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Quinze thèses sur le capitalisme et le système prostitutionnel mondial

12 septembre 2005

par Richard Poulin, sociologue

Ce texte de Richard Poulin (1) est la première partie de l’éditorial du numéro d’Alternatives Sud (vol. XII, n° 3, 2005) qui paraîtra en septembre sous le titre de Prostitution, la mondialisation incarnée. Pour télécharger le texte entier, cliquez sur l’icône du document en format rtf.



La mondialisation néo-libérale est le facteur dominant aujourd’hui dans l’essor de la prostitution et de la traite des femmes et des enfants aux fins de prostitution. Elle accroît les inégalités sociales et exploite les déséquilibres entre les hommes et les femmes qu’elle renforce singulièrement. Elle s’incarne dans une marchandisation des êtres humains et dans le triomphe de la vénalité sexuelle. Cette industrie est à la confluence des relations marchandes capitalistes et de l’oppression des femmes, deux phénomènes étroitement entremêlés. Construit autour de quinze thèses, ce texte tente schématiquement de mettre en évidence certains éléments d’analyse nécessaires à la compréhension de la mondialisation des industries du sexe.

1. La mondialisation et l’industrialisation du commerce du sexe sont deux phénomènes étroitement imbriqués.

La prostitution a pris un caractère de masse et a essaimé dans le monde entier. La pornographie est largement répandue dans les sociétés. Les chiffres donnent le tournis. Les gains de ces industries sont colossaux : en 2002, on estime que la prostitution engendre des revenus de 60 milliards € et la pornographie 52 milliards € (Dusch, 2002 : 109 et 101) ; le chiffre d’affaires des agences de tourisme sexuel œuvrant à partir du Web est évalué à 1 milliard € par année ; les profits de la traite à des fins de prostitution sont évalués entre 7,8 et 13,5 milliards € par an (Konrad, 2002). Les êtres humains, principalement les femmes et les enfants, soumis à l’aliénation du commerce de leur sexe se comptent par dizaines de millions. Le nombre de personnes prostituées dans le monde est estimé, en 2001, à 40 millions (Healy, 2003). La clientèle croît à un rythme soutenu. Chaque année, environ 500 000 femmes victimes de la traite aux fins de prostitution sont mises sur le marché de la vénalité sexuelle dans les pays de l’Europe de l’Ouest (2) ; 75% des femmes victimes de cette traite ont 25 ans et moins, et une proportion indéterminée d’entre elles, très importante, est constituée de mineures. Environ 4 millions de femmes et d’enfants sont victimes chaque année de la traite mondiale aux fins de prostitution.

Au cours des années quatre-vingt-dix, en Asie du Sud-Est seulement, il y a eu trois fois plus de victimes de la traite à des fins de prostitution que dans l’histoire entière de la traite des esclaves africains. Selon Pino Arlacchi (cité par Demir, 2003) du Bureau des Nations Unies pour le contrôle des drogues et la prévention du crime, cette traite, qui a couru sur une période de 400 ans, aurait fait 11,5 millions de victimes, tandis que la traite aux fins de prostitution dans la seule région de l’Asie du Sud-Est a fait, en une décennie, 33 millions de victimes. Au cours des trois dernières décennies, les pays de l’hémisphère Sud ont connu une croissance vertigineuse de la prostitution et de la traite des femmes et des enfants à des fins prostitutionnelles. Depuis un peu plus d’une décennie, c’est également le cas des pays de l’ex-Union soviétique et de l’Europe de l’Est et centrale ainsi que des Balkans. Les êtres humains victimes de la traite mondiale à des fins de prostitution sont nettement plus nombreux que ceux qui sont l’objet d’un trafic aux fins d’exploitation domestique ou de main-d’œuvre à bon marché. On estime que 90% des personnes victimes de la traite le sont à des fins de prostitution (Eriksson, 2004).

La tendance est à la prostitution d’enfants de plus en plus jeunes ainsi qu’à leur utilisation dans la pornographie. Que la prostitution d’enfants de douze ou quatorze ans soit légale ou non n’interfère en rien dans les problèmes éthiques soulevés par cette marchandisation sexuelle. L’industrie de la prostitution enfantine exploite 400 000 enfants en Inde, 100 000 aux Philippines, entre 200 000 et 300 000 en Thaïlande, 100 000 à Taiwan, entre 244 000 et 325 000 aux États-Unis. En Chine populaire, il y a entre 200 000 et 500 000 enfants prostitués. Entre 500 000 et 2 millions d’enfants sont prostitués au Brésil. Quelque 35% des personnes prostituées du Cambodge ont moins de 17 ans et 60% des Albanaises qui sont prostituées en Europe sont mineures (3). Certaines études estiment qu’au cours d’une année, un enfant prostitué vend ses « services sexuels » à 2 000 hommes (Robinson, 1998). Un rapport du Conseil de l’Europe estimait, en 1996, que 100 000 enfants de l’Europe de l’Est se prostituaient à l’Ouest. À l’occasion du IIe Congrès contre l’exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales, qui a eu lieu à Yokohama, au Japon, l’Unicef (2001) évaluait à plus d’un million le nombre d’enfants - des fillettes principalement - prostitués par l’industrie sexuelle. En 2004, les chiffres tournent autour de deux millions d’enfants. Aujourd’hui, au moins un million d’enfants sont prostitués en Asie du Sud-Est seulement ; les pays les plus touchés sont l’Inde, la Thaïlande, Taiwan et les Philippines.

L’industrie de la prostitution représente 5% du PIB des Pays-Bas et de la Corée, entre 1 et 3% de celui du Japon et, en 1998, l’Organisation internationale du travail (OIT) a estimé que la prostitution représentait entre 2 et 14% de l’ensemble des activités économiques de la Thaïlande, de l’Indonésie, de la Malaisie et des Philippines (Lim, 1998). L’industrie pornographique est la troisième industrie en ordre d’importance du Danemark ; elle a connu un développement fulgurant en Hongrie, devenu l’un des endroits prisés par les producteurs de films. Les industries sexuelles sont désormais des industries considérables - des multinationales pour certaines d’entre elles, cotées à la bourse - générant des profits fabuleux et des rentrées importantes en devises fortes, ce qui a un effet sur la balance des paiements des pays et donc sur leurs comptes courants ; elles sont considérées comme vitales dans l’économie de plusieurs pays. La prostitution fait même partie de la stratégie de développement de certains États.

En outre, sous l’obligation de remboursement de la dette, de nombreux États d’Asie ont été encouragés par les organisations internationales comme le Fonds monétaire internationale (FMI) et la Banque mondiale - qui ont offert des prêts importants - à développer leurs industries du tourisme et de divertissement. Dans chacun des cas, l’essor de ces secteurs a permis l’envolée de l’industrie du commerce sexuel. Dans certains pays, comme au Népal, les femmes et les enfants ont été mis directement sur les marchés régionaux ou internationaux (notamment en Inde et à Hong Kong), sans que le pays ne connaisse une expansion significative de la prostitution locale. Dans d’autres cas, comme en Thaïlande, l’effet a été le développement simultané du marché local et des marchés régionaux et internationaux. Dans tous les cas, on observe que ces « marchandises » migrent des régions à faible concentration de capital vers les régions à plus forte concentration. Ainsi, par exemple, on estime que depuis dix ans, 200 000 femmes et jeunes filles du Bangladesh ont été victimes de la traite à des fins de prostitution vers le Pakistan, de 20 000 à 30 000 personnes prostituées de Thaïlande sont d’origine birmane et 150 000 personnes prostituées en provenance des Philippines, de Taiwan, de Thaïlande et de Russie ont été installées au Japon.

2. Les politiques libérales participent à l’essor des industries du sexe.

Avec le triomphe des valeurs libérales dans le processus actuel de la mondialisation, le sexe tarifé ainsi que sa représentation, la pornographie, ont connu, dans les dernières décennies, une normalisation. La soumission aux règles du marché et aux lois libérales contractuelles d’échange entraîne une acceptation de plus en plus étendue de la prostitution. Elle est désormais, pour un nombre important d’États et d’organisations, un « métier comme un autre », un simple « travail du sexe » et même un « droit » ou une « liberté ».

Depuis le début du nouveau millénaire, un certain nombre d’États a réglementé (légalisé) la prostitution (les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, etc.). Au nom de l’« autonomie » des personnes et du droit de « contrôler son propre corps » est défendu le « droit » à la prostitution et à la traite des femmes aux fins de prostitution. Cette idéologie libérale s’est imposée peu à peu. Pendant longtemps, elle n’a pas semblé normale, morale ou « naturelle » comme elle peut être perçue maintenant. Il a fallu des changements profonds et un ensemble de conditions propices à sa formulation en tant que « liberté ». Ces changements tiennent tout autant à la croissance des industries sexuelles qu’à la mondialisation néo-libérale, deux phénomènes étroitement imbriqués. Jamais dans l’histoire, la vénalité sexuelle n’a été aussi ample, profonde et banalisée. Les bouleversements qu’elle entraîne sont radicaux pour le tissu social et dans les mentalités. On assiste à la prostitutionnalisation de régions entières du globe et à une pornographisation des imaginaires sociaux, non seulement des systèmes de représentations, mais aussi de certaines façons de penser et d’agir.

La légalisation (réglementation) de l’industrie de la prostitution, proxénétisme y compris, a pour effet d’engendrer une croissance notable des industries du sexe et, par conséquent, entraîne une expansion de la traite à des fins de prostitution. Les Pays-Bas sont un bon indicateur de l’expansion de l’industrie sexuelle et de la croissance de la traite à des fins de prostitution : 2 500 personnes prostituées en 1981, 10 000 en 1985, 20 000 en 1989 et 30 000 en 2004. Il y a 2 000 bordels dans le pays et au moins 7 000 lieux voués au commerce du sexe ; 80% des personnes prostituées sont d’origine étrangère et 70% d’entre elles dépourvues de papiers, ayant été victimes de la traite. En 1960, 95% des prostituées des Pays-Bas étaient néerlandaises, en 1999, elles ne sont plus que 20%. Dans ce pays, la légalisation devait mettre fin à la prostitution des mineurs, or l’Organisation pour les Droits de l’enfant, dont le siège est à Amsterdam, estime que le nombre de mineurs qui se prostituent est passé de 4 000 en 1996 à 15 000 en 2001, dont au moins 5 000 sont d’origine étrangère. Durant la première année de la légalisation néerlandaise, les industries du ont connu une croissance sexe de 25% (Daley, 2001).

Au Danemark, au cours de la dernière décennie, le nombre de personnes prostituées d’origine étrangère, victimes de la traite, a été multiplié par dix. En Autriche, 90% des personnes prostituées sont originaires d’autres pays, et en Italie, les ressortissantes de l’étranger constituent entre 67 et 80% des personnes prostituées (Covre et Paradiso, 2000). En Allemagne, 75 à 85% des personnes prostituées sont d’origine étrangère. En 2003, on estime, en Grèce, à 20 000 les victimes de la traite aux fins de prostitution par année, tandis qu’elles étaient 2 100 par année au début de la décennie précédente. En dix ans, de 1990 à 2000, 77 500 jeunes femmes étrangères ont été la proie des trafiquants. Ces jeunes femmes, souvent des mineures, ont un prix d’achat sur les marchés balkaniques de 500 €.. Il y a dix ans, le nombre de personnes prostituées d’origine grecque était estimé à 3 400 ; aujourd’hui, leur nombre reste plus ou moins le même, mais avec l’explosion de l’industrie prostitutionnelle, le nombre de personnes prostituées d’origine étrangère a été multiplié par dix (Mitralias, 2003). LES POLITIQUES GOUVERNEMENTALES SONT UN FACTEUR DÉCISIF DANS LA PROLIFÉRATION DES INDUSTRIES PROSTITUTIONNELLES ET DE LA TRAITE QUI EN EST UN COROLLAIRE AINSI QUE DANS LEUR RENTABILITÉ.

3. La paupérisation de nombreuses régions du globe crée les conditions propices à toutes les formes de trafic, de traite et de prostitution d’êtres humains.

Les plus touchés proviennent principalement des pays du Sud et de l’Est. À l’échelle de ces régions, le bouleversement des structures sociales dû au triomphe de l’économie capitaliste néo-libérale affecte grandement les zones rurales, pousse aux migrations vers les villes, favorise l’économie informelle, notamment les industries du sexe, et les déstructurations sociales. De même, l’extension de l’économie de marché et la croissance des inégalités sociales, renforcées par les plans d’ajustement structurel, les endettements importants des États ainsi que la financiarisation de l’économie sont loin d’exclure ou de marginaliser ses victimes. La mondialisation tire même avantage à « les produire » pour son plus grand profit. Les laissés-pour-compte - largement des femmes et des enfants - sont en réalité « la source des rentes les plus fortes de l’économie mondialisée » (Maillard, 2001 : 60).

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Notes

1. Professeur de sociologie à l’Université d’Ottawa et auteur de La mondialisation des industries du sexe, Paris, Imago, 2005. L’auteur remercie François Houtard qui, lors du Congrès Marx International IV, a repris au vol sa suggestion de consacrer une numéro d’Alternatives Sud à la question de la mondialisation de la prostitution.
2. Selon différentes sources, dont la Commission des droits de la femme et de l’égalité des chances du Parlement européen (2003) et Europol (2001).
3. Chacune des données s’appuie sur des sources qu’il serait fastidieux de citer dans le cadre de ce texte. Les lecteurs peuvent consulter mon livre (Poulin, 2005) où elles sont détaillées.

Richard Poulin, sociologue

P.S.

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