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Note de lecture
"Femmes, le pouvoir impossible", un livre de Marie-Joseph Bertini

4 septembre 2005

par Sandrine Basilico, Université de Nice

L’auteure commente le livre de Marie-Joseph Bertini, Femmes, le pouvoir impossible, Paris, Pauvert/Fayard, 2002, 252 p. La situation décrite est toujours actuelle.



C’est à l’heure de la loi sur la parité (1) que Marie-Joseph Bertini, philosophe et docteur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Nice, dénonce le véritable « apartheid linguistique » qui entrave le « processus d’émancipation » des femmes (p. 20).

Les médias comme prescripteurs de mythes

Bertini propose un ouvrage composé de dix chapitres. Après avoir analysé les représentations des femmes, tant dans l’imaginaire collectif que dans les médias, elle montre comment celles-ci sont adroitement écartées du pouvoir dans toutes les sphères de l’espace public.

Marie-Joseph Bertini

Dans un monde où les femmes tentent d’agir et d’exister à part entière, elles demeurent confrontées à de puissants obstacles dont le premier est le langage. L’auteur analyse avec soin le langage de journaux de référence de la presse écrite française tels que Libération, Le Monde, Le Nouvel Observateur ou L’Express. À partir de cette lecture, elle dévoile cinq figures fondatrices - la Muse, la Madone, l’Égérie, la Mère, la Pasionaria -, et montre que le but de ces figures est de maintenir vivante, dans la langue, la mémoire de l’incapacité fondatrice des femmes. Parmi elles, la figure de la Pasionaria se distingue nettement. Le recours obsessionnel à cette dernière révèle un impensé des médias à partir duquel se propage « une morale médiatique ».

Le premier chapitre met en exergue les médias en tant que prescripteurs des mythes fondant la nature et le statut des femmes. L’auteur analyse le discours normatif de deux quotidiens - Le Monde et Libération - et de deux hebdomadaires - Le Nouvel Observateur et L’Express - et montre comment celui-ci enferme le genre et l’action féminins dans des cadres aux contours stricts, issus d’une longue tradition de modèles de pensée. Les femmes ne peuvent dès lors que se positionner en référence à un système de normes masculines incarnant l’ordre du monde.

Les cinq figures féminines les plus familières du discours contribuent en effet à véhiculer la croyance profondément enracinée en un genre dévalorisé, celui de la femme. L’Égérie limite l’ambition féminine à une fonction de médiation, celle d’une « femme-passerelle » qui s’abolit comme fin et se revendique comme moyen, ne participant à l’espace public que par le biais du salon ou du café. Son pouvoir s’exerce donc dans la non-visibilité. La Muse s’objective davantage. Si l’Égérie est inspiratrice, la Muse, elle, est inspiration pour le créateur mais en même temps étrangère à la création. La Mère, quant à elle, n’est autre qu’une construction originellement masculine qui renvoie à des devoirs familiaux et réduit la femme à sa fonction reproductrice et maternante. Aussi, la Madone, figure hybride, exprime une tension entre sainteté et perversité. Enfin, Bertini montre longuement le caractère forcément passionnel de la Pasionaria dès lors qu’il s’agit de foi ou de conviction. L’auteur construit l’essentiel de son argumentation sur cette dernière figure, fréquemment utilisée par les médias et plus particulièrement la presse, pour dépeindre grossièrement et caricaturalement les femmes et leur action.

La « Pasionaria » comme figure centrale

L’appellation « Pasionaria » est attribuée historiquement à Dolorès Ibarruri, figure de proue du mouvement ouvrier espagnol du début du XXe siècle. Cette figure permet d’opérer de fascinants et ironiques raccourcis sociolinguistiques doublés d’une simplification de la réalité qui travestit en imperfections les valeurs morales et les conduites des femmes. Bref, elles en font toujours trop.

Bertini montre que la passion/compassion est associée à la femme en tant que sujet agissant, alors qu’à l’opposé, la raison est présentée comme un apanage masculin. L’action des femmes est donc aussitôt renvoyée à la sphère privée, la dimension personnelle étant toujours mise de l’avant dans leur façon d’agir, d’où la dialectique sphère privée/sphère publique. La femme n’existe donc que par rapport à l’homme, dans une société où les normes et pensées d’origine masculine absorbent toute transgression de l’ordre existant. La publicité et la parité en sont des exemples significatifs. Effectivement, « il est de bon ton aujourd’hui, notamment chez les publicitaires et les marchands de valeurs rapidement recyclées, de répéter que les valeurs dites « féminines » se développent dans la société. [...] la société ne se féminise pas : elle se maternalise, ce qui est bien différent » (p. 237-238). La dimension maternelle, catégorie centrale de la norme dominante, est donc pour l’auteur une preuve de la faillite du féminin.

L’opprimée, toutefois, est activement complice de l’oppresseur masculin. Car l’objet de l’étude entreprise par Bertini ne réside pas tant dans les métaphores elles-mêmes que dans la mise en évidence de la force avec laquelle elles s’imposent dans le discours de la presse contemporaine. Il y a là une sorte de déterminisme inféodé à la morale médiatique qui semble comparable à la terrible phrase de Freud à propos du féminin : « L’anatomie c’est le destin. ». Le pire n’étant pas tant que Freud ait prononcé cette phrase mais qu’elle soit si vraie aujourd’hui encore. Jusqu’à quand ?

L’espoir dans les sciences et la technique

La conséquence la plus forte de cette analyse consiste en une modélisation de l’agir féminin. Les femmes qui agissent ont une posture de combat. De l’action, elles ne sont censées connaître que le versant sommaire de la lutte. Voilà pourquoi l’expression « femmes en lutte » serait un pléonasme. La lutte, dit l’auteur, est incluse dans le féminin tant que celui-ci sera le produit d’une subordination.

Très complet et documenté, cet ouvrage suggère une histoire de l’organisation de l’invisibilité des femmes depuis Aristote jusqu’aux analyses du machisme des médias par Habermas (2). La psychanalyse y est soupçonnée d’être un pouvoir essentiellement masculin puisqu’elle est régulièrement appelée au secours de ceux qui voient un danger possible dans l’ébranlement de l’identité féminine et, en tout cas, une atteinte à l’intangibilité de la fonction de père. Sans forcément partager son point de vue, on appréciera la mise en rapport, très pertinente, de la conception du pouvoir avec la culture et avec la technique.

Tant qu’hommes et femmes continueront de se penser les uns et les autres dans la frontalité et la subordination, l’idée que les femmes sont des « êtres sous influence » continuera de s’imposer subtilement à travers le langage. Signalons encore la très judicieuse analyse du complexe de la « Dame de fer » qui suggère l’idée que les femmes sont de bien plus redoutables gouvernants que les hommes. À travers cet ultime affront de la langue au genre féminin, on pressent une histoire, des luttes, des bouleversements dont la parité n’aura été qu’un épisode ponctuel.

On peut regretter également que la déconstruction du processus d’intériorisation des normes sociales et culturelles n’aille pas jusqu’à inventer une sortie du mécanisme par lequel les victimes de l’oppression consentent à leur propre malheur. C’est, selon l’auteur, la technique et son pouvoir libérateur, voire révolutionnaire, qui pourraient renverser l’ordre établi et la pensée normative. Théorie qui prête à discussions... dont l’auteur se protège en se plaçant sous le registre de l’essai. Pour elle, notamment, les découvertes de la science au sujet d’une reproduction détachée de la sexualité seraient le moyen de renverser l’ordre et les mentalités. Or, cet espoir face à la science et à la technologie nous paraît quelque peu exagéré.

Ambitieux, le livre de Bertini s’inscrit dans le débat contemporain sur la parité et jette un éclairage indéniable sur la question.

 Bertini, Marie-Joseph (2002), Femmes, le pouvoir impossible, Paris, Pauvert/Fayard, 252 p.

Notes

1. L’ouvrage de Bertini est en effet paru juste avant les élections présidentielles et législatives françaises de 2002 qui mettaient en oeuvre la loi sur la parité adoptée en mai 2002, c’est-à-dire l’obligation des partis de présenter un nombre égal d’hommes et de femmes.
2. Voir à ce sujet, HABERMAS Jürgen (1962), L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 324 p.

Merci à l’auteure d’autoriser la reproduction de cet article sur Sisyphe. Première parution sur COMMposite.org.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 septembre 2005

Sandrine Basilico, Université de Nice


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