source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1983 -



Garde des enfants - Les pères ont-ils raison de se plaindre ?

3 octobre 2005

par Renée Joyal et Évelyne Lapierre-Adamcyk

Éléments de réponse à la lumière de recherches récentes.



Depuis quelques années, et de façon très spectaculaire récemment, des groupes de pères séparés ou divorcés, notamment Fathers 4 Justice, protestent contre les supposés préjugés du « système judiciaire » à leur endroit, lesquels, en favorisant indûment la mère dans l’octroi de la garde, les empêcheraient de maintenir une relation significative avec leurs enfants et de jouer leur rôle de pères auprès de ceux-ci.

Voyons ce que diverses données, provenant de l’étude de 800 dossiers judiciaires de Montréal et de Saint-Jérôme, analysés en 2001, et d’interviews récentes auprès d’avocates et d’avocats, nous apprennent à cet égard.

Très majoritairement des ententes

Précisons d’entrée de jeu qu’un dossier judiciaire sur la garde des enfants peut comporter plusieurs décisions. D’abord, le juge peut statuer plus d’une fois sur la garde, même à un stade intérimaire. Les ordonnances rendues peuvent ensuite être révisées, s’il survient des changements dans la situation familiale.

Notre étude a porté sur le premier et le dernier jugements de chaque dossier. Les décisions prennent la forme d’un arbitrage, lorsque les parents ne s’entendent pas ; lorsqu’il y a entente entre les parents, même si celle-ci n’intervient que le jour de l’audition, le tribunal ne fait qu’homologuer celle-ci. Le jugement est rendu par défaut lorsque l’un des parents ne fait pas valoir son point de vue devant le tribunal.

Lors du premier jugement, on voit que les dossiers se règlent très majoritairement à la suite d’une entente entre les parents (78,2 %), les cas d’arbitrage ne représentant que 12,2 % et ceux où le juge agit par défaut 9,6 %.

Au moment de ce premier jugement, les modalités de garde établies se présentent de la façon suivante : on observe une nette prédominance de la garde exclusive accordée à la mère (77,4 %) et la faible importance relative des autres situations : 9,7 % pour la garde exclusive au père ; 10 % pour la garde partagée et 2,9 % pour la garde exclusive au père et à la mère de l’un ou l’autre des enfants, lorsqu’il y a plus d’un enfant dans la famille.

Modalités de garde selon le type de jugement rendu

Au vu de ces résultats, il convient d’examiner la relation entre le type de jugement rendu (arbitrage ou homologation) et les modalités de garde. La situation varie aussi en fonction du type d’union — mariage ou union libre.

Dans les cas où les couples étaient mariés, la proportion de dossiers où la garde est accordée à la mère ne varie pas substantiellement, qu’il s’agisse d’homologations (69,5 %) ou d’arbitrages (67,8 %). Par contre, lorsque les couples s’entendent et que le juge ne fait qu’entériner leur décision, le pourcentage de gardes partagées serait légèrement plus élevé que dans les cas d’arbitrage : 20 % contre 15 %.

On observe la relation inverse pour ce qui est de la garde exclusive au père : 17 % pour les arbitrages contre 10 % pour les ententes homologuées. Le tribunal ne défavoriserait donc pas systématiquement les pères ; les arbitrages correspondraient même aux demandes des pères dans une proportion légèrement plus forte lorsque la garde exclusive est octroyée à ceux-ci.

Les dossiers de séparations d’union libre ne permettent pas de tirer de conclusions à cet égard, car, dans l’immense majorité de ces dossiers, les couples s’entendent pour confier la garde à la mère. Les pères en union libre seraient-ils différents des pères mariés ? Sont-ils moins prêts à prendre charge de leurs enfants, leur engagement était-il plus précaire, ou y a-t-il des raisons économiques qui les empêchent de recourir au tribunal et les incitent à accepter de confier la garde à la mère ?

Quand il y a au moins deux jugements

Les dossiers où l’on retrouve plus d’un jugement permettent d’explorer davantage la question du rôle du tribunal. En combinant les décisions prises au premier et au dernier jugement, on obtient le pourcentage où la garde exclusive a été accordée à la mère dans les deux jugements ; le complément de ce pourcentage correspond donc aux cas où le père a été plus présent au moins une fois, soit dans le cadre d’une garde exclusive, soit dans le cadre d’une forme de garde partagée.

Lorsqu’il y a entente dans les deux jugements, la garde est accordée à la mère dans 72,3 % des dossiers ; par contre, dans les cas où il y a au moins un arbitrage, le pourcentage baisse à 61,3 % ; en conséquence, presque 40 % des dossiers impliquent une participation accrue du père lorsqu’il y a au moins un arbitrage. Ces résultats indiquent une tendance des juges à donner plus de place au père dans la prise en charge des enfants.

La proportion de gardes partagées s’est vraisemblablement accrue ces dernières années ; c’est du moins ce qu’observent de nombreux juges et avocats. C’est également ce qui ressort de recherches récentes dont il faut toutefois interpréter les résultats avec prudence, gardes conjointes (partage des décisions) et gardes partagées (partage des responsabilités quotidiennes et des décisions) n’y étant pas toujours distinguées.

D’autres questions se posent

Ces premiers résultats de recherche nous ont amenées à explorer deux autres questions qui y sont étroitement reliées :
 Pourquoi, dans un contexte d’égalité juridique des parents, la garde des enfants est-elle encore très majoritairement confiée à la mère en cas de séparation ou de divorce ?
 Le grand nombre de « consentements » des parents concernant la garde reflète-t-il une entente réelle entre ceux-ci ?

Pour mieux cerner ces questions, nous avons interviewé vingt avocates et avocats de la grande région de Montréal, 13 femmes et sept hommes, qui exercent de façon régulière en droit familial.

La valeur des « consentements »

Quelle est, parmi les « consentements » recueillis, la proportion de consentements « à l’arraché », c’est-à-dire de consentements donnés sans adhésion véritable du parent ? Selon nos répondants, il n’y aurait, en moyenne, que moins de 8 % de ces consentements, les autres reflétant des ententes de plein gré ou des compromis honorables.

Parmi les facteurs susceptibles d’amener un parent à « signer » un consentement auquel il ou elle n’adhère pas vraiment, il y aurait d’abord les problèmes personnels de ce parent ou le risque de dévoilement de tels problèmes (épuisement psychologique, problèmes de santé mentale, de drogue ou d’alcool), ou encore certaines manoeuvres ou pressions exercées par l’autre parent ou des tiers.

Viennent ensuite les résultats de l’expertise ou les besoins exprimés par l’enfant, la crainte d’un passage devant le tribunal et les contraintes financières. Ces facteurs viseraient aussi bien les pères que les mères.

L’attribution de la garde à la mère

Sur le fait que les enfants soient majoritairement confiés à la mère, à la suite d’un « consentement » homologué ou d’un arbitrage de la cour, nous avons présenté à nos répondants cinq motifs explicatifs (excluant les facteurs purement personnels) que nous leur avons demandé de classer.

Voici les résultats obtenus par ordre d’importance :

1- Les mères insistent pour obtenir la garde et s’estiment plus compétentes que les pères à cet égard.
2- Il est difficile pour les pères de faire valoir leur point de vue en raison des coûts psychologiques et financiers associés à ces démarches.
3- La répartition traditionnelle des rôles dans la famille persiste.
4- Les mères estiment qu’elles seront désavantagées financièrement si elles n’obtiennent pas la garde.
5- Les hommes jouent un rôle effacé auprès des enfants avant comme après la séparation ou le divorce.

Plaintes bien fondées ?

Les pères et les groupes de pères qui se plaignent d’être « désavantagés par le système » ont-ils raison de se plaindre ? Douze avocats répondent « oui » ou « plutôt oui », dont sept femmes et cinq hommes ; cinq répondent « non » ou « plutôt non », dont quatre femmes et un homme, et trois répondent « oui et non », dont deux femmes et un homme.

Parmi ceux et celles qui répondent par l’affirmative, une majorité tient à préciser que ces plaintes leur semblent fondées dans certains cas seulement. La situation, lorsqu’elle existe, serait due selon eux à la persistance de préjugés en matière de garde, à la difficulté pour les pères de prendre leur place et de se faire entendre, à la moins grande disponibilité de certains d’entre eux, aux difficultés financières auxquelles ils se heurtent et aux fausses allégations dont ils sont parfois victimes.

Plusieurs signalent par ailleurs l’évolution qui a eu cours ces dernières années, notamment l’ouverture de nombreux juges à la garde partagée.

Les personnes qui répondent par la négative soulignent le fait que souvent les pères ne se sont pas beaucoup « impliqués » auprès des enfants durant la vie commune, et qu’ils ne doivent donc pas s’étonner que la garde soit confiée à la mère après la rupture ; l’une note que les plaintes dues à des problèmes d’accessibilité à la justice lui semblent toutefois fondées et une autre insiste sur le fait que les préjugés tendent à disparaître et qu’il faut encourager les pères à se faire entendre.

Enfin, pour les trois personnes qui répondent « oui et non », il y a persistance de certains préjugés, mais une évolution est en cours, et il faut aider les pères à faire valoir leur point de vue.

La garde partagée

Les gardes partagées, consensuelles ou non, ont-elles augmenté ces dernières années ? Oui, répondent sans hésiter la très grande majorité de nos répondants. Deux seulement ne perçoivent pas une telle augmentation, l’un précisant observer un retour à la garde exclusive assortie de droits d’accès élargis pour le parent non gardien.

À la majorité, nos répondants constatent également une augmentation des ordonnances de garde partagée, et ce, malgré les réticences de l’un des parents, le plus souvent la mère. Il ne suffit plus, notent certains, d’invoquer des difficultés de communication pour que la garde partagée ne soit pas prononcée.

Quelques avocats observent toutefois un certain ralentissement de cette tendance, une remise en question : on se demande si la garde partagée est vraiment la meilleure solution pour l’enfant, par exemple en cas d’inimitié persistante entre les parents, ou lorsque l’enfant souffre des nombreux déplacements que lui impose la situation.

Lorsqu’il y a conflit, c’est le plus souvent le père qui demande la garde partagée et la mère qui s’y oppose ; dans les situations consensuelles, il arrive plus fréquemment que la mère souhaite ou offre une garde partagée.

Selon les praticiens interviewés, lorsque le père insiste pour obtenir une garde partagée, c’est la plupart du temps parce qu’il désire continuer à jouer un rôle important auprès de ses enfants, plus rarement pour alléger ses obligations alimentaires ou pour s’assurer d’un certain « contrôle » sur la mère ; lorsque la mère souhaite ou offre la garde partagée, c’est parce qu’elle reconnaît l’engagement du père à l’égard de ses enfants et qu’elle désire, dans l’intérêt des enfants, que ce partage des responsabilités se poursuive au-delà de la rupture ; c’est aussi parce qu’elle désire mener ses activités professionnelles et personnelles sans être submergée par les responsabilités découlant d’une garde exclusive.

Même si la mère se voit encore le plus souvent confier la garde des enfants, ce qui n’exclut pas que le père maintienne des contacts suivis avec eux, la garde partagée, lorsqu’elle est envisageable, semble gagner du terrain, de même que l’octroi de la garde au père, surtout, dans ce dernier cas, lorsque c’est le tribunal qui arbitre la situation.

Par ailleurs, dans la très grande majorité des cas, le tribunal ne fait qu’homologuer une entente entre les parents et, lorsqu’il doit effectuer un arbitrage, celui-ci ne semble pas, au vu de nos résultats, se faire au détriment des pères.

Cela dit, des idées préconçues subsistent même si elles tendent à disparaître. Voici les suggestions formulées par nos répondants en vue d’éviter les consentements « à l’arraché » et les conflits aigus : accès accru à des ressources d’information, d’aide et de soutien pour les parents, recentrage sur l’intérêt des enfants, recours plus fréquent à la médiation ; enfin, que les deux parents puissent disposer de ressources financières suffisantes pour faire valoir leur point de vue devant le tribunal.

Merci aux auteures pour la reproduction de cet article sur Sisyphe.

Publié également dans Le Devoir, le 26 septembre 2005.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 octobre 2005

Renée Joyal et Évelyne Lapierre-Adamcyk


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1983 -