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Le chemin de Buenos Aires : la prostitution, hier et aujourd’hui

12 septembre 2005

par Silvia Chejter, sociologue

Cet article est un large extrait d’un texte très élaboré publié dans Alternatives Sud, « Prostitution, la mondialisation incarnée », vol. XII, n° 3, septembre 2005, qui paraîtra à la fin de septembre.



Préambule

Je suis entrée en contact avec le monde de la prostitution en tant que sociologue. J’ai réalisé ma première enquête sur ce thème en 1998 en me basant principalement sur des entrevues de prostituées adultes et adolescentes. Au fil des ans, je suis restée proche d’elles et préoccupée par leur sort, j’ai tenté de vaincre l’impuissance que je ressens face à la prostitution d’aujourd’hui. Si j’avais vécu à une autre époque, je suppose que j’aurais ressenti la même chose.

Lorsque j’ai commencé à élaborer ce texte, la question était de savoir si la prostitution d’aujourd’hui différait de celle d’hier. J’ai commencé par énumérer et identifier les différences. J’avais toutefois des images qui me revenaient sans cesse de mes précédentes visites dans des bordels, les voix des prostituées à qui j’ai parlé, et des quelques clients ainsi que de ceux qui aiment à s’appeler les « entrepreneurs de la nuit ». Tout cela me fit penser que peu de chose avait changé (1).

Lors d’une visite récente - il y a environ un an -, je me suis rendu dans un bordel dans une ville portuaire de l’intérieur du pays. Il y avait un immense salon, avec une scène de spectacles, une musique bruyante, et des femmes dans la pénombre, beaucoup plus de femmes que d’hommes, à moitié nues et très maquillées. La plupart discutaient entre elles, d’autres avec les rares clients présents à cette heure-là. Il était environ minuit. Au fond, un petit couloir débouche sur un escalier qui mène aux chambres où sont conduits les clients, mais où dorment aussi les femmes. L’excuse que j’invoque, pour entrer au bordel, est celle d’une étude sur les femmes immigrées. Cela m’a permis d’obtenir l’accord de la maîtresse des lieux pour des entretiens avec les étrangères. Cette nuit-là, j’ai pu discuter avec vingt-cinq femmes étrangères. Je n’ai pas pu savoir combien de femmes il y avait au total, mais d’après ce que j’ai pu voir, il devait y en avoir deux fois plus ; la moitié des prostituées étaient donc argentines. Les étrangères venaient presque toutes du Paraguay (vingt-trois), deux étaient brésiliennes.

La plupart tentaient de masquer leur jeune âge - dix-huit ou dix-neuf ans à peine - sous un épais maquillage ; certaines sont un peu plus âgées, mais très peu dépassent les trente ans. Les autres, celles que nous n’avons pas interviewées, les Argentines, ne se différencient en rien des étrangères (ni en âge, ni en apparence, ni en vêtements). Les conversations se sont déroulées en la présence de la sous-maîtresse (2). Cette situation exceptionnelle m’était imposée et m’a empêchée de me rapprocher, comme je l’aurais souhaité, des femmes. Les rares moments où la sous-maîtresse s’éloignait (quelques minutes à peine), les femmes tombaient leurs masques et je ne voyais plus que des regards d’une infinie tristesse. Mais ce n’est pas de cela que je vais parler, ni de leurs histoires, car je ne parviendrais pas à transmettre la douleur, la souffrance, la tristesse et l’impuissance que j’ai pu ressentir.

Alors que je me demandais quelles étaient les différences entre la situation actuelle et passée, ce que j’ai vu et entendu m’a rappelé des images et des paroles fréquemment entendues pour décrire le quotidien des bordels : en d’autres contextes, à d’autres moments, au cinéma, dans des romans ou des essais. Parmi celles-ci, l’image que je viens de décrire : un bordel comportant un espace où l’on boit et où l’on discute, pas seulement les clients avec les femmes, mais aussi les groupes d’hommes entre eux, qui boivent, fument, discutent, se vantent, blaguent. Ces bordels existent en Argentine depuis la fin du XIXe siècle, mais il y a cinquante ans, c’était un orchestre de Tango qui assurait le spectacle sur scène. Aujourd’hui, l’ambiance est assurée par une jeune femme (une Brésilienne, dans ce cas-ci) effectuant un strip-tease sur un morceau de musique choisie.

J’ai toujours lu qu’on retrouvait parmi les clients des bordels des professionnels, des politiciens, des entrepreneurs, des étudiants, des commerçants, des ouvriers. Dans le bordel où je me suis rendue, il y avait effectivement un commerçant, deux ou trois hommes d’affaires, un marin et un étudiant. La sous-maîtresse, une Argentine ex-prostituée, était montée en grade et dirigeait aujourd’hui directement le bordel, même si elle se plaignait que certaines filles s’étaient mariées avec des personnalités de la région (ce qui signifiait une grande perte pour elle).

Ce simple fait, que l’on retrouve dans d’autres témoignages, illustre la limite floue qui est censée séparer le monde de la prostitution du monde de tous les jours. La sous-maîtresse, une femme de 81 ans, avait un fils entrepreneur et homme politique connu, deux fils médecins et était même propriétaire de nombreuses propriétés dans la ville. Cela ne constitue qu’un exemple de la coexistence au quotidien de la prostitution dans la vie de tous les jours, sans oublier les clients ; de quel côté de la limite se trouvent-ils au juste ?

Je me souviens d’autres témoignages directs précédents : le médecin qui, avant de rejoindre son poste à l’hôpital, passait tous les jours au bordel, dont il était l’un des membres associés, pour toucher les gains de la nuit ; ou la fille de douze ans qui aidait dans le bar du bordel au moment où un juge entra et lui demanda : - « Mais qu’est-ce que tu fais là ? » et elle, qui l’avait déjà vu derrière son bureau au Tribunal, lui répondit ironiquement : - « Et vous ? » Le juge n’était pas en fonction ; il ne s’agissait pas d’une perquisition ni d’un quelconque devoir d’enquête… il prenait simplement un verre ; le cas d’un propriétaire d’un concessionnaire de voitures également propriétaire de plusieurs bordels, etc. ; les femmes victimes de la traite qui ont monté les échelons pour devenir les chefs de leur bordel ou d’autres qui ont réussi à sortir et à fonder un ménage ou à réussir une autre vie dans ce pays ; les profits des bordels qui finissent par être injectés dans les circuits légaux et l’argent légal qui rentre dans le circuit illégal de l’exploitation sexuelle. Nous n’avons pas encore de bordel côté en bourse, comme à Melbourne, mais nous n’en sommes pas loin.

L’intervention de l’État

Aujourd’hui, comme il y a cent cinquante ans, on continue à se demander si l’État doit abolir la prostitution ou la superviser et la réglementer ; on ne sait pas s’il faut la libéraliser ou la réprimer ; si la société doit solliciter l’intervention de l’État ou la limiter autant que faire se peut ; on ne sait s’il faut distinguer les différentes formes de prostitution afin de pénaliser uniquement certaines d’entre elles, considérées comme moins tolérables ; s’il faut punir uniquement les clients ou les femmes, ou les proxénètes, ou tout le monde ou personne ; on ne sait s’il faut rejeter la faute sur la misère, sur la société tout entière, sur la biologie masculine, etc.

En Argentine, les débats parlementaires - socialistes comme conservateurs - des dernières décennies du XIXe siècle et des premières décennies du XXe se sont concentrés sur la nécessité ou non de réglementer la prostitution, de contrôler les prostituées. Presque personne ne considéra qu’aucune loi ne devait légitimer la prostitution (3). Parmi les premières dispositions destinées à combattre le proxénétisme, mentionnons la Ley Palacios Nº 9143(loi argentine qui porte le nom du député socialiste Alfredo Palacios). Toutefois, comme déclara le Commissaire Julio Alzogaray :

    Les dispositions de cette loi tendent à réprimer l’exercice de la prostitution au bénéfice de tiers, ou la prostitution de mineurs d’âge. Néanmoins, une fois entrés en vigueur - avec les modifications introduites dans le projet original - ces amendements n’eurent pas la portée ni les effets voulus par ses auteurs, car des dysfonctionnements judiciaires les rendirent sans effet (4).

De nombreuses ordonnances municipales se sont attelées à la régulation de la prostitution. Un règlement édicté en 1875, et abrogé en 1935, permit le fonctionnement des bordels - appelés à cette époque les « maisons de prostitution » - qui ne pouvaient être dirigés que par des femmes . L’abrogation de ce règlement a entraîné la création de nombreux bordels clandestins ou la réouverture cachée de bordels ayant été obligés de fermer. La fin des règlements ne signifia donc pas la fin de la prostitution, mais sa réorganisation.

    Dans le Code pénal promulgué le 29 octobre 1921, et toujours en vigueur aujourd’hui, une chose similaire s’est produite. Après la tâche laborieuse de la commission parlementaire, les conclusions finales dans le chapitre relatif à la prostitution, le rufianisme ne serait pas possible… mais avant de se muer en loi, le projet a subi des modifications qui le rendirent aussi inefficace que le précédent (6).

Il y a lieu de se demander si ces débats - répétés à différentes époques au fur et à mesure de l’évolution des sociétés - n’ont pas servi et ne continuent pas à servir le maintien de la prostitution, dans la mesure où ils ne s’attaquent pas le problème à la racine : la raison d’être de la prostitution et son acceptation sociale. En effet, le droit des hommes à profiter de la prostitution n’est pas remis en cause.

En Argentine, le pouvoir étatique et législatif balance depuis près de deux siècles entre l’abolitionnisme et le réglementarisme.

Simmel, un des rares philosophes à considérer la prostitution en tant que thème philosophique - car il est impossible de parler de la vie et de la mort des individus sans parler des pratiques de la prostitution - déclare :

    Face à l’impératif moral de Kant selon lequel il ne faut jamais utiliser un être humain comme un simple moyen, mais le reconnaître à tout moment comme une fin, la prostitution implique un comportement totalement opposé et en relation avec les deux parties intervenantes. Parmi les relations entre êtres humains, la prostitution est le cas le plus patent d’une dégradation réciproque des intervenants dans un rôle de pur moyen, un élément qui relie clairement la prostitution à l’économie monétaire, prise au sens strict d’économie de « moyens » (7).

Il faut toutefois se demander quel est le rapport entre l’impératif éthique de Kant et les fondements d’une société patriarcale. Est-il possible d’exiger, ou même d’espérer, la réalisation d’un tel mandat dans une société telle que la nôtre ? Est-il possible d’espérer l’éradication de la prostitution dans une société qui continue à être patriarcale ?

D’autre part, aujourd’hui comme hier, des enquêtes sont réalisées à ce sujet par des organismes internationaux. Albert Londres décrit l’une d’elles dans les années vingt, et pour reprendre l’expression de Julio Alzogaray on pourrait dire que leurs effets sont tout aussi inexistants.

    Depuis trois ans la Société des Nations mène dans le secret une vaste enquête sur la traite des Blanches. Elle a envoyé des commissaires en Extrême Orient, au Canada, en Amérique du Sud, en Orient.

    Ces commissaires se sont bien promenés. Ils ont avalé de la poussière, sinon celle de la route, celle des dossiers. Ils ont cherché la vérité dans les dossiers ! Ils étaient des hommes beaucoup trop sérieux pour la chercher ailleurs. C’est pourquoi ils l’ont cherchée où elle ne se trouvait pas. Les dossiers n’ont jamais été constitués pour combattre la Traite des Blanches, mais pour dégager la responsabilité des fonctionnaires chargés de la combattre (8). (negritas nuestras)

Janice Raymond (9) fait écho à la critique de Londres envers ces politiques lorsqu’elle commente, dans un article de 1999 visant à analyser les politiques étatiques, les déclarations de l’économiste et détenteur du Prix Nobel Amartya Sen selon lesquelles les famines ne sont pas dues au manque de nourriture, mais au fait que les gouvernements en place n’ont pas effectué les choix politiques qui les auraient empêchées, voire éradiquées, et à l’absence d’interventions visant à protéger ceux qui sont les plus affectés par ces famines. Raymond applique ce raisonnement au thème de la prostitution, en affirmant que la bonne santé économique de la prostitution implique que les gouvernements n’ont pas non plus pris les meilleures options pour les éliminer, tout en affirmant leur volonté de le faire.

On pourrait penser que l’échec des politiques d’éradication de la prostitution est le résultat d’initiatives politiques manquées ou insuffisantes. Il est cependant légitime de se demander s’il s’agit, malgré les intentions énoncées haut et fort dans les forums nationaux et internationaux, véritablement de mauvais choix de stratégies erronées, ou si cette situation reflète un manque de volonté réelle d’éradiquer la prostitution.

Ces derniers temps, les discours des féministes se sont attelés - dans plusieurs pays - à repenser le combat contre la prostitution en termes de priorités et de politiques étatiques : défendre les prostituées, dénoncer le proxénétisme de tout ordre, dénoncer l’inefficacité des lois, dénoncer la violation des droits de l’Homme que constitue l’existence même de la prostitution. Pour reprendre la lanterne allumée par Sœur Juana de la Cruz (« Ô hommes idiots, qui accusent sans raison la femme, sans voir que vous êtes l’instrument de votre propre reproche ! »), l’on commence à considérer la demande, c’est-à-dire les clients, comme thème central de l’éradication de ces pratiques. Cette position a aussi tendance à accuser les hommes, le machisme, et l’État patriarcal qui les défendent et les protègent. Souvenons-nous de Londres, qui déclarait que même sans la pauvreté, la prostitution existerait tant qu’il y aurait une demande. On reconnaît rarement que c’est la demande qui crée le marché, qui promeut le recrutement, l’organisation et qui génère les conditions qui rendent possibles le « commerce/l’industrie de la prostitution ».

Citons Donna Guy :

    À la différence des protestants anglais et des juifs européens, - qui constituaient les groupes les plus prompts à réagir et à dénoncer la traite des blanches -, peu d’Argentins pensaient qu’il était nécessaire ou prudent de débarrasser la société de la prostitution […] À ceux qui ne peuvent éviter le sexe, les écritures conseillent le mariage (Corinthiens I, 7-9). Cependant, Saint Augustin et Saint Thomas d’Acquin considéraient déjà la prostitution féminine, aussi répugnante soit-elle, comme une nécessité. Par exemple, Saint Augustin croyait que l’élimination des bordels donnerait lieu à la prolifération indiscriminée de la luxure […] Suivant son critère, il valait mieux tolérer la prostitution […] plutôt que faire face aux dangers qui pourraient surgir de la suppression des catins de la société. Saint Thomas suivit l’idée de Saint Augustin en comparant la prostitution à un égout dont la suppression pourrait donner lieu à la pollution du palais. Il prétendit même que cette suppression pourrait encourager les pratiques homosexuelles (10).

Pourrait-on exprimer de meilleure façon pourquoi, hier comme aujourd’hui, la prostitution, bien que répudiée, prohibée et réprimée, est tolérée en pratique ?

Notes

1. Certaines des entrevues auxquelles je fais allusion furent réalisées en 1998 dans le cadre d’une enquête sur la prostitution infantile. Nous avons, à cette occasion, réalisé 326 entrevues, dont 115 de personnes prostituées, pour la plupart des femmes et des filles, bien que nous ayons aussi enterviewé quelques hommes et travestis. Voir : Chejter, Silvia, La niñez prostiutida, UNICEF Argentina, Buenos Aires, 2000. J’ai continué, à partir de cette date, à prendre notre de témoignages de prostituées, argentines mais aussi étrangères, dans le cadre d’une étude sur la prostitution en Argentine, qui n’a pas encore été publiée.
2. On appelle sous-maîtress la femme en charge du bordel, il s’agit parfois de la propriétaire, parfois d’une employée avec des fonctions hierarchiques. Dans ce cas-ci, la sous-maîtresse était également la propriétaire.
3. Parmi celles-ci, mentionnons Julieta Lanteri, La prostitución, primer congreso femenino internacional de la Argentina, Buenos Aires, Ceppi, 1911.
4. Alzogaray, Julio, Trilogía de la trata de blancas, Rufianes. Policía. Municipalidad, Buenos Aires, 1933, p. 111-112.
5. L’ordonnance de la ville de Buenos Aires (similaire aux décisions d’autres villes du pays) établissait les normes applicables aux « maisons de prostitution », leur localisation (à plus de deux cents mètres des Eglises, théâtres et écoles), les personnes autorisées à les tenir (uniquement des femmes) les normes d’hygiène et de sécurité municipale ; ce décret précisait également que les femmes devaient avoir plus de 18 ans (la majorité étant accordée par le Code civil à l’âge de 21 ans, ce décret légalisait donc la prostitution des mineures) et se soumettre à des inspections médicales. Les « maisons de prostitution » avaient également l’obligation de tenir des registres des femmes. La prostitution clandestine était interdite, c’est-à-dire celle « qui a lieu en dehors des maisons de prostitution tolérées par le règlement ». En 1936, la loi 12331, dite de prophilaxie vénérienne et d’examen prénuptial obligatoire, dont le caractère abolitionniste et applicable à tout le pays dérogeait à toutes les ordonnances antérieures.
6. Alzogaray, Julio, op. cit, p 112.
7. Simmel, George, « Sobre la individualidad y las formas sociales », Escritos Escogidos, Editorial Universidad Nacional de Quilmes, Buenos Aires, 2002, p. 188.
8. Londres, op. cit., p. 237.
9. Raymond, Janice, « L’Organisation internationale du travail (OIT) apelle a la reconnaisance de l’industfrie du sexe », Chronique Féministe, nº 70, Université des femmes, octobre-novembre 1999, Bruxelles, p. 40.
10. Guy, Dona. P., op. cit. p. 5.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 septembre 2005.

Silvia Chejter, sociologue


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