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La mondialisation des marchés du sexe - II
Pornographie et tourisme sexuel

12 novembre 2002

par Richard Poulin, sociologue

L’industrie de la pornographie contemporaine a pris son essor au début des années cinquante, avec la création de Playboy, et, depuis, a investi tous les moyens de communication moderne.



L’explosion de la pornographie

Ainsi, aux États-Unis, la location des vidéos pornographiques représente un marché de 5 milliards de dollars américains par année, les films pornographiques de la télévision payante et dans les chambres d’hôtels rapportent 175 millions. Les États-uniens dépensent entre 1 et 2 milliards de dollars par le biais des cartes de crédit pour obtenir du matériel sexuel explicite via Internet [56], ce qui représente entre 5 et 10 % de toutes les ventes sur le Net [57]. Là aussi l’industrie hôtelière est complice : à chaque film visionné dans une chambre, elle reçoit 20 % du prix de location.

La pornographie infantile ou pseudo-infantile (kiddie or chicken porn) sur l’Internet constitue 48,4 % de tous les téléchargements des sites commerciaux pour adultes [58]. Elle utilise des enfants aussi jeunes que trois ans. Les images créées pour assouvir les fantasmes des consommateurs de la pornographie infantile ne peuvent être caractérisées que comme une forme d’abus sexuel.

En 1983, on estimait le chiffre d’affaires de la pornographie à 6 milliards de dollars [59]. Ce chiffre est largement en dessous de la réalité d’aujourd’hui. D’autant plus que les années 1990 ont connu une explosion de la production et de la consommation de pornographie. La pornographie est désormais une industrie mondiale, massivement diffusée et totalement banalisée, qui fait la promotion non seulement de l’inégalité sexuelle, mais qui milite pour le renforcement de cette inégalité. Elle fait partie de la culture. Elle l’imprègne et, par conséquent, affecte l’ensemble des images sociales des médias traditionnels et nouveaux. La pornographie n’est pas seulement une industrie du fantasme : elle use et abuse avant tout des femmes et des enfants. Les centaines de milliers de personnes qui y œuvrent subissent, elles aussi, viol, violence et assassinat [60]. La pornographie représente, en quelque sorte, la prostitutionalisation des fantasmes masculins. Elle infantilise les femmes et rend matures sexuellement les enfants.

La pornographie ne peut pas être réduite au seul débat sur la liberté d’expression.

Le tourisme sexuel

Le tourisme sexuel n’est pas limité aux pays dépendants. La Reeperbahn de Hambourg, le Kurfürstendamm de Berlin et les quartiers chauds d’Amsterdam et de Rotterdam sont des destinations bien connues des touristes sexuels. Les pays qui ont légalisé la prostitution ou qui la tolèrent sont devenus des lieux touristiques importants. C’est également à partir de ces pays que les ONG nationales militent au niveau européen et international pour faire reconnaître la prostitution comme un travail sexuel. Industrie en croissance depuis trente ans, le tourisme sexuel entraîne la prostitutionalisation du tissu social. Pour 5,4 millions de touristes sexuels par an en Thaïlande, on compte désormais 45.0000 clients locaux par jour [61].

L’industrie massive de la prostitution en Asie du Sud-Est a pris son essor à cause de la guerre du Viêtnam, à cause du stationnement de militaires au Viêtnam, en Thaïlande et aux Philippines [62], ces deux derniers pays servant de base arrière dans la lutte contre le Viêtminh. L’augmentation très importante de la prostitution locale a permis l’établissement de l’infrastructure nécessaire au développement du tourisme sexuel, grâce notamment à la disponibilité de la " main-d’œuvre " générée par la présence militaire. Des loisirs plus importants, des facilités de communications et de déplacement vers l’étranger, la construction sociale, par la pornographie, d’une image exotique et sensuelle des jeunes prostituées asiatiques, qui seraient, grâce à leur culture, sexuellement matures malgré leur jeune âge, et les politiques gouvernementales favorables au tourisme sexuel ont contribué à l’explosion de cette industrie.

Aujourd’hui encore, on estime que 18000 prostituées sont au service des 43.000 militaires états-uniens stationnés en Corée [63]. On évalue qu’entre 1937 et 1945, l’armée japonaise d’occupation a utilisé entre 100.000 et 200.000 prostituées coréennes, incarcérées dans des " comfort stations " (bordels de réconfort) [64]. Quelques jours seulement après la défaite japonaise, l’Association pour la création de facilités récréatives spéciales, financée indirectement par le gouvernement, ouvrait un premier bordel de réconfort pour les soldats américains. À son point culminant, cette Association employait 70000 prostituées japonaises [65].

Les MST et l’infertilité, des effets de la mondialisation de l’industrie sexuelle

On évalue à 15 % seulement les prostituées aux États-Unis qui n’ont jamais contracté une maladie vénérienne [66]. 58 % des prostituées du Burkina Faso ont le sida, 52 % au Kenya, près de 50 % au Cambodge et 34 % au Nord de la Thaïlande. En Italie, 2 % des prostituées avaient le sida en 1988, contre 16 % dix ans plus tard [67].

L’un des prétextes des clients pour user sexuellement d’enfants est d’éviter les maladies sexuellement transmises. Mais les données démentent cette idée. Par exemple, au Cambodge, on évalue entre 50000 et 70000 le nombre de prostituées. Plus du tiers d’entre elles ont moins de 18 ans : près de 50 % de ces jeunes sont séropositives [68].

En Occident, 70 % de l’infertilité féminine serait causée par les maladies vénériennes, dues à la consommation de sexe vénal, par les maris ou les partenaires [69].

La libéralisation de l’industrie du sexe

En 1998, l’Organisation internationale du travail, une agence officielle de l’ONU, appelle dans un rapport à la reconnaissance économique de l’industrie du sexe. Cette reconnaissance englobe une extension des " droits du travail et des bénéfices pour les travailleurs du sexe ", l’amélioration des " conditions de travail " dans cette industrie et " l’élargissement du filet fiscal aux nombreuses activités lucratives qui y sont liées " [70].

La première dérive en faveur de la libéralisation du système prostitutionnel à l’échelle mondiale s’est manifestée en 1995 lors de la Conférence de Beijing, où l’on a vu apparaître pour la première fois le principe de prostitution "forcée", sous-entendant que seule la contrainte dans la prostitution devait être combattue. En 1997, sous la présidence néerlandaise, les lignes directrices issues de la Conférence interministérielle de La Haye pour tenter d’harmoniser la lutte contre la traite des femmes aux fins d’exploitation sexuelle dans l’Union européenne (UE), ont fait apparaître une définition de la traite, uniquement contingente à la preuve de la force, de la contrainte et de la menace [71]. En juin 1999, l’OIT adoptait une Convention sur les formes intolérables de travail pour les enfants. Parmi la longue liste dressée, se trouve la prostitution, reconnue pour la première fois dans un texte international comme un travail. Le rapport du Rapporteur spécial sur les violences faites aux femmes à la Commission des droits de l’Homme de l’ONU, en avril 2000, à Genève, indiquait qu’une définition du trafic devait exclure les femmes " professionnelles du sexe migrantes illégales ".

Selon Marie-Victoire Louis, toutes ces politiques entérinent "l’abandon de la lutte contre le système prostitutionnel [et] confirme[nt] la légitimation de la marchandisation du système prostitutionnel, au nom de la mise en œuvre de certaines modalités de sa régulation" [72].

Conclusion

Depuis trente ans, nous assistons à une sexualisation de la société. Cette sexualisation est basée sur l’inégalité sociale, ce qui a pour effet de rendre l’inégalité très profitable. La société est désormais saturée par le sexe ; et le marché du sexe en pleine croissance et mondialisé exploite avant tout les femmes et les enfants, notamment du tiers-monde et des anciens pays " socialistes ".

Nous avons été témoin d’une industrialisation de la prostitution, du trafic des femmes et des enfants, de la pornographie et du tourisme sexuel. Des multinationales du sexe sont devenues des forces économiques autonomes [73], cotées en bourse [74]. Il n’y a pas de prostitution sans marché, sans marchandisation d’êtres humains et sans demande. Malheureusement, l’exploitation sexuelle est de plus en plus considérée comme une industrie du divertissement [75], et la prostitution comme un travail légitime [76]. Pourtant, cette " leisure industry " est basée sur une violation systémique des droits humains.

Cet aspect de la mondialisation concentre l’ensemble des questions (exploitation économique, oppression sexuelle, accumulation du capital, migrations internationales, racisme, santé, hiérarchisation de l’économie-monde, développement inégal, accentuation des inégalités sociales, pauvreté [77], etc.) qui s’avèrent décisives dans la compréhension de l’évolution de l’univers dans lequel nous vivons. Ce qui pouvait être perçu comme étant à la marge est désormais au centre du développement du capitalisme mondial. C’est pourquoi cette industrie tend de plus en plus à être reconnue comme un secteur économique banal et, comme toute industrie, est régie par la dictature du profit [78].


Lire la première partie de cet article

La mondialisation des marchés du sexe I - La prostitution

SOURCES

[56] Lane III, F. S., Obscene Profits, New York & London, Routledge, 2000, p. XV.

[57] Ibid., p. 34.

[58] Rimm, Marty, Marketing Pornography on the Information Superhighway, http:// trfn.pgh.pa.us/guest/mrtext.html, p. 19.

[59] Potter, G. W., Criminal Enterprises : Pornography, http://www.policestudies.eku.edu/Potter/International/ Pornography.htm, p. 1.

[60] Les histoires d’horreur du métier "d’actrice pornographique" sont désormais légion. Le plus récent récit est l’œuvre de Raffaëla Anderson (Hard, Paris, Grasset, 2001), vedette du film controversé, Baise-moi.

[61] Barry, K., op. cit., p. 60.

[62] Jeffreys, Sheila, op. cit., p. 186-187.

[63] Barry, K., op. cit., p. 139.

[64] Ibid., p. 128.

[65] Ibid., p. 129.

[66] Leidholdt, Dorchen, op. cit., http://www.uri.edu1artsci/wms/hugues/catw/posit1.htm, p. 3.

[67] Ibid., p. 4. Voir également, Maurer, Mechtild, Tourisme, prostitution, sida, Paris/Genève, L’Harmattan/Cetim, 1992.

[68] Véran, Sylvie, " Cambodge. Vendue à 9 ans, prostituée, séropositive ", Nouvel Observa-teur, 10 au 10 août 2000, p. 10-11.

[69] Raymond, J. G., " Health Effects of Prostitution ", Making the Harm Visible, Hugues and Roche Editors, février 1999.

[70] Lim, L. L., The Sex Sector. The Economic and Social Bases of Prostitution in Southeast Asia, Genève, OIT, 1998, p. 212-213.

[71] L’UE affirmait vouloir " combattre le trafic illégal des personnes ", ce qui sous-entend qu’il existe un trafic " légal ". Ainsi, dans de telles conditions, la définition de la traite ne s’attache qu’à protéger les femmes qui n’au-raient pas consenti à leur exploitation. Ces femmes dorénavant auront le fardeau de la preuve qu’elles ont été con-traintes à se prostituer.

[72] Louis, Marie-Victoire, " Pour construire l’abolitionnisme du XXIe siècle ", Cahiers marxistes, n° 216, juin-juillet 2000

[73] Barry, K., op. cit., p. 162.

[74] Le plus important bordel de Melbourne (Australie), The Daily Planet, est désormais coté à la bourse. Jeffreys, S., op. cit., p. 185.

[75] Voir, entre autres, Oppermann, op. cit.

[76] Voir, entre autres, Kempadoo K and J. Doezema, Global Sex Workers, New York & London, Routledge, 1998.

[77] Voir, entre autres, Michel Chaussudovsky, La mondialisation de la pauvreté, Montréal, Ecosociété, 1997, ainsi que Richard Poulin et Pierre Salama (dir.), L’insoutenable misère du monde, économie et sociologie de la pauvreté, Hull, Vents d’Ouest, 1998.

[78] Selon la belle expression de Viviane Forrester, La dictature du profit, Paris, Livre de poche, 2000.

Richard Poulin, sociologue

P.S.

Cet article a été l’objet d’une communication dans le cadre du Congrès Marx International III, dans la section Rapports sociaux de sexe, co-organisée avec les revues Nouvelles Questions féministes et Les Cahiers du genre. Une première version est parue dans Actuel Marx, n° 31, avril 2002.




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