âgé que la femme. C’est le moins que l’on puisse dire. Parfaitement intégré dans les mœurs, jamais contesté, c’est un fait social que chacun peut observer. Mais n’étant pas aussi anodin que l’on croit, il mérite de s’y attarder un peu.

Si l’on met en parallèle deux parcours moyens, un masculin et un féminin, le décalage entre les deux apparaît avec netteté. On dirait en effet que les années ne s’y accumulent pas de la même manière, ni qu’elles ne pèsent du même poids dans les deux destinées, loin s’en faut. L’âge, tout comme l’apparence physique assortie, deux facteurs d’importance primordiale dans toute existence, semble déclencher sur les parcours des mécanismes sociaux radicalement différents selon qu’on est femme ou homme. Tout porte à croire, de plus, que les configurations réunissant des hommes mûrs au physique quelconque et des femmes jeunes et jolies sont solidement intériorisées tant ce type d’asymétrie nous est familière.

Á la question de savoir à quoi ces configurations empreintes de pratiques ancestrales doivent-elles leur extraordinaire persistance, il n’existe pas, sauf erreur, de réponses satisfaisantes à ce jour. Ni d’ailleurs de questions pertinentes posées. Malgré leur faculté de toucher d’innombrables individus dans leur chair et dans leur cœur, elles gardent leurs secrets. Cette asymétrie-là, pour omniprésente qu’elle soit tant dans la réalité quotidienne que dans tous les moyens d’expression possibles et imaginables, artistiques, littéraires, publici-taires ou autres, reste inexplorée.

Les petites annonces

Si, pour lancer mon sujet, et ceux qui le sous-tendent, j’évoque les petites annonces spécialisées, c’est en raison de leur caractère direct et, plus encore, leur forme écrite toute simple. Le phénomène sur lequel je cherche à attirer l’attention y est donc aisé-ment perceptible. Mais je tiens à souligner qu’elles n’occupent ici que la fonction très marginale d’entrée en matière ; je n’en ai pas trouvé de plus pertinente.

En voici donc une de ces annonces, semblable à des milliers d’autres, dont je ne citerai que le minimum nécessaire : « Homme, cinquantaine, cherche compagne maxi trente-cinq ans ». Ce type de proposition est d’une telle banalité que le lecteur pourrait se demander à quoi je veux en venir. En fait, telle qu’elle est formulée, l’annonce ne soulèverait ni surprise ni commentaires. Nul ne la trouverait étrange, excessive ou exceptionnelle. Réclamer une telle différence d’âge avec un tel aplomb, pourquoi pas ? À côté de la phrase citée, il est vrai, d’innombrables offres de rencontres expriment, sur ce point particulier, des attentes différentes. Comme, par exemple, celles qui recourent aux formules « âge en rapport », ou « âge équivalent ». Cependant, pour plus mesurées qu’elles soient sur ce point particulier, elles n’en sous-entendent pas moins un écart de quelques bonnes années entre les personnes concernées, l’homme devant être l’aîné de la femme. C’est l’usage, c’est la tradition.

C’est peu dire que parmi les critères de sélection énumérés par l’annonceur, l’âge occupe une place prépondérante. La manière dont tour à tour celui-ci est affiché, oublié, escamoté, suggéré ou circonscrit, les mots pour dire le sien propre, et, surtout, les mots et les chiffres pour préciser celui de qui l’on espère faire la connaissance - et plus, si affinités -, toutes ces choses en disent long sur le thème abordé ici. Si ce n’était pas le cas, si les annonces n’étaient pas aussi riches en nuances et sous-entendus, si les modalités de recherche de partenaire ne fonctionnaient pas comme des témoignages, je passerais plus vite aux propos suivants. Mais ces détails sont à mes yeux une mine de symptômes éclairants dans cette affaire.

Parmi eux, la prolifération d’annonces où l’âge souhaité de la future éventuelle compagne s’énonce sous forme de fourchette plus ou moins ouverte. Ainsi, tel quinquagénaire aspirant à entamer une nouvelle histoire amoureuse précise souhaiter rencontrer une « JF entre 25 et 40 ans ». Ce procédé est d’autant plus couramment utilisé que par le haut de la fourchette il permet à l’annonceur de dire sa volonté profonde tout en finesse, et, par le bas, un âge plus raisonnable qu’à la rigueur il serait prêt à accepter.

Curieusement, son âge à lui, l’âge du « capitaine » aurai-je envie de dire, tend à être entouré d’un flou artistique dès lors que c’est lui l’annonceur. Or tout le monde sait qu’il s’agit de la donnée person-nelle la plus essentielle pour chacun et pour tous, la seule indispensable puisqu’elle permet un étiquetage instantané de n’importe qui dans n’importe quel contexte. Aussi, rester muet sur ce point est le signe d’une réelle assurance, une certitude peu commune d’être dans son bon droit. Au cas où, au lieu de taire son âge ledit capitaine choisit de l’énoncer, il aura tout de même tendance à le faire de manière quelque peu évasive, comme s’il s’agissait d’un détail sans importance. De sorte que pour camoufler cette information prolifèrent les expressions du genre « la soixantaine », « d’aspect juvénile », ou encore, « homme d’âge mûr ». En contrepartie, l’âge de la future éventuelle élue se précise tantôt avec une rigueur extrême, tantôt à l’intérieur d’un minimum et d’un maximum, les deux façons de procéder témoignant de la place assignée à ces éléments tant pour l’un que pour l’autre. Ce contraste dans la rédaction - légèreté élégante sinon oublieuse d’une part, méticuleuse sévérité de l’autre - au prime abord dénué d’intérêt, n’est à mes yeux qu’un des signes annonceurs d’une longue série qui se cumulent.

Le fait significatif est que, sauf les authentiquement jeunes - auxquels s’ajouteraient, bien entendu, des cas particuliers -, les candidats mâles des « secondes noces » se détournent, autant que faire se peut, des femmes appartenant à leur propre génération. De sorte que, hormis les couples d’origine, dès la trentaine ou la quarantaine, les sentiers privés des deux sexes commencent tout doucement à s’éloigner les uns des autres. C’est là que les affaires amoureuses risquent de se corser, entraînant avec elles tout un pan de l’existence. Le fait que l’âge exigé par nombre de prétendants à de nouvelles relations tend à se situer dans une zone nettement inférieure aux leurs provoque pour beaucoup un sérieux tangage émotionnel suivi d’une lente dérive vers la solitude annoncée. Le tout se déclenchant par la radicale élimination d’une avalanche de candidates quelque peu dé-fraîchies.

Car, tant que les femmes sont indiscutablement jeunes - donc non encore affublées des tournures de mauvais aloi telles que « plutôt jeunes », « assez jeunes » ou « encore jeunes » - leurs dates de naissance sont couramment en harmonie avec celles de leurs petits amis, copains ou conjoints. Á moins que les préférences de quelques-unes n’aillent d’entrée de jeu aux figures de père tutélaire.

Tel est en effet le cas de bon nombre de jouvencelles passablement démunies sur le plan de ressources personnelles : fascinées des promesses d’une vie meilleure mais peu confiantes en leurs propres capacités pour y accéder, elles sont enclines à s’attacher à des hommes qui, à défaut d’avoir le double de leur âge, les précèdent nettement sur l’axe du temps. Á y réfléchir, ce penchant de nombreuses jeunes femmes pour les hommes bien plus âgés qu’elles-mêmes n’a rien de surprenant. Aussi longtemps que les bons revenus, les solides positions sociales comme les meilleures retraites restent, en gros, l’apanage des hommes, et, plus particulièrement, des hommes mûrs ou très mûrs, leur attrait s’explique aisément. Ajoutons à ces survivances de la prééminence masculine économique et politique les composants intellectuels et symboliques, l’aura de sagesse, d’autorité naturelle et de force tranquille dont depuis la nuit des temps l’imagerie traditionnelle aime les nimber.

Dans bien des cas, cependant, il est de nos jours permis aux « JF » des petites annonces d’avoir davantage confiance en leur avenir en tant qu’individus autonomes. Et ce, grâce à un bon niveau d’études ou expérience professionnelle valorisante, aujourd’hui à leur portée. C’est ce qui les met parfois en position de pouvoir croire en leurs propres potentialités pour se tailler une place au soleil au même titre que n’importe quel jeune homme possesseur de richesses personnelles similaires. Il y a fort à parier alors que les vestiges patriarcaux ayant perdu leur prégnance démesurée sur le choix du futur conjoint, ces jeunes personnes du beau sexe donneront préférence avec joie aux prétendants de leur propre classe d’âge. Comme dit l’adage : « Qui se ressemble s’assemble ». Or, qu’est-ce qui se ressemble plus que les gens appartenant à la même génération ?

Ce qui reviendrait à dire que, pour former une première union stable, jusqu’à environ la quarantaine, une bonne proportion des potentiels comptent un nombre d’années à peu près équivalent, deux ou trois ans de plus du côté masculin étant quasiment la règle. Mais puisqu’un tel écart ne tire pas à conséquence, on peut tenir cette règle, d’où qu’elle vienne, pour inoffensive. Au-delà, les choses changent..

Si le scénario archaïque « hommes vieillis, femmes jeunes » perdure, on peut difficilement mettre en doute qu’entre le calendrier fort serré des femmes, à chaque étape de leur vie, et celui, bien plus confortable, des hommes, il existe une asymétrie fondamentale. C’est peu dire que l’âge, donnée déterminante s’il en est pour chaque individu, pèse plus lourdement sur les destinées féminines. C’est peu dire que les femmes se sentent particulièrement fragilisées à cet égard. En effet, il ressort de mon champ d’observation personnelle comme de mes mini-enquêtes informelles que le désaccord des cadres temporels engendre dès la mi-vie, voire plus tôt, des perspectives d’avenir féminines et masculines - perspectives amoureuses ou affectives, pourrait-on dire - douloureusement divergentes.

Célébrités

De toute évidence, ce sont les personnalités d’une certaine notoriété qui remporteraient la palme à cet égard. On peut dire sans exagération que les chefs de file visibles de nos sociétés - ministres, hommes politiques, vedettes du spectacle, grandes signatures de la presse, chanteurs connus, directeurs d’entreprises prestigieuses, écrivains, comédiens et autres célébrités - ne convolent en secondes noces (ou en une autre forme de relation plus souple) qu’avec une jeune beauté pouvant être, à peu de chose près, leur fille. Sinon rien.

Que l’un des signes extérieurs de réussite des plus sûrs consiste, pour un homme d’âge passablement mûr, à se montrer avec une jeune et belle fiancée ne fait aucun doute. Non que ce soit la seule raison de son choix, évidemment. Selon toute probabilité il en tire des bénéfices sur divers registres plus intimes. Il n’en reste pas moins que l’image prévaut dans de nombreuses carrières. C’est pourquoi la classe dirigeante abonde d’hommes qui, ayant atteint un âge certain, mettent leur fierté virile, si ce n’est leur identité masculine, du moins en partie, dans l’apparence juvénile de leur compagne, avides qu’ils sont de surpasser leurs homologues sur tous les fronts. En évitant de se faire accompagner par une dame quelque peu flétrie comme eux-mêmes, le visage raviné et le corps épaissi à la manière des leurs, ni plus ni moins, indiscutablement ils gagnent des points. Exception est faite, cela va sans dire, des couples stables, probablement majoritaires, où la dame, compagne d’origine, demeure, en dépit de son image d’une fraîcheur discutable, la complice assumée sur la scène publique.

Or, appartenant aux sphères du pouvoir, de la célébrité, ou des deux, sans cesse sur le devant de la scène médiatique, les faits et gestes publics et privés de ces "people" sont guettés par des millions de quidams. Que cela plaise ou non, eux sont les donneurs de ton, les lanceurs de modes, les formateurs de l’opinion publique. Les plus infimes détails racontés au sujet de leurs va-et-vient quotidiens, les moindres événements privés les concernant ne suscitent-ils pas la plus vive curiosité ? Alors pourquoi pas l’irrépressible envie de les imiter ?

Pour l’heure, rien ne semble entamer la conviction générale selon laquelle aucune femme n’est trop jeune pour aucun homme. D’autant que cet ultime avatar de la société patriarcale est sous-tendu par un conditionnement sur tous les fronts et de tous les instants sans que l’on s’en rende compte. Curieusement, sa persistance ne fait guère l’objet d’investigations en profondeur. Pourtant, nullement anodin, ce scénario mène à de sérieuses déséquilibres tant sur le plan privé que collectif. La solitude, et, qui plus est, la vieillesse en solitaire ne constituent-elles pas nos ultimes terreurs ? Ne posent-elles pas des problèmes de plus en plus inquiétants à la société tout entière ? Il est d’autant plus étrange que dans notre culture pétrie de principes égalitaires cette excroissance d’un ordre ancestral reste un angle mort.

C’est à la tyrannie foncièrement inégalitaire de l’apparence physique qu’il faudrait probablement chercher des sources et des liens. Une évidence s’impose : notre regard demeure une quintessence de partialité. Il reste biaisé par essence et par éducation, résistant à toute érosion des croyances. Pour indulgent sinon aveugle qu’il se montre envers les « imperfections » physiques masculines, vis-à-vis des féminines il se révèle impitoyable. De sorte que les griffures des années, identiques tant en nature qu’en moments d’apparition chez les deux sexes - voyez les cheveux grisonnants, parmi bien d’autres - ne sont pas perçues de même manière, ni suivies d’effets similaires, tant s’en faut. Il en irait de même - autre territoire effleuré ici - de leur traitement artistique. Si c’est à travers ce seul prisme que l’on contemple peintures et sculptures, l’impression domine qu’à la féminité et à la masculinité les représentations des beaux arts ont toujours réservé un traitement contrasté : idéalisation des « vieux », enlaidissement, voire franc refus des « vieilles ».

Dans quelle logique s’inscrit, encore à l’heure actuelle, la « normalité » de cette situation inéquitable, en particulier au regard de ses conséquences ? Quelle place y occupe la nature, quelle place la culture ? La société reste muette, les chercheurs cherchent ailleurs. Trop occupées par leur devoir de plaire, si ce n’est leur atavique crainte de déplaire, les femmes elles-mêmes préfèrent ne pas encore poser trop de questions à ce sujet. Un jour, peut-être...

 Merci à l’auteure pour ce texte, qui est le chapitre 1 de son livre Elles sont jeunes...eux pas, par Auteurs Indépendants, collection "des sentiers", Paris, 2005, 129 pages.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 juin 2005

Suzanne Kadar



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