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Les politiques européennes et internationales sur la traite des êtres humains encouragent le proxénétisme

12 septembre 2005

par Grégoire Théry

Cet article est un extrait retravaillé du mémoire de fin d’études que M. Grégoire Théry, un jeune chercheur, a soutenu en juin 2005 à l’Institut d’études politiques (IEP) de Strasbourg, Université Robert Schuman. Le mémoire s’intitule : Analyse et remise en cause de la dépénalisation du proxénétisme par l’Union européenne et il a été réalisé spus la direction de M. Yves Gautier, directeur de l’IEP de Strasbourg. Dans quelques semaines, Sisyphe proposera un autre texte extrait de ce mémoire, qui portera sur les moyens juridiques de lutter efficacement contre la prostitution en Europe. Ces textes, qui concernent l’Union européenne, pourraient inspirer à des citoyen-es d’autres régions du monde des réflexions et des solutions nouvelles. M. Théry souhaite que la publication de son article dans Internet suscite des réactions et des critiques qui lui permettront d’avancer dans sa réflexion.



Depuis 1995 environ, l’Union européenne, les Nations Unies et le Conseil de l’Europe ont progressivement abandonné toute condamnation du proxénétisme et toute volonté de lutter contre le développement de la prostitution. Subissant la déferlante d’un mouvement libéral favorable à la prostitution et aux bénéfices qu’elle engendre, les institutions européennes et internationales ont en effet progressivement accepté un compromis visant à dépénaliser le proxénétisme à travers l’élaboration d’une politique commune en matière de lutte contre la traite des êtres humains. [...]

Les différents textes dont se sont dotées les organisations internationales et européennes depuis 1990 ont tous pour point commun de poser une rupture fondamentale avec la Convention onusienne de 1949 (1). En effet, contrairement à celle-ci, tous dépénalisent l’ « exploitation de la prostitution » (2) et le proxénétisme. De plus, tous dissocient la question de la traite des êtres humains de celle de la prostitution et du proxénétisme. Ce faisant, ces textes multiplient les raisonnements complexes, pour ne traiter que de la traite des êtres humains, qui a pour finalité essentielle la prostitution, sans porter de jugement sur celle-ci ni même sur son exploitation par autrui.

1. Protocole de Palerme des Nations Unies et abandon de la Convention de 1949 et de la condamnation du proxénétisme

Aujourd’hui encore, la thèse, présentée ci-dessus, affirmant que les organisations internationales ont abandonné la Convention de 1949 et sa condamnation du proxénétisme est loin de faire l’unanimité. Beaucoup d’abolitionnistes - c’est notamment le cas de la Coalition Against Trafficking in Women (3), ne reconnaissent pas cette évolution et affirment que les textes adoptés (4) par les organisations internationales depuis 1996 sont toujours fidèles à la Convention de 1949 et à sa condamnation du proxénétisme.

Cet exposé s’attache à démontrer que cette affirmation est fausse. Il faut tout d’abord rappeler que la Convention onusienne de 1949 considère dans son préambule que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine… » Son article premier précise notamment que « les parties présentes conviennent de punir toute personne qui, pour satisfaire les passions d’autrui, exploite la prostitution d’une autre personne, même consentante. »

L’analyse détaillée de certains articles du protocole de Palerme ainsi que des notes explicatives qui les accompagnent permet de démontrer que le protocole abandonne la condamnation du proxénétisme et la Convention de 1949. Cette analyse nous est par ailleurs particulièrement utile puisque la décision cadre du 19 juillet 2002 du Conseil de l’Union européenne (5) reprend presque textuellement l’article 3 du protocole de Palerme.

L’article 3 du protocole est consacré à la terminologie. Il permet de définir la notion de « traite des personnes ».

    « Aux fins du présent Protocole :
    a) L’expression "traite des personnes" désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation.
    L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ;
    b) Le consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a) du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a) a été utilisé. »

La définition proposée identifie tout d’abord les différentes étapes de la traite : « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes ». On aborde ensuite les conditions dans lesquelles la décision (ou l’acceptation) d’être recruté, transporté, hébergé ou accueilli a été prise. En effet, on convient de ne parler de traite que si la personne recrutée, transportée, hébergée, transférée ou accueillie a été soumise à l’une des contraintes suivantes :

 « la menace de recours ou à le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte » ;
 « enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité » ;
 « l’offre de paiements ou d’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation ».

Le terme « exploitation » est alors défini comme comprenant « au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ».

On doit donc conclure de cet article que le recrutement, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’une personne par une autre afin d’exploiter les revenus de sa prostitution ne sont condamnables que lorsque l’un des moyens énumérés exhaustivement à l’alinéa a) est utilisé. A l’inverse donc, le recrutement, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’une personne afin de tirer profit des revenus de sa prostitution n’est pas qualifié de traite et n’est donc pas condamnable lorsque aucun des moyens cités à l’alinéa a) n’a été utilisé. Cet article ne condamne donc nullement l’exploitation de la prostitution d’autrui mais uniquement, dans certaines conditions, la traite aux fins de l’exploitation de la prostitution. Cet article reconnaît donc la possibilité pour les réseaux proxénètes de recruter, transporter ou héberger une personne et d’exploiter la prostitution de cette personne lorsque les moyens de contrainte listés exhaustivement n’ont pas été utilisés. La condamnation, en soi, du proxénétisme est donc ici abandonnée.

La présence du terme « exploitation de la prostitution » et du paragraphe indiquant que le consentement de la victime était indifférent lorsqu’un des moyens cités à l’alinéa a) était utilisé (article 3, alinéa b), a fait dire à certains analystes que cette convention et son protocole s’inscrivaient dans la lignée de la Convention de 1949 et participaient donc à la lutte contre le proxénétisme (6) .

La lecture des notes explicatives du Protocole nous montre à nouveau que l’esprit du Protocole n’est certainement pas de condamner l’exploitation de la prostitution d’autrui puisqu’il se garde même d’en donner une définition : « Il conviendrait d’indiquer dans les travaux préparatoires que le Protocole traite la question de l’exploitation de la prostitution d’autrui et d’autres formes d’exploitation sexuelle uniquement dans le contexte de la traite des personnes. Il ne définit ni les termes "exploitation de la prostitution d’autrui" ni les termes « autres formes d’exploitation sexuelle ».

L’article 3 du Protocole reprend certes le terme d’ « exploitation de la prostitution d’autrui » mais, d’une part, ne le définit pas, et d’autre part, en abandonne, comme nous l’avons montré précédemment la condamnation présente dans la Convention de 1949 (7).

La notion de consentement

La présence de la référence au « consentement » doit elle aussi être relativisée. En effet, d’après le texte, le consentement de la victime doit être considéré comme indifférent, mais uniquement si l’un des moyens énoncés à l’alinéa a) a été utilisé. Or tous les moyens utilisés à l’article a) renvoient à des situations où la notion de consentement perd tout son sens. En effet, comment peut-on parler de consentement face au recours à la force ou face à la menace de recours à la force, face à la contrainte ? Peut-on consentir à être enlevé, à être trompé, à subir une fraude ou un abus de situation de vulnérabilité ?

Il est à nouveau très instructif de lire les notes explicatives : « Il conviendrait d’indiquer dans les travaux préparatoires que l’abus d’une situation de vulnérabilité s’entend de l’abus de toute situation dans laquelle la personne concernée n’a pas d’autre choix réel ni acceptable que de se soumettre ».

Le raisonnement paraît ici absurde. Le consentement d’une personne victime de la traite doit être considéré comme indifférent si elle a été victime d’un « abus de situation de vulnérabilité », c’est-à-dire si elle n’a pas eu « d’autre choix réel ni acceptable que de se soumettre ». Autrement dit : « Si la victime consentante n’était pas consentante, son consentement ne doit pas être pris en compte ».

L’indifférence effective du consentement de la victime aurait pu, en soi, signifier que la distinction entre prostitution « forcée » et prostitution « libre » n’était pas d’actualité et que toute exploitation de la prostitution d’autrui était condamnable. La traite et l’exploitation de la prostitution d’une personne, même consentante, auraient en effet été condamnables. Ce qui aurait représenté une défaite pour ceux qui affirment que la prostitution peut être « libre » ou « forcée » et que seule l’exploitation de la prostitution « forcée » doit être condamnée. Mais comme nous venons de le montrer, l’indifférence quant au consentement de la victime ne vaut que dans les situations où il y a paradoxalement forcément eu contrainte ou violence. L’accent reste donc bel et bien porté sur la contrainte, la distinction entre prostitution forcée et prostitution libre reste donc la règle, et seules la traite et l’exploitation de la prostitution forcée (sous contrainte, avec violence, avec abus d’une situation de vulnérabilité) sont condamnables. S’il y a eu consentement d’une victime et que les moyens évoqués à l’alinéa a) n’ont pas été utilisés, alors l’exploitation de la prostitution de la victime n’est pas condamnable. La condamnation de l’exploitation de la prostitution est conditionnée et n’existe donc plus en soi.

Ainsi la signature de la « Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée », présentée parfois comme une avancée historique dans la lutte contre la traite des êtres humains (8), signifiera en fait l’abandon de la lutte contre le proxénétisme et de toute prise de position éthique sur la prostitution, de tout débat sur les violences physiques et psychologiques inhérentes au fait même de se prostituer, ainsi que de toute réflexion sur l’image que le système prostitutionnel nous renvoie sur les rapports entre hommes et femmes et sur la sexualité.

2. Evolution confirmée par le projet de convention de lutte contre la TEH du Conseil de l’Europe

Ce revirement est actuellement confirmé par les négociations qui ont lieu depuis 2004 au Conseil de l’Europe (9) en vue d’élaborer un nouveau projet de convention de lutte contre la traite des êtres humains. En effet, comme me l’a affirmé un membre de la division « égalité » du Conseil de l’Europe et membre du Comité ad hoc pour la lutte contre la traite des êtres humains (CAHTEH) (10), certaines délégations font tout pour que la question de la prostitution ne réapparaisse pas dans les textes de conventions. Si jamais elle apparaît, ces délégations s’empressent de préciser, comme c’était le cas dans les notes explicatives du protocole de Palerme, que la condamnation de l’exploitation de la prostitution dans le cadre de la lutte contre la traite des êtres humains n’a aucune incidence sur les législations des Etats membres relatives à la prostitution et à son exploitation.

Sans faire même référence à la prostitution et n’évoquant que les difficultés de négociations liées au sujet de la traite des êtres humains en général, Jean-Sébastien Jamart, président du CAHTEH, dénonce l’absence de volonté politique de certains Etats dans un discours du 22 février 2005 : « Les difficultés juridiques nous servent de paravents pour ne pas faire un choix plus politique, qui est de lutter contre les trafiquants d’êtres humains, même par des méthodes et des moyens que nous ne connaissons pas en droit interne… L’ambition du droit international ne devrait pas être de constater le plus petit dénominateur commun, mais au contraire de fixer l’objectif idéal à atteindre. »(11)

L’ambition affichée par le Conseil de l’Europe, et qui avait justifié une nouvelle convention sur la traite des êtres humains était d’introduire des mesures de « protection des victimes » de la traite des êtres humains, mais aussi des dispositions visant à décourager la « demande » (12) de « prestations sexuelles » par les clients des personnes prostituées. Or, de l’avis même de plusieurs membres du CAHTEH que j’ai rencontrés au Conseil de l’Europe à la fin des négociations, celles-ci ont été très difficiles et ont abouti à un résultat « décevant ». L’existence d’une demande forte participant activement au fait que des femmes soient « livrées à la prostitution » a bien été soulevée dans les débats, mais les Etats comme les Pays-Bas et l’Allemagne, où le proxénétisme et la prostitution se sont vus offrir une nouvelle légitimité, ont tout fait pour que le découragement de cette demande ne soit pas contraignant et ne fasse pas explicitement référence à la prostitution. […]

3. La dépénalisation du proxénétisme comme élément fondateur de la politique européenne de lutte contre la traite des êtres humains

A partir de 1996, l’Union européenne, tout en s’affirmant incompétente en matière de régime juridique encadrant la prostitution et le proxénétisme (13), a pris un tournant historique en abandonnant la condamnation du proxénétisme.

En janvier 1996, Le Parlement européen adopte une résolution sur la traite des êtres humains (14). Ce texte est le dernier texte européen faisant référence à la convention onusienne de 1949. Il fait par ailleurs référence à une résolution du Conseil du 14 avril 1989 sur « l’exploitation de la prostitution et le commerce des êtres humains ». Jusqu’en 1996, on constate donc que la question de traite des êtres humains n’est pas dissociée de celle de l’exploitation de la prostitution d’autrui. Par ailleurs, la Convention de 1949 reste encore une référence jusqu’en 1996.

Un an après, le Conseil adopte l’action commune du 24 février 1997 « relative à la lutte contre la traite des êtres humains et l’exploitation sexuelle des enfants ». Ce texte ne fait plus référence à la Convention de 1949, ce qui est parfaitement logique puisqu’il abandonne la condamnation de l’exploitation de la prostitution d’autrui, qu’il remplace par la condamnation « de l’exploitation sexuelle des enfants ».

Aujourd’hui, la décision-cadre Conseil du 19 juillet 2002 « relative à la lutte contre la traite des êtres humains » est le texte de référence de la politique européenne en matière de traite des êtres humains. Son article premier reprend presque textuellement l’article 3 du Protocole de Palerme analysé ci-dessus. On peut donc en tirer les mêmes conclusions : la condamnation de l’exploitation de la prostitution est abandonnée et la traite des êtres humains aux fins d’exploitation de la prostitution n’est condamnable que lorsque certaines conditions sont réunies (15).

Il est impressionnant de noter que ce revirement a été aussi radical que discret. Sous l’influence du puissant mouvement « pro-prostitution » mené par les Pays-Bas, l’Union européenne a ainsi développé une politique qui a consisté à attirer l’attention des Etats membres sur « le pire » (la traite des êtres humains) pour légitimer l’inacceptable (la prostitution et son exploitation).

On peut avancer que la politique de lutte contre la traite des êtres humains, telle qu’elle a été conceptualisée depuis les années 1990, a eu pour fonction de donner une nouvelle légitimité au fait de tirer profit de la prostitution d’autrui. En opérant de nombreuses distinctions : prostitution de mineurs contre prostitution d’adultes, prostitution de personnes contraintes contre prostitution de personnes consentantes, exploitation de la prostitution contre traite des êtres humains, la politique de lutte contre la traite des êtres humains a distingué et hiérarchisé différentes formes d’exploitation de la prostitution d’autrui afin d’affirmer au final que seules certaines conditions d’exploitation de la prostitution étaient condamnables.

Face à d’autres Etats européens qui ne partageaient pas forcément leur vision (pro-prostitution et pro-proxénète), les Pays-Bas ont développé une stratégie très efficace qui consistait à dire que puisque tous les Etats n’étaient pas d’accord pour condamner les mêmes formes d’exploitation de la prostitution, il était cependant possible de s’accorder à condamner ce que tous refusaient, c’est-à-dire la traite des êtres humains. Les Etats membres de l’Union européenne ont donc accepté de condamner ensemble la traite des êtres humains. Ce faisant, ils ont accepté de dissocier traite des êtres humains et prostitution et de ne condamner que certaines formes d’exploitation de la prostitution d’autrui, ouvrant ainsi la voie à la dépénalisation du proxénétisme et à la normalisation de la prostitution.

Dans un rapport de mars 2002, intitulé Le Système de la Prostitution : Une violence à l’encontre des femmes, la sous-commission « Prostitution et traite des êtres humains à des fins sexuelles », dont Malka Marcovich était rapporteuse, évoque ce processus : « Les arguments utilisés sont les suivants : la prostitution reste une question contentieuse et les pays ont des systèmes légaux différents. S’il est peu probable de dégager un consensus sur la reconnaissance de l’illégalité de la prostitution, en revanche, un accord peut émerger sur la question de la traite. Nombre de gouvernements et d’ONG ont accepté ces arguments sans plus de débat. La séparation entre la traite et la prostitution commence alors à apparaître dans nombre de textes régionaux. Ainsi, la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union européenne qui constituera le préambule de la Constitution de l’Union européenne ne mentionne pas la prostitution mais affirme que la traite des êtres humains est interdite (article 5) ».

4. L’acceptation du proxénétisme ancrée dans la politique de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe en matière de lutte contre la traite des êtres humains

Que ce soit au Parlement, au sein de la Commission ou lors des négociations au Conseil, les avis divergent encore sur la question de la légalisation de la prostitution et du proxénétisme (16). Pourtant, l’abandon de la condamnation du proxénétisme est bien ancré dans la politique européenne de lutte contre la traite des êtres humains. Il suffit en effet qu’un seul Etat membre refuse fermement de revenir en arrière sur sa politique « pro-prostitution » et « pro-proxénétisme » pour que la condamnation du proxénétisme n’apparaisse pas dans les textes européens. En effet, la politique de lutte contre la traite des êtres humains est développée dans le cadre du « 3ème pilier » de l’Union européenne, consacré à la « Justice et aux Affaires intérieures ». Or dans ce contexte, comme le prévoit l’article 34 du Traité sur l’Union Européenne, le Conseil, composé des représentants de tous les Etats membres, ne peut arrêter une décision-cadre qu’en statuant à l’unanimité. Autrement dit, il suffit qu’un seul pays refuse de condamner le proxénétisme pour que le Conseil ne puisse adopter une décision-cadre à ce sujet. D’autant plus que l’Union européenne affirme toujours que le choix du régime juridique encadrant la prostitution et le proxénétisme relève non pas de ses compétences mais de celles des Etats membres (lire note 13 à ce sujet).

Lors des négociations internationales relatives à la traite des êtres humains, l’Union européenne et ses Etats membres refusent donc désormais d’aborder la question de la condamnation du proxénétisme ainsi que celle de la condamnation de l’ « achat de services sexuels », car ces questions ont été traitées et exclues volontairement de la politique européenne de lutte contre la traite des êtres humains. Ainsi, par exemple, lors des négociations au Conseil de l’Europe pour l’adoption d’une nouvelle Convention pour la répression de la traite des êtres humains, les pays de l’Union européenne votaient en respectant les dispositions de la politique européenne de lutte contre la traite des êtres humains. Lorsque les articles concernés relevaient de domaines où l’Union est compétente, la Commission exprimait officiellement sa position qui devenait celle de tous les Etats membres. Les Etats membres de l’Union votaient ensuite chacun avec leur voix mais en respectant la position officielle européenne. Ainsi, si un Etat membre du Conseil de l’Europe proposait une disposition condamnant le proxénétisme, les Etats membres de l’Union européenne qui auraient pu soutenir cette disposition, ne pouvait pas le faire car ils devaient avant tout respecter la position commune européenne sur ce sujet qui refuse en l’occurrence de condamner le proxénétisme dans sa politique de lutte contre la traite des êtres humains.

En fait, comme l’expliquait un membre du Comité ad hoc sur la traite des êtres humains, avant chaque vote d’une disposition ou d’un amendement sur la Convention, les Etats membres de l’Union européenne se réunissaient lors d’une réunion préparatoire pour définir leur position commune. Or, comme ce domaine relève de l’unanimité (nous l’avons expliqué précédemment), dans les situations où un nombre très restreint d’Etats était formellement opposé à une disposition, la Commission était obligée de considérer ce refus comme la position commune de l’Union. Ainsi au lieu d’avoir par exemple 22 voix pour une nouvelle disposition au Conseil de l’Europe et 3 contre, les 25 Etats étaient obligés d’entériner le refus de 3 Etats en respectant la position commune de l’Union et en votant tous contre la disposition concernée. Or, les 25 Etats membres de l’Union européenne représentent une majorité de voix au Conseil de l’Europe. On peut donc affirmer qu’un seul Etat de l’Union européenne fermement opposé à une disposition relative à la condamnation du proxénétisme peut bloquer à lui seul son adoption par le Conseil de l’Europe.

C’est pourquoi nous pouvons affirmer que la dépénalisation du proxénétisme est solidement ancrée dans la politique européenne de lutte contre la traite des êtres humains puisque tant qu’il y aura ne serait-ce qu’un pays membre de l’Union européenne défendant le proxénétisme, les textes européens mais aussi les conventions du Conseil de l’Europe ne pourront pas connaître d’évolution en la matière.

Sisyphe publiera bientôt un autre texte du même auteur sur les moyens juridiques de combattre le proxénétisme.

 Lire un entretien réalisé par l’auteur avec Marie-Victoire Louis : « Les rapports entre traite des êtres humains et proxénétisme ».

Notes

1. Convention des Nations Unies du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui.
2. Terme utilisé dans la Convention onusienne de 1949 « pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui ». Le choix de ce terme, à la place de celui de « proxénétisme » mériterait d’être analysé. Lire sur ce point Marie-Victoire LOUIS, « Pour construire l’abolitionnisme du 21ème Siècle, Cahiers Marxistes, juin-juillet 2000, n°216, p.123 à 151.
3. RAYMOND Janice G., « Guide du nouveau protocole sur la traite des Nations Unies ».
4. * Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes en particulier des femmes et des enfants, dit « Protocole de Palerme ».
* Décision-cadre du Conseil (institution de l’Union européenne) du 19 juillet 2002 « relative à la lutte contre la traite des êtres humains. »
* Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, mai 2005.
5. Décision-cadre du Conseil n°2002/629/JAI, 19 juillet 2002, JOUE, n°L2°3 p.1-4.
6. RAYMOND, Janice, op.cit.
7. « Préambule et article premier de la Convention des Nations Unies du 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui »
8. Voir note 3.
9. Je précise ici que le Conseil de l’Europe n’est pas une institution de l’Union européenne mais une organisation internationale (comme l’ONU) qui regroupe des Etats qui ne font pas tous partie de l’Union européenne.
10. Comité chargé par le Conseil de l’Europe d’ « encadrer » les négociations et la rédaction de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains.
11. Jean-Sébastien Jamart, président du CAHTEH, discours du 22 février 2005 adressé aux représentants des Etats parties à la Convention.
12. Les termes « protection de victimes » et « découragement de la demande » ont été au cœur des débats lors des négociations de la dernière Convention du Conseil de l’Europe sur la traite des êtres humains. Pourtant, à la lecture de la Convention, il est très difficile, voire impossible de comprendre réellement ce que signifient ces termes qui ont volontairement été dilués dans des articles complexes perdant bien souvent leur sens, de l’aveu même des rédacteurs de la Convention. Ces deux termes recouvrent pourtant deux questions fondamentales qui auraient dû faire l’objet de propositions audacieuses s’il y avait eu, de la part de l’ensemble des Etats parties à la Convention, une volonté politique de lutter contre la traite des êtres humains.
13. Les institutions européennes ont, à de nombreuses reprises, rappelé que le choix du régime juridique encadrant la prostitution et le proxénétisme ne fait pas partie de ses compétences. Ce qui explique pourquoi, malgré l’abandon de la condamnation du proxénétisme par l’Union européenne, les Etats membres restent libres, juridiquement, d’autoriser ou de condamner le proxénétisme.
Lire la réponse du Conseil à la question écrite E-0867/98 posée par la députée européenne Armelle GUINEBERTIERE (UPE) (31 mars 1998), objet : projet de loi néerlandais relatif au traitement de la prostitution et du proxénétisme. Lire aussi la réponse de la Commission à la question écrite du député européen Jens-Peter BONDE (EDD), juillet 2002. « Ce sujet relève de la compétence nationale des Etats membres et chaque Etat membre peut choisir soit de considérer la prostitution comme une forme d’exploitation à laquelle il convient de mettre fin, soit comme une profession qu’il faut réglementer. »
14. Résolution du Parlement sur la traite des êtres humains (18/01/1996), JO C 032 du 05/02/1996, p.0088
15. Voir ci-dessus, analyse de l’article 3 du protocole de Palerme.
16. Lire notamment la dernière proposition de résolution du Parlement européen sur « les conséquences de l’industrie du sexe dans l’Union européenne ». Par ailleurs, on remarque qu’aujourd’hui, les Suédois et les Hollandais, appliquent des politiques fondamentalement différentes en matière de prostitution, de proxénétisme et de pénalisation de l’« achat de services sexuels », en prétendant pourtant les uns comme les autres, appliquer la politique européenne de lutte contre la traite des êtres humains. J’ai développé cette analyse dans mon mémoire dont cet article s’inspire. Cette analyse, qui mérite d’être approfondie, pourrait faire l’objet d’un autre article.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 septembre 2005.

Grégoire Théry


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