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L’abolitionnisme, aujourd’hui et demain
Entretien réalisé par Grégoire Théry

20 octobre 2005

par Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS

Ce texte est la seconde partie de l’entretien réalisé par Grégoire Théry avec Marie-Victoire Louis. On peut lire le premier sous le titre « Les relations entre "la traite des êtres humains" et le proxénétisme ».



G. THÉRY - D’après vous, comment ce processus d’abandon de l’abolitionnisme a-t-il eu lieu ?

Marie-Victoire Louis - Il appartiendra aux historien-nes de dévoiler les mécanismes, les logiques de système, d’intérêts ayant abouti à la mort - institutionnelle - de l’abolitionnisme et, pour cela, travailler sur les travaux de recherche, les publications, les colloques, les liaisons institutionnelles, les sources de financements, qui ont eu lieu dès avant 1995 et dont l’absolu préalable était de délégitimer et de faire disparaître la convention abolitionniste de 1949.

Je ne peux pour ma part - car je n’ai pas travaillé sur ce sujet - que donner quelques indications fondées sur ce que j’ai vécu.

a) Les distinctions entre les ONG, les gouvernements, certain-es expert-es et la défense des intérêts proxénètes étaient souvent, dans les réunions auxquelles j’ai participé, difficiles à faire. Nombreuses étaient par ailleurs les ONG évoquées à un stade donné du processus qui ne vivaient que l’espace d’un matin, ou presque...

b) Les groupes de pression étaient d’autant plus efficaces qu’ils ne se dissociaient souvent pas des Etats.

c) Au cours de la période que j’ai bien suivie - jusqu’en 2000 - les Néerlandais-es menaient quasiment seul-es la bataille. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils/elles s’étaient donné les moyens politiques, économiques, financiers, institutionnels, conceptuels d’arriver à leurs fins et qu’elles/ils y sont arrivés.

De fait, j’ai très souvent eu le sentiment - il faudrait vérifier point par point précisément - que les textes sur lesquels les gouvernements étaient appelés à se prononcer avaient de fait été rédigés et soumis - en tant que textes de l’institution - sinon directement par eux, du moins dans le cadre théorique d’un projet très proche des positions qu’ils/elles défendaient. En tout état de cause, il n’y avait pas entre leurs positions et celles présentées au titre de l’institution invitante de contradiction majeure.

d) Dès lors, il m’apparaît clair que ces textes - je pense notamment aux textes européens - n’étaient pas rédigés par les institutions chargées de les présenter en leur nom.

Une anecdote, que je crois avoir déjà racontée, pour illustrer ce que j’avance et dévoiler le manque de transparence - et c’est un euphémisme - concernant l’élaboration de ces politiques. J’avais été invitée par une association pour discuter des politiques européennes en la matière ; étaient présentes deux femmes - j’avais lu les textes signés d’elles deux - l’une qui représentait et incarnait la politique de la Commission, l’autre, celle du Parlement européen. Lorsque j’ai commencé à défendre mon argumentaire, j’étais persuadée - et je m’y étais préparée - qu’elles allaient, à tout le moins, tenter de réfuter point par point ce que j’avançais. Et à ma grande stupéfaction, d’une part, elles affirmèrent qu’elles étaient plus ou moins d’accord avec moi, ce qui était bien sûr absurde, puisque je récusais radicalement la politique qu’elles étaient censées, par ailleurs, défendre. Mais le plus intéressant c’est que je me suis rendu compte qu’elles ne connaissaient pas vraiment ces textes, ni l’une ni l’autre. Dès lors, j’ai dû en venir au constat évident que si elles ne connaissaient pas bien ces textes, c’est qu’elles ne les avaient pas rédigés. Et donc, que d’autres les avaient rédigés à leur place. Qui, alors ? Sur quels fonds ? Sur quels fonds européens ? Autant de questions dont il faudra bien un jour connaître les réponses.

e) La « machine institutionnelle » qui a été mise en place pendant plusieurs années était exceptionnellement bien rodée ; c’était un véritable rouleau compresseur - très bien pensé - qui a été mis en marche. Chaque nouvelle rencontre, chaque nouveau colloque, chaque nouveau texte était l’occasion de faire disparaître les avancées abolitionnistes obtenues au XIXe, puis au XXe siècle - en jouant notamment sur ses limites et ses contradictions, bien évidemment dépassables - et de leur substituer de nouveaux concepts.

f) La réaction du gouvernement français n’a jamais été à la hauteur de ce qui se passait. Lorsque les représentant-es gouvernemenataux/ales arrivaient sur le lieu de la rencontre, ils/elles n’avaient le plus souvent que de maigres consignes ponctuelles (sur un terme, une référence, un texte à insérer, un paragraphe...) qui leur avaient souvent été rapidement transmises - quelquefois la veille de leur départ - par leur hiérarchie. Mais dans la mesure où la conception même, la structure d’ensemble du texte soumise à discussion avait, elle, été de très longue date préparée, elle ne pouvait être déconstruite ; ainsi les quelques très rares petits succès obtenus - quand il y en avait - n’étaient donc que symboliques et disparaissaient à la rencontre suivante.

g) Aujourd’hui, dans la mesure où le socle théorique a été entériné, le « problème-de-la-prostitution » est, pour ces institutions étatiques ayant entériné la logique libérale-proxénète, quasiment réglé : le débat ne concerne plus que la traite des êtres humains (1). Certes leurs offensives continuent, mais l’essentiel - le plus difficile donc - a été obtenu.

Que tout ceci se soit passé sans que les citoyen-nes europée-nes aient été informé-es de l’enjeu, sans réaction réelle de la presse, sans critique de la gauche, ni même de l’extrême-gauche européenne restera pour moi sans doute le plus grand scandale politique commis par l’Union européenne, mais aussi la plus grave critique que l’on puisse faire à la ’démocratie’ de la fin du XXe siècle.

G. Théry - Que pensez-vous de la réaction des abolitionnistes à la mise en œuvre de ces politiques ?

MVL - Il faut dire en préalable que ce sont d’abord les féministes qui ont tiré la sonnette d’alarme et réagi politiquement. Je pense au texte : « Appel à entrer en résistance contre l’Europe proxénète » - signé, faut-il le rappeler par nombre d’associations, de partis de gauche et d’extrême gauche dans une alliance politique abolitionniste, un temps, très réussie. Mais cette position n’a pas duré et les partis, les syndicats, les associations qui avaient signé ce texte se sont ensuite déjugées, apparemment sans trop de difficultés. Ce qui donne tout de même une assez piètre idée du fonctionnement - j’ose à peine écrire : « démocratique » - en leur sein.

Le rôle des Verts - les pressions des Verts Néerlandais et allemands sur les Verts français, puis des Verts français sur les féministes Vertes françaises - dans l’abandon d’une position abolitionniste a été très important. Et au sein des Verts français, le rôle d’Alain Lipietz - du fait de ses positionnements charnières et de ses relations avec les féministes - a été important dans ce basculement. L’analyse du rôle joué par les Verts européens en matière de légitimation du proxénétisme ne peut être menée dans le cadre de cet entretien ; il faudra la faire. Quant à leur silence actuel qui dure maintenant depuis plusieurs années, il est véritablement assourdissant.

Par ailleurs, l’abolitionnisme, qui n’a pas été maître du débat - il lui a été imposé - et il l’a subi avec d’autant plus de difficulté que ses adversaires n’ont cessé de jouer de ses contradictions et de ses faiblesses pour détruire ses fondements philosophiques et éthiques.

Il faut dire aussi que toutes les instances dominantes de la société - la presse au premier chef - a été mobilisée pour empêcher, caricaturer leur parole et la donner très majoritairement - puis, depuis ces toutes dernières années quasi exclusivement - aux défenseurs du système libéral/proxénète.

Ces attaques ont cependant eu le mérite d’obliger les abolitionnistes à se remettre en cause. Mais je ne peux que constater que les réactions des abolitionnistes - toutes tendances confondues - ne sont pas à la mesure de l’enjeu et que trop de concessions linguistiques, conceptuelles, politiques sont faites à ceux et celles censé-es être leurs principaux adversaires. Les relever, les analyser dépasserait là encore le cadre de cet entretien. Au plan linguistique, on peut dire que les termes de : ’commerce’, ’marché’, ’industrie’ ’des femmes’ - et a fortiori ’du sexe’ et/ou ’sexuel’ - participent peu ou prou, là encore, à la normalisation de ce système.

G. Théry - D’après vous, les abolitionnistes ont été dépassés par naïveté et/ou par manque d’analyse ?

MVL - Je vais répondre à votre question en deux points.

1) Le premier concerne la question du pourquoi les insuffisantes réactions abolitionnistes. Pour moi, ce type de questions renvoyant à des explications individuelles ne mène pas à grand-chose. Que des abolitionnistes - ou d’autres - soient naïfs, ne pensent pas suffisamment politiquement, soient manipulés, instrumentalisés, achetés, pas suffisamment courageux, ni exigeants... ne m’intéresse que peu, et je n’ai aucun moyen et peu d’envie d’avoir une réponse à ces questions.

L’intentionnalité des personnes, les raisons pour lesquelles telle ou telle personne agit ne sont pas de mon ressort. Ce qui m’intéresse, ce sont leurs réponses aux questions politiques qui leur sont posées ; c’est mon terrain d’analyse et d’action.

À savoir :

 Quelles sont les politiques mises en place ?
 Quelles en sont les conséquences ?
 Comment faire pour les contrer et leur substituer une politique alternative ?
 Comment faire pour faire cesser toutes ces souffrances, toutes ces violences, toutes ces ignominies ? Comment faire cesser la destruction de ces millions de vies ?

2) Le second concerne votre analyse critique de la CATW. (Reprise dans le texte publié par Grégoire Théry sur Sisyphe.)

Oui, il faut poursuivre, prolonger, systématiser le type de raisonnement que vous faites - c’est par ailleurs un excellent stimulant intellectuel - et la critique rigoureuse de tous les textes juridiques et politiques afin d’efficacement contrer tous les arguments employés.

Mais il ne faut pas oublier que les textes évoqués ne sont que la mise en œuvre des politiques étatiques ; et donc, qu’à ce titre, ils ne peuvent pas être défendus par des abolitionnistes. En effet, dès lors que tous les gouvernements maintiennent les conditions dans lesquelles des êtres humains sont légitimement prostitués par d’autres et pour d’autres, aucun-e abolitionniste conséquent-e ne peut soutenir un quelconque gouvernement. Et donc aucun texte émanant d’une quelconque instance politique.

La force de l’abolitionnisme réside certes dans la capacité politique de contester les textes politiques, mais elle ne peut s’y réduire. La force, la raison d’être, de l’abolitionnisme, c’est d’abord et avant tout d’affirmer des positions éthiques et politiques. Et d’obliger les citoyen-nes, les Etats à se situer par rapport à eux.

G. Théry - C’est bien de vouloir reprendre le combat abolitionniste, mais avec qui ? Avec qui reconstruire l’abolitionnisme ? Qui est encore abolitionniste puisque vous avez dit qu’il y a des abolitionnistes qui ne sont plus abolitionnistes puisqu’ils ont laissé passer les arguments des libéraux sans réagir ?

MVL - Avant de savoir avec qui agir, avec qui combattre, il faut poser les bases de son travail, de sa réflexion. C’est ce que je fais, et ce d’autant que je suis payée par l’Etat pour cela. En tant qu’intellectuelle, en tant que féministe, en tant que chercheuse, je fais le travail que j’estime intellectuellement, moralement et politiquement devoir faire. Je n’ai pas de force politique institutionnelle derrière moi et je n’en veux pas. Ma fonction, mon rôle, c’est de réfléchir autrement, de m’engager politiquement quand je l’estime nécessaire et, s’ils/elles le souhaitent, de travailler avec ceux et celles qui, avec leurs propres apports, veulent poursuivre le combat abolitionniste. Dans le respect d’une indépendance mutuelle.

Par ailleurs, je ne pense pas avoir dit que les abolitionnistes n’avaient pas réagi ; et je pouvais d’autant moins le dire que j’ai été à l’origine du texte dont j’ai déjà parlé et dont je suis fière : « Appel à entrer en résistance contre l’Europe proxénète » et que fort nombreuses ont été, ces dernières années, les réactions, les analyses, les prises de positions abolitionnistes, qu’elles aient été défendues par des associations, et/ou des individu-es. Là encore, ce sont les féministes qui ont joué le rôle le plus important. Mais je considère que les positions des abolitionnistes étaient et sont encore globalement insuffisantes, insuffisamment rigoureuses, insuffisamment catégoriques, insuffisamment novatrices, eu égard aux défis auxquels ils/elles sont depuis plusieurs années confronté-es.

Enfin - ce qui est plus important - il me semble que l’on pourrait peut-être interpréter votre question comme limitant l’abolitionnisme aux associations, personnes, revues qui traditionnellement, historiquement, incarnent - affirment incarner - le combat abolitionniste. Or, une lutte politique abolitionniste ne saurait s’y réduire.

À l’inverse, c’est, je crois - j’en suis même sûre - en reposant de nouveaux fondements que les citoyen-nes, sans distinction, pourront progressivement refonder une nouvelle politique abolitionniste. Ce n’est que parce que les ambiguïtés de l’abolitionnisme historique seront levées et clarifiées que d’autres personnes, institutions, plus nombreux/ses rejoindront la lutte abolitionniste.

Dans ce processus, il est plus que probable - il est même certain et sans doute nécessaire - que certains groupes ne suivront pas le mouvement. Des recompositions auront lieu. Il faudra - il faut, dès aujourd’hui - le plus lucidement possible reconnaître que certaines associations - y compris celles ayant une longue histoire abolitionniste - ne peuvent plus être considérées comme telles. Je pense notamment à la Fondation Scelles, présidée dorénavant par Nicole Fontaine mais aussi à la FAI (Fédération Abolitionniste Internationale).

L’histoire n’est faite que de ce type de processus fondé sur la décomposition et la recomposition des mouvements politiques, sociaux, féministes....

L’important, c’est de croire au projet politique abolitionniste, de vouloir en refonder de nouvelles bases, et de s’engager en ce sens. À ce titre, chacun-e doit pouvoir trouver sa place.

G. Théry - Qu’est-ce qui alors, selon vous, pourrait permettre de refonder un abolitionnisme pour le XXIe siècle ?

MVL - Je voudrais d’abord dire que je considère que défendre une position abolitionniste, être abolitionniste est intellectuellement aisé - ce qui ne veut pas dire facile politiquement dans le contexte - car l’abolitionnisme est juste.

Mais l’abolitionnisme qui est une éthique, un engagement, une résistance, un projet sans cesse à reconstruire, doit se refonder sur des bases beaucoup plus claires que celles qui sont actuellement les siennes.

L’abolitionnisme doit être repensé, mais aussi nécessairement radicalisé, à la mesure des bouleversements - radicaux - qui ont eu lieu depuis une vingtaine d’années. Et ce n’est qu’à cette condition que les abolitionnistes pourront - et ils le doivent - reprendre l’offensive politique.

Ce projet, pour moi, a minima, implique :
 La condamnation de toute forme de proxénétisme ; la distinction entre petit et grand proxénétisme, national, international, transnational....étant fausse et par ailleurs absurde ;
 La dénonciation de tous les textes ayant cautionné le bien-fondé de « la prostitution » et donc la critique de tous les gouvernements, de toutes les institutions internationales, les ayant initiés ou cautionnés ;
 La reconnaissance de la co-responsabilité des clients/prostituants du crime de proxénétisme, et sa pénalisation donc.
 Le refus de toute pénalisation des personnes prostituées accompagnée de la mise en œuvre des politiques d’aide, de soutien, créant notamment les conditions d’alternatives, crédibles, de vies, en rupture radicale avec le proxénétisme. Sur cette base-là, il suffira d’écouter les personnes prostituées qui ont tant à dire, tant à dénoncer. Il faudra pour cela beaucoup d’intelligence humaine et politique et les réflexions de tous et de toutes sont nécessaires....

Théoriquement, toute politique abolitionniste doit nécessairement se positionner sur ces points : les politiques internationales, régionales, nationales ; le proxénétisme et les proxénètes ; le statut des clients/prostitutants ; celui des personnes prostituées, seules victimes de ce système. Si l’un de ces éléments manque, la pensée abolitionniste est défaillante.

J’oubliais : il faut ajouter la question du statut de la pornographie....

Dans ce projet, il faut, certes, re-partir de la convention de 1949, puisqu’elle est notre seul - et dernier - texte international abolitionniste. Toute analyse doit donc la resituer dans son ancrage historique, prendre en compte la rupture politique qu’elle a représentée, préciser ses apports et ses limites, conditions nécessaires pour pouvoir les dépasser. Mais il faudra affirmer de nouvelles positions politiques, éthiques plus claires, plus engagées, plus conséquentes que celles qui sont défendues par la convention de 1949, qui - faut-il le rappeler ? - a plus d’un demi-siècle. Il faudrait, pour cela, qu’elle soit totalement repensée ; elle ne peut donc plus, pour ces raisons, être revendiquée ; elle est pour moi caduque.

Poser un nouveau principe de droit international qui affirmerait que le corps humain est inaliénable est, me semble-t-il, un bon point de départ d’une nouvelle pensée abolitionniste. Ce qui signifie en conséquence qu’aucune partie du corps - les sexes, indissociables de la personne, inclus bien évidemment - ne peut être l’objet d’une transaction. À cet égard, l’analyse du projet de constitution européenne déjà évoqué est un objet intéressant du contournement de ce principe.

Concomitamment, les abolitionnistes doivent aussi affirmer fièrement la seule position politiquement inattaquable, à savoir l’abolition pure et simple du système prostitutionnel. Et donc, ni son aménagement, ni sa limitation. Comme a été demandée l’abolition pure et simple de l’esclavage.

Pour avancer dans ce travail de pensée, un gros travail de clarification des termes doit aussi être mené. On ne peut pas plus repenser l’abolitionnisme au XXI e siècle en reprenant les termes employés par l’abolitionnisme du XIXe, du XXe siècle, pas plus qu’on ne le peut en utilisant les termes de ceux et celles qui l’ont assassiné. Pour ma part, je tiens beaucoup au maintien du terme : « abolitionnisme » - et non pas de « néo » - ou de « post » - abolitionnisme, ou « moderne », ou « nouveau » ou je ne sais quoi encore (2). Tout adjectif, je dirais même, tout ajout, accolé au mot abolitionnisme doit être lu, me semble-t-il comme une limitation. Le terme « abolitionnisme » doit donc être maintenu, mais redéfini. À ce titre, le passé abolitionniste doit être fièrement assumé, respecté, objet de critiques donc.

G. Théry - Vous dites : « c’est plus facile pour les abolitionnistes de réinvestir le débat intellectuel car leur position est plus juste », j’aimerais bien y croire, mais vu la vague générale de l’idéologie libérale, je crois même qu’elle remporte des victoires conceptuelles, par exemple autour du thème de la liberté, de la liberté contractuelle etc...

MVL - Effectivement la pensée libérale et les moyens qui l’accompagnent dominent - actuellement - le monde. Mais notre monde est-il éternel ? De quel monde parlons-nous ? N’y a-t-il pas des centaines de millions de personnes dans le monde qui le contestent ? Nous a-t-on demandé notre avis quant à ce choix du libéralisme fondé sur la logique économique du profit ? De quel droit, a t-on transposé une logique économique au sein d’une logique politique ? Aux côtés de qui sommes-nous ? Acceptons - ou non - d’être du côté des dominant-es ?

Ces questions ne sont pas très originales, mais elles sont toujours valides.

Sommes-nous du côté des jeunes filles, des jeunes femmes, des jeunes garçons prostitué-es, ou du côté des magnats de la presse, des directeurs de chaîne de télévision, des hommes/femmes politiques qui défendent le bien-fondé de l’existence et/ou de la réouverture des bordels, des proxénètes. Bref, des êtres humains qui trouvent légitime le sacrifice des êtres humains ? Ce positionnement doit être un préalable à toute analyse ; les nuances, les distinguos doivent venir après.

Pour répondre à votre question, je pense que c’est parce que les abolitionnistes ont une position éthique, que c’est facile pour eux de la défendre. C’est tout de même assez difficile de dire : « Oui, c’est bien de se faire de l’argent en vendant des petites Népalaises dans les bordels de Calcutta » ; ça ne l’est pas de dire : « C’est scandaleux ! Il faut que cela cesse. » Et, pour cela, réfléchir à : « Pourquoi est-ce que cela est ? »

Je maintiens donc qu’affirmer vouloir la suppression d’un système inique, scandaleux, est aisé car cette position est juste ; en justifier la permanence, la banalisation et l’aggravation ne l’est pas. Elle est même aujourd’hui quasi impossible à dire, à entendre.

Dans ce contexte, les arguments, les raisonnements des tenants du système proxénète doivent donc être complexes et donc nécessairement confus parce qu’ils doivent - avant tout - cacher la monstruosité du système qu’ils défendent.

Imaginez-vous un proxénète venant dire sur un plateau de télévision face à une prostituée : « Oui c’est très bien de vendre des femmes ; et vous êtes d’un excellent rapport » ? Cependant, pour être lucide, je pense que ce jour n’est pas si loin : peu ou prou, j’entends très souvent des positions qui en sont très proches. Je constate en effet tous les jours que le discours proxénète est de plus en plus et partout justifié, notamment dans les livres, les reportages, les films, et globalement ce que l’on recouvre généralement sous le terme de « culture ».

Un exemple : dans L’appel à entrer en résistance contre l’Europe proxénète, la fermeture d’une école de la prostitution qui devait ouvrir aux Pays-Bas avait été demandée. À la télévision, il y a quelques mois, j’ai vu sur un film du câble comment fonctionnait une école de la prostitution. Quant aux livres d’hommes présentés comme « connus » justifiant leur « amour » des prostituées et/ou leur statut de « clients/prostituants », ils ne sont, me semble-t-il, peut être pas plus nombreux qu’avant - je n’ai aucun repère - mais assurément très positivement médiatisés.

Il importe cependant de noter que dans la mesure où cette position de défense du proxénétisme est éthiquement indéfendable, les argumentaires de ceux et celles qui le défendent ne peuvent être fondés que sur des contrevérités, des dénis et des manipulations de la pensée et de l’action abolitionniste. En effet, confronté-es à l’impossibilité de dévoiler les vraies raisons de leurs argumentaires, il ne reste alors que les arguments d’autorité, la culpabilisation, les menaces, les attaques. Et c’est pourquoi les abolitionnistes sont si souvent - en réalité, sans cesse - en butte aux attaques et à la mauvaise foi.

G. Théry - Ce qui m’inquiète en fait c’est que le libéralisme a une éthique propre et que malheureusement beaucoup de gens ont adopté cette éthique, avec l’idée par exemple qu’il ne faut opposer aucune contrainte au fait de pouvoir gagner plus d’argent et que tant qu’à travers la liberté contractuelle, une personne accepte de se prostituer contre de l’argent, on ne peut que l’accepter. Je suis donc tenté de dire qu’il faut sans cesse recentrer le débat sur le plan éthique et politique et se poser les questions : « Qu’est-ce que réellement la prostitution ? Qu’en pense-t-on ? Peut-on l’accepter ?... » mais lors de débats comme on en a fait souvent au Nid à Strasbourg, il y a beaucoup de gens qui ne voient pas de problème éthique à la prostitution en invoquant toujours cette liberté.

MVL - Vous avez raison, même si pour moi « éthique » et « libéralisme » sont deux termes antinomiques. Il est impossible d’invoquer la liberté individuelle de quiconque sans la resituer par rapport à une analyse des nombreux rapports de domination dans lesquels nous sommes tous et toutes situé-es. Invoquer la liberté en soi, dans l’absolu - et donc dépourvue de tout lien avec les systèmes qui structurent la liberté de l’individu-e - signifie qu’il n’y a plus de pensée du politique, du social. Plus de pensée donc.

ll n’est, à cet égard, pas anodin de constater que cette invocation de la liberté de la personne l’a été avec le plus de force et de récurrence concernant les personnes - les personnes prostituées - qui sont justement les plus dominées, celles qui sont dépourvues même du pouvoir sur le droit d’usage de leur corps.

Aussi, pour être plus prosaïque, si un-e abolitionniste ne sait ou ne peut réfuter l’argument de la liberté individuelle justifiant le bien-fondé du système libéral-proxénète, alors il/elle doit dire : « Arrêtons un moment et réfléchissons ». Les abolitionnistes doivent pouvoir répondre à tous les arguments avancés par les tenant-es du système proxénète ; c’est le moins que l’on puisse leur demander. Si ce travail de réflexion n’a pas lieu, alors il faudra attendre une nouvelle génération de personnes qui, eux et elles, repenseront autrement l’abolitionnisme incarné par ces associations, après avoir constaté : « Nous, ça ne nous va pas ; ce n’est pas assez clair, pas assez rigoureux ; cela ne répond pas à nos questions ». Et cela aura lieu... Des associations neuves se créent autour d’idées neuves. La force de ceux et celles qui attaquent l’abolitionnisme est très largement fondée sur la faiblesse de l’abolitionnisme.

G. Théry - Au Nid, en tout cas au Nid de Strasbourg parce que c’est la seule délégation que je connais vraiment, ce ne sont ni les arguments forts et le positionnement éthique, ni la connaissance du milieu de la prostitution qui manquent, puisqu’on a la chance d’avoir une équipe engagée et forte de l’expérience et de la réflexion de personnes qui y travaillent depuis de nombreuses années ou dizaine d’années, mais plutôt le temps et les moyens de gérer à la fois les dossiers quotidiens avec l’écoute, les accompagnements, les problèmes de papier, de santé et d’hébergement, de suivi des personnes, etc., mais aussi d’organiser les conférences, les interventions dans les écoles... et de mettre en place en même temps une stratégie de lobbying, de communication plus politique auprès des pouvoirs publics ainsi que de la société.

MVL - Enfermer les associations dans la gestion du quotidien pour que les militant-es n’aient pas assez de temps pour réfléchir, c’est la volonté de tout pouvoir. La question est de savoir si les associations se satisfont du rôle que l’Etat leur assigne. Ou si elles veulent d’abord et avant tout réfléchir et agir politiquement.

Les associations abolitionnistes n’ont pas, pour moi, pour finalité de gérer les conséquences désastreuses des politiques à l’élaboration desquelles elles n’ont même pas - en outre - été invitées à participer ; ni même, le plus souvent, invitées à donner leur avis. Pour ce faire, elles doivent récuser la notion même de « travail de terrain » - qui s’oppose de fait à la « réflexion politique » - dès lors laissée à d’autres qu’elles-mêmes. Faut-il encore attirer l’attention sur l’incroyable mépris pour les militant-es et les responsables de ces associations que recèle ce terme de « travail de terrain » ?

La responsabilité politique des associations est de poser leurs échéances, leurs hiérarchies, leurs urgences. Et, pour moi, l’urgence est d’abord et avant tout politique. Les associations doivent en outre être plus lucides. Il est certes difficile - mais pourquoi le serait-ce, puisque c’est juste ? - de dire : « L’Europe est proxénète ». Mais c’est indispensable, car on ne fonde pas une politique alternative sur un déni.

Les associations abolitionnistes doivent donc non seulement connaître les textes, réagir immédiatement dès qu’un projet est proposé dès sa genèse, mais surtout anticiper leur élaboration. Plus encore, elles doivent elles-mêmes proposer, en toute autonomie par rapport à l’Etat, leurs propres textes politiques. C’est leur fonction, c’est leur devoir. Sinon elles se cantonneront à gérer les conséquences dramatiques de politiques qu’elles auraient dû empêcher. Elles ont déjà perdu beaucoup de temps ; elles doivent le rattraper. Pour cela, les associations - comme nous tous et toutes - doivent se remettre en cause et remettre en cause le cadre théorique et politique dans lequel on veut les enfermer. Et dans lequel elles sont encore si souvent enfermées.

Pour réaliser ce projet,iln’estpasnécessaire de n’avoir que des juristes de très haut niveau ; il faut plus simplement des personnes engagées et conscientes des enjeux politiques, lesquelles, dès lors, s’engageront là où elles sont le plus efficaces. Certaines personnes parmi elles apprendront à lire les textes, à les critiquer, à en proposer d’autres. Et c’est ce qui s’est passé en France, à l’occasion du vote - rejeté - du projet de constitution européenne.

D’ailleurs, pour aider à cette critique, il y a quelques clés. Il faut certes apprendre à lire ces textes en eux-mêmes, dans leur propre logique, mais aussi et surtout par rapport aux questions que l’on est en droit de leur poser : Que dit-il de la politique et donc de la responsabilité des Etats ? Que dit-il de la convention de 1949 ? Que dit-il concernant le proxénétisme ? Que dit-il de la pénalisation des clients ? Que dit-il des personnes prostituées ? L’essentiel tient dans ces questions. Il faut aussi les lire en creux : Qu’est-ce qu’ils ne disent pas ? Quels sont les textes de référence dans les considérants qui ne sont pas cités ? etc...

Par rapport à cela, vous évoquez la nécessité de « faire du lobbying ». Mais sur quoi ? Dans quel but ? Les associations doivent, avant toute chose, se poser une question - car elle est la plus importante : Sont-elles pour l’abolition du système prostitutionnel ? Plus encore : je considère que non seulement, elles doivent se poser cette question, mais aussi la résoudre et y répondre publiquement. Sans cela, elles ne seront pas entendues. Si elles répondent oui, alors, elles doivent en tirer les conséquences et alors élaborer leur programme en conséquence, et nécessairement en rupture avec le passé. Si elles répondent non, alors elles doivent expliquer pourquoi. Il est évident qu’une telle démarche provoquera des ruptures internes, des souffrances, des départs, mais c’est la seule solution.

À cet égard, elles ne doivent pas oublier que ce qui fait la finalité des associations - notamment, mais non pas exclusivement, abolitionnistes - ce n’est pas le maintien de la cohésion de leurs membres, et encore moins le maintien à leurs postes de leurs responsables, mais le but politique qu’elles s’assignent et les moyens qu’elles se donnent pour y arriver.

Ce qui revient à n’avoir comme référent premier de tout engagement, de toute prise de décision, que la vie - sacrifiée - des personnes prostituées.

Notes

1. Je me permets de renvoyer à la critique que j’ai faite de l’article du projet de constitution européenne concernant l’ « interdiction de la traite des êtres humains », dans le texte intitulé : « Je suis femme, je suis féministe, je vote non au projet de constitution européenne ».
2. Cette position a été inspirée par ce slogan féministe : « I will be post-féminist in post-patriarchy ».

- Voir le site de Marie-Victoire Louis.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 7 octobre 2005.

Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS

P.S.

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